Le voyage en pyjama – Pascal Thomas – 2024

04. Le voyage en pyjama - Pascal Thomas - 2024A la recherche de notre temps perdu.

   3.5   Pascal Thomas s’enlise encore et toujours (depuis quand n’a-t-il pas fait un bon film ? Mercredi folle journée ?) avec ce film de vieux libidineux (son personnage couche ou a couché avec toutes celles qu’il rencontre, lesbiennes comprises) sur un dandy narcissique parcourant au présent son passé sentimental, dans un délire mélancolico-merveilleux, disons. Une sorte d’A la recherche du temps perdu (il va d’ailleurs citer Proust un moment donné) version vaudeville d’un Mouret mal digéré, dans lequel viennent passer une tête : Annie Duperey, Pierre Arditi, Hippolyte Girardot. Un conte d’été en charentaises, quoi. Les dialogues sont surécrits, la photo est atroce, la petite musique de fond insupportable. C’est pas terrible.

La prisonnière de Bordeaux – Patricia Mazuy – 2024

08. La prisonnière de Bordeaux - Patricia Mazuy - 2024Sans cérémonie.

   3.0   Alma habite une grande bâtisse en ville, seule avec sa domestique. Mina est mère de deux enfants, vit en banlieue lointaine et travaille dans un pressing. Elles se croisent toutes deux en prison lorsqu’elles rendent visite à leur conjoint. Alma propose à Mina de l’héberger. Une relation naît, une sorte de complicité rivale inattendue, une amitié contrariée.

     Quasi tout trouvé insupportable là-dedans. Au sortir de la séance, je ne comprenais pas comment la réalisatrice du sublime Travolta et moi ou Paul Sanchez est revenu avait pu faire un film aussi nul, lourd et daté, avec un matériau coécrit avec Bégaudeau, pourtant. Et puis je me suis rappelé de Sports de fille (ce machin insupportable avec Marina Hands). Bref Mazuy et moi c’est OUI ou NON. Avec Bowling Saturne entre les deux, je dirais, mais penchant tout de même du bon côté. Là c’est clairement NON.

     Isabelle Huppert m’a constamment semblé à côté en dominante généreuse. Hafsia Herzi en permanence à se demander ce qu’elle foutait là dans ce rôle d’opportuniste asservie. On comprend vite où Mazuy veut en venir dans ce double portrait chevauché : qu’importe ce qu’on bouscule, il y aura toujours un déséquilibre social, une opposition de désirs, un conflit d’émancipations. Passionnant oui. Mais cinématographiquement c’est le néant. Un Chabrol sous Prozac. J’étais malgré tout ravi de revoir Magne-Håvard Brekke (magnifique chez Mia Hansen-Løve dans Un amour de jeunesse ou Le père de mes enfants).

Haunted – Lewis Gilbert – 1995

17. Haunted - Lewis Gilbert - 1995Fantômes en fait.

   4.0   L’ouverture rappelle d’emblée celle de Don’t Look now, de Nicholas Roeg. Mais au détour de trois plans on sait déjà que le film de Lewis Gilbert ne lui arrivera pas à la cheville. Il y a donc un drame avec une petite fille dans le parc d’une grande bâtisse. Puis on est parachuté dans le milieu de la parapsychologie, vingt ans plus tard, en pleine Angleterre post victorienne. Le frère de la fillette décédée part enquêter sur des phénomènes étranges dans le sud-est de l’Angleterre. L’action se déroule quasi entièrement dans une maison élisabéthaine. Bref un film de fantômes, réalisé correctement, mais de façon la plus académique possible, par un réalisateur surtout connu pour avoir réalisé quelques opus de James Bond. Film oublié dans la seconde.

