Archives pour août 2010

Enter the void – Gaspar Noé – 2010

Enter the void - Gaspar Noé - 2010 dans Gaspar Noé enter-the-void-1

Tokyo trip.     

   7.0   Noé fait partie de ces cinéastes qui se prennent pour des virtuoses. Volonté de faire quelque chose de différent, voire de révolutionner le cinéma, de manipuler les sentiments du spectateur et conscience de tout cela. Un peu comme Lars Von Trier, cinéaste que Noé affectionne, il le revendique, cinéaste dont il semble se rapprocher dans la volonté créatrice formelle (mouvements de caméra, improvisations, plans impossibles…) de même que sur l’aspect mélodramatique de leurs récits. A la différence que Noé aime moins l’esprit glauque que crasseux, il ne filme pas à hauteur d’hommes, enfin pas vraiment, il entre dans les personnages, il virevolte autour d’eux où les enferment dans des cadres exigus. C’est le cas dans ses premiers films – Carne et Seul contre tous – où il nous fait partager les sentiments d’un boucher pervers, raciste, dont la vie minable et la société qui l’entoure le rendent taré. Film étouffant au possible. C’est le cas aussi dans Irréversible où il se place en tant que voyeur, au-dessus des personnages en début de film (ce sera le procédé majoritairement utilisé dans Enter the void), avant d’entrer à leurs côtés pour un déluge de violence où l’on à l’impression d’être leurs doubles, puis en fin de film en caméra aérienne, plans-séquences posés, mais davantage comme un œil extérieur, presque celui d’un fantôme, comme celui d’Oscar dans Enter the void.

     Avec Enter the void (initialement appelé Soudain le vide, judicieusement rebaptisé) Gaspar Noé expérimente encore davantage. C’est son film, et de très loin, le plus jusqu’au-boutiste à ce jour. Générique tout simplement hallucinant dans un premier temps. Noé faisait sensation avec Irréversible en mettant le générique de fin au début du film, défilant en sens inverse à l’écran, de haut en bas, lettres renversées. Il récidive ici avec ce montage épileptique, où l’on n’a le temps de rien lire et on est agressé par un gros techno surpuissant et des lettres pleines de couleurs à donner mal au crâne d’entrée. Générique le plus fort vu depuis longtemps. Ensuite, ce que l’on appellera la première partie, où l’on suit intégralement en caméra subjective, en temps réel, et en plan-séquence unique (mais clairement truqué) les derniers instants de la vie d’Oscar dans un Tokyo aux couleurs et aux bruits ahurissants. Je reviens un instant sur les premières secondes du film où l’on voit Oscar et sa frangine (Paz de la Huerta) sur le balcon de leur appartement, accoudés face à un immense Love Hôtel aux couleurs psychédéliques et Oscar qui demande à Linda d’observer cet avion, unique lumière dans le ciel nocturne. Il y a une telle sensation de vertige dans cette scène, j’ai beaucoup pensé à Cloverfield – la scène sur le toit pendant la première explosion – j’ai trouvé ça tout simplement monstrueux. Il y a un moment fort dans cette longue séquence subjective : Oscar se fait une pipe de DMT, drogue à la faculté de faire ressentir le passage entre la vie et la mort, et se laisse aller dans un long trip psychédélique. Six minutes durant on se croirait en train d’observer un lecteur Windows media, ça c’est pour ceux qui n’entrent pas dans le délire, ou plutôt revivre quelques sensations éprouvées durant le voyage à l’infini dans 2001, l’odyssée de l’espace. De toute façon c’est citable, puisque Noé le revendique haut et fort que c’était son rêve de faire une séquence hallucinatoire à la 2001. De la même manière il ne cache pas que les séquences au-dessus des personnages, où il les suit d’une pièce à une autre, d’un quartier à un autre, il les a pioché chez De Palma. Pour en revenir à cette séquence, elle représente ce que j’aime dans le film, au moins dans cette volonté totalement libre de faire partager un délire. Que l’on entre dans le film ou pas, on ne peut nier le fait que Noé ait réalisé un trip, qui sort en totalité de sa tête, un truc qui ne ressemble à aucun autre. Pour cette simple raison je trouve cette première partie épatante.

