Echos d’un sombre empire.
10.0 Impossible de ne pas relancer l’adage lanzmannien de la représentabilité possible des camps de la mort. Or cet interdit supposé – qui aura notamment fait couler beaucoup d’encres divergentes au moment de La liste de Schindler, de Spielberg ou de La vie est belle, de Begnini – aura peut-être bien trouvé une invalidation il y a une petite dizaine d’années avec un autre film sur la Shoah : Le fils de Saul (2015). Film qui s’était par ailleurs vu attribué les louanges de Lanzmann lui-même.
A la lecture ou l’analyse du film de Jonathan Glazer, il est en effet bien difficile de ne pas repenser au film de Lazslo Nemes, qui collait au visage – et à la nuque – d’un membre du Sonderkommando à Auschwitz reléguant hors-champ ce qu’il voyait, mais pas ce qu’il entendait. Dans La zone d’intérêt, la mort n’est plus réfléchie dans le regard d’un homme mais savamment effacée par des bourreaux qui ont construit des murs pour ne pas la voir et choisit par la même occasion de ne pas l’entendre.
Pourtant cet hors-champ n’est pas entièrement respecté par la mise en scène et les nombreuses infiltrations dans le cadre de cette industrialisation de la mort résistent. La bande sonore était la clé du film hongrois – saturée de cris, langues différentes et vacarme des fours crématoires – et elle le sera évidemment du film polonais, plus disparate, plus lointaine, plus délébile mais tout aussi manifeste, puisque l’image, donc la reconstruction des camps, est difficilement envisageable et ici même s’avèrerait hors-sujet. D’autant plus que ces images, nous les connaissons fort bien : On sait malheureusement que derrière ces murs se déploie le plus grand génocide de l’histoire de l’humanité.
Le prologue annonce d’emblée son programme paradoxal : Un écran noir résiste trois minutes durant, accompagné par les cordes de la violoncelliste Mica Levi. Une musique sépulcrale, qui se formerait au détour d’un chemin sinueux situé entre l’ambient cathédrale et l’ambient guttural. C’est une forme de préliminaire abstrait de l’expérience à venir. L’impression de s’extirper de l’enfer (d’un camp, d’une chambre à gaz, d’un four crématoire…) pour atterrir sur un territoire à la plénitude harmonieuse, accompagné par la chaleur du jour, les chants des oiseaux. Il s’agit bien entendu un leurre, ou plutôt une affaire de point de vue et d’accommodation. C’est aussi une profession de foi : il y aura le son et l’image. Le son avant l’image. Il ne sera pas qu’un habillage, il existera en tant qu’entité propre et matérielle.
Or ces bruits, ce vacarme, ce chaos sonore, ces cris, ces coups de feu, ces machines de mort, bien que continuellement – mais subtilement – présentes (jusque dans ce retour de balade bucolique : le gracieux bruit du vent entre les arbres est remplacé par celui spongieux d’une nappe de four crématoire) demeurent lointains. Dispositif en somme calqué sur le projet nazi dans sa conception : tout garder invisible jusque dans la destruction de cette destruction, faire disparaître les preuves de l’accomplissement génocidaire, symbolisées par ces cendres fertilisantes que le jardinier utilise aussi probablement pour masquer l’odeur des corps qui brûlent.
Le film a ceci de très étrange qu’à cette idée de l’invisible derrière le mur répond celle de l’ultra visible dans la maison et son jardin, attenant au camp. L’image est d’une netteté effrayante (la photographie est signée Lukasz Zal) et le dispositif d’enchainements de plans fixes, à renfort de multiples caméras, avec effets grand angle, fait immanquablement penser à des caméras de surveillance, définissant un cinéma qui semble faire écho à la mise en scène des téléréalités, avec ces captures, en temps réel, d’une pièce à l’autre, d’un couloir à l’autre. Et cette idée, toujours, que l’univers sonore est rempli aussi et surtout de ce qui se déroule derrière cet espace parfaitement capturé. C’est très déstabilisant. Et glaçant.