La soirée – Jean Eustache – 1963

13. La soirée - Jean Eustache - 1963L’appartement.

   4.0   Eustache s’inspire d’une nouvelle de Maupassant. La soirée est un projet inachevé, sans bande son : les bobines ont été retrouvé à la fin des années 90 par le fils de Jean Eustache. Un homme (Interprété par Paul Vecchiali) invite des amis pour leur lire un texte sur le cinéma qui vient d’être publié et écrit par ses soins. Puis s’ensuivent, on imagine, des discussions, dans cet appartement, autour de cette lecture ou non. On y reconnaît aussi André S. Labarthe. En parallèle, un couple tente d’avoir un peu d’intimité, mais l’étroitesse du duplex les en empêche. Cette ébauche de film se clôt sur un magnifique éclat de rire.

Un coup de dés – Yvan Attal – 2024

14. Un coup de dés - Yvan Attal - 2024Pour un avion.

   2.0   Les deux précédents films d’Yvan Attal m’avaient surpris en bien. Celui-ci, par son intrigue de thriller 90′s, me rendait plus curieux encore. Bon, c’est une catastrophe. C’est mal raconté, mal monté, mal joué. On ne croit à rien. Ils chialent tous au moins une fois et on a plutôt envie de se marrer / de les baffer. Ils sont tous nuls. Et quand tu crois que t’as vu le pire, t’as le petit fils Belmondo qui débarque. Alignement de planètes trop parfait pour être vrai, le film m’en voulait forcément personnellement. Pire endive que ce type y a pas ! Et bien c’est lui qui s’en sort le mieux, c’est dire. Bref c’est un calvaire de bout en bout. D’autant que tout est archi prévisible (la table basse) ou carrément improbable (la voiture). Allez, dans un grand élan d’indulgence, le twist final, anti spectaculaire au possible, est plutôt bien vu.

L’oeil du malin – Claude Chabrol – 1962

19. L'oeil du malin - Claude Chabrol - 1962Hostile.

   6.0   Le sixième film de Claude Chabrol est un objet très sec, rugueux, aussi glacé que son personnage. Plus glacé encore que La femme infidèle, qu’il réalise quelques années plus tard.

     Le journaliste Albin Mercier est envoyé dans le sud de l’Allemagne pour y faire un reportage. Il rencontre le romancier Andréas Hartmann et la femme de celui-ci, Hélène. Il envie d’abord leur bonheur, puis découvre qu’Hélène, en fait, trompe son mari. Espérant obtenir ses faveurs, il essaie de la faire chanter.

     Quasi abstrait, le déroulement se vit aux crochets d’Albin, enfermé dans un univers mental malade, renforcé par une voix off omniprésente, un démiurge tout en ressassements hostiles. Afin d’accentuer cet état vindicatif, le couple qu’Albin visite et auquel il s’attache, échange essentiellement en allemand, langue qui lui est complètement étrangère.

     On pense aussi bien à Plein Soleil qu’à Fritz Lang. Mais l’interprétation est pas au niveau. Jacques Charrier manque vraiment de charisme. Reste une découpe parfois très graphique et une superbe photo signée Jean Rabier. La séquence de la filature pendant l’Oktoberfest à Munich, est géniale, le film prend alors momentanément la roue d’Hitchcock.

La zone d’intérêt (The zone of interest) – Jonathan Glazer – 2024

37. La zone d'intérêt - The zone of interest - Jonathan Glazer - 2024Echos d’un sombre empire.

   10.0   Impossible de ne pas relancer l’adage lanzmannien de la représentabilité possible des camps de la mort. Or cet interdit supposé – qui aura notamment fait couler beaucoup d’encres divergentes au moment de La liste de Schindler, de Spielberg ou de La vie est belle, de Begnini – aura peut-être bien trouvé une invalidation il y a une petite dizaine d’années avec un autre film sur la Shoah : Le fils de Saul (2015). Film qui s’était par ailleurs vu attribué les louanges de Lanzmann lui-même.

     A la lecture ou l’analyse du film de Jonathan Glazer, il est en effet bien difficile de ne pas repenser au film de Lazslo Nemes, qui collait au visage – et à la nuque – d’un membre du Sonderkommando à Auschwitz reléguant hors-champ ce qu’il voyait, mais pas ce qu’il entendait. Dans La zone d’intérêt, la mort n’est plus réfléchie dans le regard d’un homme mais savamment effacée par des bourreaux qui ont construit des murs pour ne pas la voir et choisit par la même occasion de ne pas l’entendre.

