La douleur de se souvenir.
6.5 En apparence ce film a tout pour me déplaire. Réinvestir souvenirs et leurs lieux, faire renaître les fantômes du passé, s’apitoyer sur leurs sorts, le tout filmé avec une toute petite caméra, subjectivement en permanence, en s’attardant principalement sur des objets, les contrées de la mémoire ici bien aidée par un journal intime quotidien. Donc au départ le procédé est écrasant, par sa volonté auto-satisfaite de faire ressurgir ces mots d’antan, que l’on accompagne par des mots de maintenant, son minimalisme stylistique et cette intimité à la fois fort gênante et complaisante. C’est au premier abord que j’ai eu ce sentiment. Celui d’un film pas fait pour moi, pire fait pour personne, excepté le cinéaste.
Mais voilà j’y ai pris goût à ce procédé. Je me suis surpris à être passionné, à être touché de près par ce petit jeu, car c’est un jeu, aussi masochiste soit-il – Le cinéaste hésitera à de nombreuses reprises à tout arrêter, allant même jusqu’à commencer à brûler l’un de ses objets qui lui permettent de faire ce film – qui consiste à ne pas oublier le passé, à se rappeler des situations, les étoffer par le souvenir d’aujourd’hui, à s’étonner parfois même des tournures de phrases ou de certaines trivialités d’antan. Cavalier fait en somme ce que Marker faisait il y a presque un demi-siècle, dans La jetée, mais à une échelle intime, où les captations du passé servent tout aussi bien à comprendre le présent – Cette photo somptueuse d’Irène, en noir et blanc, comme au temps de paix, tandis que le chien malade de la photo à qui elle sourit, qui mourra deux jours plus tard dira le cinéaste, est un élément dramatique qui joue sur une émotion très forte, dévoilant toute sa force symbolique.
Cavalier rappelle aussi le très récent et beau film d’Agnès Varda, Les plages d’Agnès, qui était une expérimentation de la mémoire et de l’image, racontée de façon très nostalgique vis à vis là aussi d’un être aimé en la présence de Jacques Demy, et du cinéma de la Nouvelle vague. Cavalier évite lui cette nostalgie, qui dans un contexte intime se serait révélé nuisible à sa démarche. Il choisit pour ainsi dire de ne jamais montrer Irène, ou alors via quelques photos. Ce sont les lieux, les objets, qui sont les acteurs de son film. Une couverture en boule qui lui rappelle la jeune femme. Un océan qui interpelle sa mémoire. Un journal qui le guide pas à pas. Cette fenêtre où il l’a vu vivante pour la dernière fois. Il revient beaucoup sur cet instant, cette dernière fois. J’ai pensé à Godard. Cette façon de jouer sur une fraction du temps. Cette fraction de seconde où tout à été bouleversé, comme Piccoli candide laissant aller Bardot dans la voiture du producteur, dans Le mépris. Il filme de cette fenêtre. Il montre cette fenêtre du doigt sur une photo. Il évoque leur dernier dialogue avant son accident. Tiens, là aussi un accident de voiture.
Si Alain Cavalier a su me bouleverser, c’est aussi dû à cette voix douce, avec laquelle il accompagne son récit déstructuré. Ce récit instinctif qu’il étoffe par la sienne de voix. Et toutes ces hésitations, ces enjeux du présent, qui n’en cache pas sa sensibilité envers ses vieux démons qui apparemment le tiraillaient depuis un long moment, et qu’il se devait d’extérioriser. Au moins de montrer, de partager, tel un filmeur qui ouvre son cœur, s’interroge sur le passé, revit chaque instant par le prisme du cinéma.