L’entièreté de cette extermination en marche reste donc hors-champ, à l’exception de traces qui viennent s’accrocher au monde extérieur, un mirador, les toits des camps, la fumée des trains, celle des cheminées. Il y a aussi les déportés utilisés pour la maison Höss comme les bonnes, un jardinier, un garçon qui vient nettoyer les bottes, un autre qui apporte dans une brouette des vêtements ou des objets ayant appartenus aux juifs. Ces traces glissent bien entendu jusque dans la maison et notamment les chambres : un manteau de fourrure, un rouge à lèvres, des dents en or. Mais on pourrait aussi citer cette séquence des cendres et de l’ossement dans la rivière. Ou tout simplement ce plan du nouveau four crématoire circulaire autour duquel les ingénieurs nazis sont en train de se réunir. En réalité, le camp est partout, dans chaque plan. Partout si on écoute, évidemment. Mais partout aussi si l’on regarde. Et tout cela sans montrer de chambre à gaz, de fours crématoires, de trains ni de mitraillettes. La mort est partout sans qu’on la voie. Tout simplement car cette famille ne la voit pas. Ils vivent et circulent, quotidiennement, sans la voir. Le film tente de capturer ce point de vue et la temporalité de leur routine. Routine que Glazer reproduit à l’appui de photographies prises par les SS de leur quotidien, dans une démarche presque archéologique : il ne s’agit plus de faire témoigner des survivants (parce qu’il n’en reste plus) mais les archives et objets.
Ainsi, la figure récurrente de La zone d’intérêt c’est la déambulation d’un corps dans le cadre et dans l’espace. C’est Rudolf Höss qui effectue son rituel avant d’aller se coucher, de verrouiller les portes et d’éteindre chacune des lumières de pièce en pièce, de couper le robinet de la piscine, de fumer une cigarette, de récupérer dans un couloir sa fille qui ne parvient pas à dormir. C’est Hedwig Höss qui reçoit sa maman et lui fait visiter les lieux, les chambres, son jardin. Ce sont les prisonniers juifs, asservis, qui arpentent les lieux eux aussi, chacun en respectant scrupuleusement la tâche qui lui est allouée. Et c’est le chien, qui traverse la maison lui aussi, en permanence. Tout le film est construit sur un méticuleux arpentage des lieux. Selon un découpage méthodique. Une narration par l’espace au sein duquel il s’agit de quadriller une zone, quotidienne, intime et banale.
C’était déjà au cœur des recherches de Claude Lanzmann dans Shoah, cette idée d’habitude et d’espace à soi (j’y reviens après) : On y entendait le témoignage de ce paysan qui cultivait son champ jouxtant un camp, uniquement séparé par des barbelés. Il disait qu’il entendait tout, que c’était affreux mais qu’il a fini par s’habituer aux cris. C’est tout l’intérêt complexe du film de Glazer, dont le but premier, serait de rétablir une fois encore cette idée de banalité du mal. Voire de quotidienneté du mal. Car si La zone d’intérêt crée un trouble c’est justement dans cette captation du quotidien, donc des habitudes. Les Höss ont peut-être mis du temps à s’habituer à ce quotidien, aux cris derrière les murs, à l’odeur. Mais ils y sont parvenus. Chose que ne parviendra pas à faire la mère d’Hedwig (la seule qui évoquera le nom direct d’une victime juive, d’ailleurs) qui disparait mystérieusement après qu’on l’a vu en pleine insomnie. Plus discrètement, chose que ne parviendront pas à faire les enfants, qui, quelque soit leurs âges, et qu’importe s’ils s’amusent en journée, ne dorment pas correctement, comme si l’horreur devenaient palpable pour eux la nuit.
Je reviens rapidement sur la découpe formelle. Il y a une idée simple qui représente assez bien le dispositif de l’invasion nazie par le plan. C’est l’ouverture du film. Pas le plan d’ouverture (la famille saisie dans un moment disons dominical au bord d’une rivière) ou la scène d’ouverture (la journée passée à la campagne, disons) mais l’ouverture c’est-à-dire le glissement de la tranquillité vers l’horreur : La famille Höss est rentrée de leur sortie bucolique, ils vont dormir et le lendemain on comprend qu’il s’agit de l’anniversaire du père, de Rudolf Höss, qui cette fois n’est plus en maillot de bain mais en uniforme nazi. Il reçoit une barque en guise de cadeau d’anniversaire. On entend par ailleurs déjà un mélange de cris étranges et de machines en marche hors-champ sans qu’il soit clairement discernable non plus. Puis on vient lui rendre visite : deux nazis en uniforme, puis d’autres. Avant qu’il y en ait des dizaines, venus l’honorer. Et chaque fois c’est le plan qui crée le changement, le crescendo horrifique de l’invasion nazi. La découpe des plans.