     Pourtant cet hors-champ n’est pas entièrement respecté par la mise en scène et les nombreuses infiltrations dans le cadre de cette industrialisation de la mort résistent. La bande sonore était la clé du film hongrois – saturée de cris, langues différentes et vacarme des fours crématoires – et elle le sera évidemment du film polonais, plus disparate, plus lointaine, plus délébile mais tout aussi manifeste, puisque l’image, donc la reconstruction des camps, est difficilement envisageable et ici même s’avèrerait hors-sujet. D’autant plus que ces images, nous les connaissons fort bien : On sait malheureusement que derrière ces murs se déploie le plus grand génocide de l’histoire de l’humanité.

     Le prologue annonce d’emblée son programme paradoxal : Un écran noir résiste trois minutes durant, accompagné par les cordes de la violoncelliste Mica Levi. Une musique sépulcrale, qui se formerait au détour d’un chemin sinueux situé entre l’ambient cathédrale et l’ambient guttural. C’est une forme de préliminaire abstrait de l’expérience à venir. L’impression de s’extirper de l’enfer (d’un camp, d’une chambre à gaz, d’un four crématoire…) pour atterrir sur un territoire à la plénitude harmonieuse, accompagné par la chaleur du jour, les chants des oiseaux. Il s’agit bien entendu un leurre, ou plutôt une affaire de point de vue et d’accommodation. C’est aussi une profession de foi : il y aura le son et l’image. Le son avant l’image. Il ne sera pas qu’un habillage, il existera en tant qu’entité propre et matérielle.

     Or ces bruits, ce vacarme, ce chaos sonore, ces cris, ces coups de feu, ces machines de mort, bien que continuellement – mais subtilement – présentes (jusque dans ce retour de balade bucolique : le gracieux bruit du vent entre les arbres est remplacé par celui spongieux d’une nappe de four crématoire) demeurent lointains. Dispositif en somme calqué sur le projet nazi dans sa conception : tout garder invisible jusque dans la destruction de cette destruction, faire disparaître les preuves de l’accomplissement génocidaire, symbolisées par ces cendres fertilisantes que le jardinier utilise aussi probablement pour masquer l’odeur des corps qui brûlent.

     Le film a ceci de très étrange qu’à cette idée de l’invisible derrière le mur répond celle de l’ultra visible dans la maison et son jardin, attenant au camp. L’image est d’une netteté effrayante (la photographie est signée Lukasz Zal) et le dispositif d’enchainements de plans fixes, à renfort de multiples caméras, avec effets grand angle, fait immanquablement penser à des caméras de surveillance, définissant un cinéma qui semble faire écho à la mise en scène des téléréalités, avec ces captures, en temps réel, d’une pièce à l’autre, d’un couloir à l’autre. Et cette idée, toujours, que l’univers sonore est rempli aussi et surtout de ce qui se déroule derrière cet espace parfaitement capturé. C’est très déstabilisant. Et glaçant.

     L’entièreté de cette extermination en marche reste donc hors-champ, à l’exception de traces qui viennent s’accrocher au monde extérieur, un mirador, les toits des camps, la fumée des trains, celle des cheminées. Il y a aussi les déportés utilisés pour la maison Höss comme les bonnes, un jardinier, un garçon qui vient nettoyer les bottes, un autre qui apporte dans une brouette des vêtements ou des objets ayant appartenus aux juifs. Ces traces glissent bien entendu jusque dans la maison et notamment les chambres : un manteau de fourrure, un rouge à lèvres, des dents en or. Mais on pourrait aussi citer cette séquence des cendres et de l’ossement dans la rivière. Ou tout simplement ce plan du nouveau four crématoire circulaire autour duquel les ingénieurs nazis sont en train de se réunir. En réalité, le camp est partout, dans chaque plan. Partout si on écoute, évidemment. Mais partout aussi si l’on regarde. Et tout cela sans montrer de chambre à gaz, de fours crématoires, de trains ni de mitraillettes. La mort est partout sans qu’on la voie. Tout simplement car cette famille ne la voit pas. Ils vivent et circulent, quotidiennement, sans la voir. Le film tente de capturer ce point de vue et la temporalité de leur routine. Routine que Glazer reproduit à l’appui de photographies prises par les SS de leur quotidien, dans une démarche presque archéologique : il ne s’agit plus de faire témoigner des survivants (parce qu’il n’en reste plus) mais les archives et objets.

     Ainsi, la figure récurrente de La zone d’intérêt c’est la déambulation d’un corps dans le cadre et dans l’espace. C’est Rudolf Höss qui effectue son rituel avant d’aller se coucher, de verrouiller les portes et d’éteindre chacune des lumières de pièce en pièce, de couper le robinet de la piscine, de fumer une cigarette, de récupérer dans un couloir sa fille qui ne parvient pas à dormir. C’est Hedwig Höss qui reçoit sa maman et lui fait visiter les lieux, les chambres, son jardin. Ce sont les prisonniers juifs, asservis, qui arpentent les lieux eux aussi, chacun en respectant scrupuleusement la tâche qui lui est allouée. Et c’est le chien, qui traverse la maison lui aussi, en permanence. Tout le film est construit sur un méticuleux arpentage des lieux. Selon un découpage méthodique. Une narration par l’espace au sein duquel il s’agit de quadriller une zone, quotidienne, intime et banale.

     C’était déjà au cœur des recherches de Claude Lanzmann dans Shoah, cette idée d’habitude et d’espace à soi (j’y reviens après) : On y entendait le témoignage de ce paysan qui cultivait son champ jouxtant un camp, uniquement séparé par des barbelés. Il disait qu’il entendait tout, que c’était affreux mais qu’il a fini par s’habituer aux cris. C’est tout l’intérêt complexe du film de Glazer, dont le but premier, serait de rétablir une fois encore cette idée de banalité du mal. Voire de quotidienneté du mal. Car si La zone d’intérêt crée un trouble c’est justement dans cette captation du quotidien, donc des habitudes. Les Höss ont peut-être mis du temps à s’habituer à ce quotidien, aux cris derrière les murs, à l’odeur. Mais ils y sont parvenus. Chose que ne parviendra pas à faire la mère d’Hedwig (la seule qui évoquera le nom direct d’une victime juive, d’ailleurs) qui disparait mystérieusement après qu’on l’a vu en pleine insomnie. Plus discrètement, chose que ne parviendront pas à faire les enfants, qui, quelque soit leurs âges, et qu’importe s’ils s’amusent en journée, ne dorment pas correctement, comme si l’horreur devenaient palpable pour eux la nuit.

     Je reviens rapidement sur la découpe formelle. Il y a une idée simple qui représente assez bien le dispositif de l’invasion nazie par le plan. C’est l’ouverture du film. Pas le plan d’ouverture (la famille saisie dans un moment disons dominical au bord d’une rivière) ou la scène d’ouverture (la journée passée à la campagne, disons) mais l’ouverture c’est-à-dire le glissement de la tranquillité vers l’horreur : La famille Höss est rentrée de leur sortie bucolique, ils vont dormir et le lendemain on comprend qu’il s’agit de l’anniversaire du père, de Rudolf Höss, qui cette fois n’est plus en maillot de bain mais en uniforme nazi. Il reçoit une barque en guise de cadeau d’anniversaire. On entend par ailleurs déjà un mélange de cris étranges et de machines en marche hors-champ sans qu’il soit clairement discernable non plus. Puis on vient lui rendre visite : deux nazis en uniforme, puis d’autres. Avant qu’il y en ait des dizaines, venus l’honorer. Et chaque fois c’est le plan qui crée le changement, le crescendo horrifique de l’invasion nazi. La découpe des plans.