Les Höss sont des petits propriétaires très satisfaits de leur ascension sociale. La discussion qu’ils tiennent tous deux en bord de rivière, concernant son éventuelle mutation à lui, parle uniquement de ce rêve qu’ils sont parvenus à construire. Rêve par ailleurs vanté par le Führer lui-même, comme le rappelle Hedwig pour le convaincre. Lors de mon premier visionnage j’étais un peu gêné que le film crée un nœud scénaristique autour de cette mutation et de cet éventuel départ. Mais c’est un nœud centré sur le lieu, justement, on en revient à cet espace, la maison de leur rêve. De fait, si le film arpente tant ces lieux c’est aussi pour définir un espace de propriété. Cet espace vital (assimilation en référence au « lebensraum » ce concept d’espace vital souhaité par les nazis) qui leur permet d’être bien chez eux, de ne pas regarder le monde qui les entoure. Sans le placarder, le film nous fait comprendre qu’au fond – avant qu’ils ne décident d’être des bourreaux du peuple juif – ce couple a les mêmes ambitions que nous, que quiconque vivant dans nos sociétés familialistes actuelles, ce besoin de délimiter des frontières et sa propriété. L’analogie entre le fascisme de 1943 et le capitalisme d’aujourd’hui est glaçante : maximisation des richesses et de la production, hiérarchisation de la performance, éloge de l’ingénierie, obsession du rendement. Rien ne diffère sinon l’entreprise directe de mort. La réunion de chefs de camps nazis vers la fin du film évoque une réunion de gérants de multinationales, avec des ordres du jour, des brainstormings. Des idées fortes comme celle-ci, des échos, des brèches, le film en est parsemé de toute part.
Exemple d’une autre idée pour le moins atypique : Dans l’inconscient collectif, les camps de la mort sont saisis dans un climat volontiers hivernal – et l’on sait, climat polonais à l’appui, qu’il y faisait souvent très froid – or ici tout se joue dans un écrin ensoleillé, principalement l’été. Et l’une des grandes scènes du film, au sens où il capte longtemps une temporalité, se joue lors d’une fête autour de la piscine. Sans doute l’instant où le dispositif qu’on a dit « de télé-réalité » fonctionne à plein régime, tant le film capte plein de choses en même temps, par un enchainement de plans fixes, dans le jardin, la maison.
On peut aussi voir vu d’étranges ponts avec le précédent film de Jonathan Glazer, Under the skin. Je me suis dit, devant La zone d’intérêt, que dans les cinémas qu’on appellera cinéma-dispositif rien ne m’intéresse plus que la façon dont l’auteur, un moment donné, brisera ce dispositif. Glazer y parvient à de nombreuses reprises. Premièrement en refusant le hors champ intégral : on peut voir de la fumée des cheminées, celle des trains, on aperçoit les miradors : si les personnages semblent avoir oublier cette réalité derrière les murs, la mère de Hedwig Höss verra aussi ce que l’on voit, se met à penser, notamment lorsqu’elle observe les flammes des fours par la fenêtre de la chambre en pleine nuit. Secundo par deux séquences en caméra thermique (ou en image négative?) – dont on croit au préalable qu’elles sont les images incarnées par le conte que lit Höss à sa fille – qui semblent échappées d’un rêve et paradoxalement, raccrocher à la vie, du moins à la résistance. Il y a aussi cette étrange scène où une jeune fille joue du piano et superposé sur les notes de la partition, un poème nous est écrit donnant la sensation que le piano s’exprime et qu’il est sous-titré. Et enfin, bien entendu, par sa trouée finale, le moment où le film par ailleurs ose un peu arracher les larmes.
C’est un film immense. Et froid. Froideur qui tient à distance mais qui se révèle essentielle d’autant plus qu’elle rejoint le flash forward final, la plus grande idée du film, qui n’en manque donc pas : Rudolf Höss semble voir, par ce regard caméra (ce regard qui nous regarde par cet œilleton) les vestiges de son massacre, jusqu’à en vomir. Ou plutôt, il semble faire face à ce qui reste de lui aujourd’hui. Ce que le monde a gardé de son entreprise génocidaire : il n’est plus du tout le grand ingénieur vanté par Hitler mais le plus grand exterminateur de l’histoire du nazisme. Cette dernière séquence fait surtout intervenir le présent : Cette fois c’est le musée d’Auschwitz qu’on arpente. Et c’est une autre routine qui supplante celle qu’on vient de capter une heure et demie durant, celle de ces femmes de ménage, qui nettoient le musée. Machinalement parce que c’est leur quotidien, leur routine et qu’en un sens elles sont insensibilisées à la charge mémorielle des lieux. Le film fonctionne par échos, constamment. Celui-ci est bien entendu le plus ambigu et troublant. Chef d’œuvre absolu, qui hante pour longtemps.