     Les Höss sont des petits propriétaires très satisfaits de leur ascension sociale. La discussion qu’ils tiennent tous deux en bord de rivière, concernant son éventuelle mutation à lui, parle uniquement de ce rêve qu’ils sont parvenus à construire. Rêve par ailleurs vanté par le Führer lui-même, comme le rappelle Hedwig pour le convaincre. Lors de mon premier visionnage j’étais un peu gêné que le film crée un nœud scénaristique autour de cette mutation et de cet éventuel départ. Mais c’est un nœud centré sur le lieu, justement, on en revient à cet espace, la maison de leur rêve. De fait, si le film arpente tant ces lieux c’est aussi pour définir un espace de propriété. Cet espace vital (assimilation en référence au « lebensraum » ce concept d’espace vital souhaité par les nazis) qui leur permet d’être bien chez eux, de ne pas regarder le monde qui les entoure. Sans le placarder, le film nous fait comprendre qu’au fond – avant qu’ils ne décident d’être des bourreaux du peuple juif – ce couple a les mêmes ambitions que nous, que quiconque vivant dans nos sociétés familialistes actuelles, ce besoin de délimiter des frontières et sa propriété. L’analogie entre le fascisme de 1943 et le capitalisme d’aujourd’hui est glaçante : maximisation des richesses et de la production, hiérarchisation de la performance, éloge de l’ingénierie, obsession du rendement. Rien ne diffère sinon l’entreprise directe de mort. La réunion de chefs de camps nazis vers la fin du film évoque une réunion de gérants de multinationales, avec des ordres du jour, des brainstormings. Des idées fortes comme celle-ci, des échos, des brèches, le film en est parsemé de toute part.

     Exemple d’une autre idée pour le moins atypique : Dans l’inconscient collectif, les camps de la mort sont saisis dans un climat volontiers hivernal – et l’on sait, climat polonais à l’appui, qu’il y faisait souvent très froid – or ici tout se joue dans un écrin ensoleillé, principalement l’été. Et l’une des grandes scènes du film, au sens où il capte longtemps une temporalité, se joue lors d’une fête autour de la piscine. Sans doute l’instant où le dispositif qu’on a dit « de télé-réalité » fonctionne à plein régime, tant le film capte plein de choses en même temps, par un enchainement de plans fixes, dans le jardin, la maison.

     On peut aussi voir vu d’étranges ponts avec le précédent film de Jonathan Glazer, Under the skin. Je me suis dit, devant La zone d’intérêt, que dans les cinémas qu’on appellera cinéma-dispositif rien ne m’intéresse plus que la façon dont l’auteur, un moment donné, brisera ce dispositif. Glazer y parvient à de nombreuses reprises. Premièrement en refusant le hors champ intégral : on peut voir de la fumée des cheminées, celle des trains, on aperçoit les miradors : si les personnages semblent avoir oublier cette réalité derrière les murs, la mère de Hedwig Höss verra aussi ce que l’on voit, se met à penser, notamment lorsqu’elle observe les flammes des fours par la fenêtre de la chambre en pleine nuit. Secundo par deux séquences en caméra thermique (ou en image négative?) – dont on croit au préalable qu’elles sont les images incarnées par le conte que lit Höss à sa fille – qui semblent échappées d’un rêve et paradoxalement, raccrocher à la vie, du moins à la résistance. Il y a aussi cette étrange scène où une jeune fille joue du piano et superposé sur les notes de la partition, un poème nous est écrit donnant la sensation que le piano s’exprime et qu’il est sous-titré. Et enfin, bien entendu, par sa trouée finale, le moment où le film par ailleurs ose un peu arracher les larmes.

     C’est un film immense. Et froid. Froideur qui tient à distance mais qui se révèle essentielle d’autant plus qu’elle rejoint le flash forward final, la plus grande idée du film, qui n’en manque donc pas : Rudolf Höss semble voir, par ce regard caméra (ce regard qui nous regarde par cet œilleton) les vestiges de son massacre, jusqu’à en vomir. Ou plutôt, il semble faire face à ce qui reste de lui aujourd’hui. Ce que le monde a gardé de son entreprise génocidaire : il n’est plus du tout le grand ingénieur vanté par Hitler mais le plus grand exterminateur de l’histoire du nazisme. Cette dernière séquence fait surtout intervenir le présent : Cette fois c’est le musée d’Auschwitz qu’on arpente. Et c’est une autre routine qui supplante celle qu’on vient de capter une heure et demie durant, celle de ces femmes de ménage, qui nettoient le musée. Machinalement parce que c’est leur quotidien, leur routine et qu’en un sens elles sont insensibilisées à la charge mémorielle des lieux. Le film fonctionne par échos, constamment. Celui-ci est bien entendu le plus ambigu et troublant. Chef d’œuvre absolu, qui hante pour longtemps.

Donnie Darko – Richard Kelly – 2002

12. Donnie Darko - Richard Kelly - 200228 jours plus tôt.

   9.0   Revu grâce à la magnifique édition Carlotta. Donnie Darko m’avait marqué, ado, il me semble l’avoir vu trois fois, très vite. Et puis je l’ai un peu oublié. Je pensais que ça ne fonctionnerait plus. Je me suis repris une claque. D’autant que je l’ai d’abord revu dans son director’s cut, soit avec vingt minutes supplémentaires et un montage un peu différent, et le film est plus fou ainsi, fragile et déchirant.

     C’est une fable. Une sorte de récit d’initiation focalisé sur un adolescent plus ou moins schizophrène, qui consulte une thérapeute et qui lors d’une crise de somnambulisme, rencontre un lapin qui va lui sauver la vie en échappant à un mystérieux accident, de réacteur tombé d’un avion sur sa chambre.

     Mais une fable très réaliste, qui parle de l’Amérique, du malaise adolescent, du fossé générationnel. Une fable dans laquelle il s’agit d’ancrer le récit dans une banlieue pavillonnaire, aussi idéalisée qu’effrayante. On retrouve dans le début de Donnie Darko quelque chose de l’ouverture du Blue Velvet, de David Lynch.

« Wake up ! »

     La première scène de repas de famille est formidable tant elle ne raconte rien d’autre qu’un trouble, générationnel et identitaire, mais elle est prise dans une sensation de routine. On y mange goulument des pizzas, tout en parlant politique (« I’m voting for Dukakis » s’exclame la sœur ainée) en s’insultant, entre frères et sœurs, par des combinaisons de jurons inédites. Il y a l’idée géniale, très actuelle, d’une famille républicaine libérée sur l’évocation de la politique et la sexualité.

     Il y a aussi le choix des années 80. La reconstitution n’est jamais outrancière aussi bien dans l’image, les objets, les vêtements, l’utilisation musicale. On est loin du mimétisme nostalgique d’un Stranger things, par exemple. Donnie Darko semble plutôt naviguer hors du temps, c’est sans doute pour cela qu’il est encore si fort aujourd’hui, que le temps n’a pas vraiment d’incidence sur lui. C’est aussi un film de voyage temporel, jalonné par un livre fictif « La philosophie du voyage dans le temps » dont on voit d’ailleurs des extraits, de chapitres, de pages en surimpression dans le director’s cut.

     La dimension fantastique dans le film de Richard Kelly est telle qu’elle menace de faire écrouler tout l’édifice, ce qui le rend si fragile, si beau. Il y a des portails temporels, des tentacules liquides (qui ne sont pas sans rappeler les serpents de mer d’Abyss, de James Cameron) qui précèdent les déplacements des personnages, un lapin géant et mystérieux qui annonce une fin du monde imminente : dans 28 jours, 6 heures, 42 minutes et 12 secondes, plus précisément. Et un gamin qui doit sauver sa communauté de l’apocalypse en reliant deux dimensions et en se sacrifiant.

28.06.42.12.

     Le premier film de Richard Kelly fonctionne aussi parce qu’il est relativement fauché. Qu’il y a un super-héros (ce patronyme déjà : Donnie Darko) mais qu’on ne voit jamais ses supers-pouvoirs. Donnie serait clairement une sorte de messie. Après tout, quand il sort du cinéma dans lequel il est allé voir Evil Dead, avec Gretchen, on découvre qu’en second programme le cinéma diffuse La dernière tentation du christ, de Martin Scorsese.

     Le film adopte le point de vue de la marge, symbolisé par Donnie mais pas uniquement : Il s’agit de se méfier des imprécateurs comme le gourou Jim Cunningham (qu’on découvrira pédophile) ou la prof de gym Kitty Farmer (qui l’a soutenu) afin de privilégier les voix dissonantes, celle d’une psychiatre ou de professeurs éclairés, et ceux en marge que l’on moque (Cherita, l’immigrée en surpoids) ou que l’on délaisse (Grand-mère-la-mort).

     J’aime que le film préserve ses zones mystérieuses, même pour des choses apparemment anodines comme la relation entre Mlle Pomeroy (Drew Barrymore) et Mr Monnitoff (Noah Wyle) : on sait qu’ils sont ensemble, qu’il existe un lien fort entre eux, mais on le voit qu’au travers de leurs regards échangés et bien entendu au cours de la fameuse séquence finale sous Mad World, et son panoramique de personnages absolument bouleversant.

     La tragédie du 11 septembre plane sur le film, qui est pourtant sorti avant (au festival de Sundance, en janvier 2001) puis juste après (sortie nationale en octobre). La création dans la destruction, vantée par Graham Greene (dans la version longue) et reprise par Donnie dans la salle de classe, c’est clairement l’idée qui ne serait pas passée à l’étape du scénario après une telle catastrophe. Mais il y fait écho c’est indéniable. Et pire que cela : Il fait presque office de miroir de deux évènements traumatiques de l’Amérique : les attentats du World Trade Center donc, et le massacre de Columbine. Sans doute ceci explique l’échec commercial du film. Pourtant, quel film américain capte mieux son époque que Donnie Darko au début des années 2000 ?

 « Le destin, contre ta volonté, contre vents et marées, attendra que tu te donnes à lui »

     Richard Kelly est alors un très jeune réalisateur. Il n’a que vingt-quatre ans. Donnie Darko est son premier long-métrage. C’est un vrai geste de premier film, spontané, marqué pourtant d’une maturité impressionnante, en ce sens que si l’enrobage utilise l’héritage 80’s – les banlieues de Spielberg, les personnages de Lynch, le geste d’un Zemeckis, le remplissage musical, les nombreux ralentis – l’énergie, elle, semble bien de son époque. C’est un film sur une Amérique en pleine gueule de bois, une jeunesse dépressive, autant menacées par les conspirateurs et autres influenceurs toxiques, que marquées par des troubles du sommeil et des fantasmes sexuels refoulés.

     Je me rends compte que Richard Kelly me manque énormément. Il n’a rien fait depuis quinze ans.

Flow – Gints Zilbalodis – 2024

34. Flow - Gints Zilbalodis - 2024L’incroyable voyage.

   8.0   Dans un monde où la présence humaine n’est plus qu’un lointain souvenir (une cité abandonnée, des objets disséminés, un dessin perdu, des statues oubliées…) un chat et bien d’autres animaux (labrador, capybara, lémurien, serpentaire) vont affronter un déluge et tenter de survivre (sur un vieux bateau à voile, ultime vrai vestige de l’humanité) sur une terre envahie par les eaux.

     On ne saura rien de cette absence des Hommes pas plus que nous aurons d’explications quant au surgissement de cette crue (puis décrue) gigantesque. Le film n’est pas plus une fable écologique qu’un survival doublé d’un long voyage initiatique vers une forme d’harmonie naturelle entre les éléments, la vie et la mort. Une douce apocalypse traverse tout le film, or elle nous restera mystérieuse.

     Mais c’est bien entendu la forme qui fera date : une plongée numérique, dans un tourbillon permanent, sans paroles, sans socle narratif évident, offrant à l’animation (sublime) et au son (incroyable) un boulevard magnifique. C’est une narration par le décor, en somme, avec de très longs plans séquences et une caméra en mouvement constant.

     Il y a probablement une inspiration toute droit venue du jeu vidéo, mais étant donné que je ne m’y connais absolument pas, je ne me risquerais pas à la comparaison. De mon côté j’y ai entrevu du Miyazaki, dans son rythme, sa mécanique, jusque dans cette scène d’élévation spirituelle (histoire de ne pas trop en dire) qui évoque une poésie similaire. La fin, quant à elle, m’a évoqué Les harmonies Werckmeister, avec cet œil de baleine agonisante.

     Si je dois émettre quelque grief je dirais que les animaux, bien que délestés d’un langage humain, sont tout de même humanisés (dans leur façon de survivre notamment, le poids communautaire, cette idée que l’union fait la force…) et que l’anthropomorphisme guette ici ou là : Le chat qui met ses pattes sur ses oreilles pour ne pas entendre un bruit strident, par exemple. Non, un chat ne fait pas cela. Là on dirait le Saint-Bernard dans Beethoven II lorsqu’il se cache les yeux pour ne pas voir ses maitres en train de danser. Ou n’importe quel personnage animal dans un Disney.

     Quand ta promesse initiale (et quasi entièrement tenue, si on excepte le serpentaire qui sait barrer, la découverte émerveillée de la cité sous les eaux, le coup de la liane à la fin…) c’est de ne pas faire d’anthropomorphisme (à commencer par ne pas les faire parler et heureusement ce pari-là est entièrement respecté) c’est dommage de ne pas le tenir jusqu’au bout.

     Ça rend le geste peut-être un peu moins radical qu’au préalable (disons peut-être plus pédagogique : le film est destiné à tous les publics, vraiment et pour y être allé avec des enfants de six, sept, onze et douze ans, je confirme) mais pas moins impressionnant, poétique, philosophique, ludique, contemplatif et mystérieux.

La plus précieuse des marchandises – Michel Hazanavicius – 2024

20. La plus précieuse des marchandises - Michel Hazanavicius - 2024Et la vie continue.

   7.0   Lu le livre de Jean-Claude Grumberg juste avant d’aller voir le film de Michel Hazanavicius : L’histoire d’un nourrisson recueilli par un couple de bûcherons, après avoir été jeté d’un train qui prend la direction des camps de la mort. Il s’agit évidemment d’un conte. Un conte pédagogique sur la Shoah. C’est très beau. D’une simplicité étonnante et d’une grande puissance d’évocation. Un beau récit contre l’oubli.

     Hazanavicius qui touche décidément à tout décide de l’adapter en film d’animation. Difficile de l’imaginer autrement, de toute façon. Il reste globalement très fidèle au livre, très littéral, à quelques exceptions près. Tout d’abord son montage alterné diffère. Dans le livre on est d’un chapitre à l’autre soit dans la forêt avec les bûcherons, soit avec la famille du bébé, dans le train ou les camps. J’ai d’abord cru qu’Hazanavicius allait couper la partie camp mais il y vient tardivement, comme s’il retardait l’inévitable : Elle est essentielle pour l’issue du récit, il faut qu’on y fasse la rencontre de ce père.  

     Dans les camps de concentration, Hazanavicius n’est jamais ostentatoire. Ses images agissent en saillies aussi brèves que puissantes, renforcées par ce dessin proche parfois de celui du Conte de la princesse Kaguya, s’il fallait nécessairement lui trouver un modèle. Et ce dessin c’est celui d’Hazanavicius lui-même. C’est un projet d’autant plus personnel / qui lui tenait à cœur, que Grumberg est un ami de ses parents.

     Le film prend donc peu de liberté par rapport au livre mais il en prend tout de même deux. Une première, assez embarrassante, qui agit en transition, puisqu’il s’agit de suivre un oiseau à travers la forêt, de la maison des bûcherons au camp d’Auschwitz. Une seconde, terrifiante, consistant à reproduire l’horreur des fours à travers des amas de visages s’égosillant, statufié par la peur, en image fixe, silencieux et noir et blanc, à la façon du Cri de Munch.

     Le film est très réussi, digne, émouvant (la fin avec la scène de la nappe et des crottins de chèvre, le reflet dans la vitrine, terrible…) encerclé, en introduction et en conclusion, par la voix off de narrateur-conteur, non moins émouvante, de Jean-Louis Trintignant, sa dernière « apparition » au cinéma.

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silencio


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