     Et là c’est intéressant : Interprétation libre. Je trouve les dialogues avec son pote au début complètement superflus. Celui-ci lui parle de la mort, de réincarnation, du livre des morts tibétain (Avant tout on revoit des instants de sa vie, puis on a le don d’ubiquité, de tout voir et de tout entendre, avant d’avoir le choix d’une lueur, d’en sortir ou non, de se réincarner…) et c’est en toute logique que tout le film ne fait qu’explorer la théorie expliquée par son ami. En toute logique donc, malheureusement. Ça ne me plait pas. Alors, comme ça ne me plait pas, que je trouve ça gros, presque grossier, j’essaie de voir autrement. Il n’y a rien dans le film qui ne dit pas que l’on est en train de vivre un trip hallucinatoire total, dont le point d’orgue serait le Love Hôtel et la réincarnation finale, qui provoquerait son propre réveil. J’aime l’idée d’un trip total. Parce que dans la seconde partie (nous sommes l’esprit d’Oscar, nous voyons des moments de sa vie, dans un maelström éprouvant) il y a des choses que je n’aime pas trop : c’est le côté mécanique des transitions (un objet en appelle un autre, un visage en appelle un autre) mais surtout les coïncidences temporelles un peu bizarres. Dans la troisième partie, l’esprit d’Oscar semble virevolter, tente de trouver sa place, et se déplace par sources lumineuses (oh le procédé relou). Une partie intéressante mais très vite éreintante. On voudrait que ça se termine, vite. Et puis ces allers et venus entre les immeubles de la ville, franchement c’était saoulant. C’est ce que je reproche au film en fin de compte, ce côté mécanique. Il y a moyen de partir vraiment dans un délire sans précédent, au lieu de ça, de nombreuses scènes se répètent, et surtout tout devient prévisible. Noé nous fait voyager à travers un esprit, et il le condamne à une contrainte des distances, comme s’il était encore un corps, un esprit ‘téléportable’ aurait été plus judicieux. Rien ne l’empêchait de le faire.

     Mais Enter the void explore une de mes grosses faiblesses au cinéma. A partir du moment où je trouve quelque chose de fabuleux dans un film (ici en l’occurrence il s’agit du générique, de la partie en subjectif et de la scène au Love Hôtel) il m’est alors difficile de ne pas aimer le film, à moins que celui-ci en devienne tellement insupportable qu’il efface mes fortes émotions ressenties précédemment. Ce qui donne une poignée de film que je n’ai pas honte d’aimer, le terme est trop fort, mais que j’aurai probablement regardé d’un autre œil s’ils étaient dépourvus de certaines séquences qui me happent. Récemment, avant Enter the void, c’était Vahlalla rising qui m’a fait cet effet. L’ambiance musicale et le silence me plaisaient. Il y a quelques années, il y avait Apocalypto, dont j’aimais l’énergie foudroyante. Je n’ai pas d’autres exemples en tête là. Quoi qu’il en soit, le visionnage d’Enter the void arrive dans une période où je n’avais guère envie de ça. Ayant vu La blessure récemment, le film de Klotz, je cherchais davantage à entrer dans une période « plans fixes », en me refaisant tous les Akerman d’ailleurs. Ici on est dans tout l’inverse ! Pourtant j’ai été embarqué. Je craignais ce film et il m’a embarqué. Il y a une tonne de défauts mais il y aussi suffisamment de choses que j’aime pour oublier un peu ce que j’aime moins. La dernière demi-heure par exemple.

     Enter the void trouve toute sa dimension dramatique dans une scène qui revient fréquemment, comme un souvenir difficile à jamais gravé dans une mémoire, c’est l’accident de voiture avec les parents. C’est probablement la scène la plus violente du film, avec la présence du sang, les visages atrophiés des parents, les cris de la petite sœur. Cette scène me rappelle émotionnellement celle de Tétro, où il y avait là aussi un accident de voiture qui investissait fréquemment la mémoire du personnage. L’accident dans Enter the void a un double emploi : il permet de tisser les liens mélodramatiques qui touchent de plein fouet une famille (Une seconde qui change une vie, une spéciale Noé, le temps détruit tout, disait-il dans Irréversible) et de comprendre la proximité d’un frère et de sa sœur par la suite. La promesse (de sang) de ne plus jamais se quitter, jusqu’à l’épisode de séparation dans des orphelinats séparés. Il y a comme un mystère qui touche à cet amour entre le frère et la sœur, un amour qui serait encore plus fort. Oscar n’aime pas l’idée que l’on touche à sa sœur, cette réaction n’appartient pas tant à une surprotection qu’à un amour incestueux refoulé. Là j’ai pensé au dernier Bonnell, La dame de trèfle, qui dans une mise en scène beaucoup plus sobre, et avec comme fond une histoire de meurtre, le cinéaste tissait cette inceste mystérieuse, ne dévoilant jamais cette vérité inavouable. Noé prend moins de pincettes, néanmoins, le mystère demeure, concernant la réciprocité.

     Tout ça c’est bien joli mais je ne pense pas que c’est ce qui intéresse Noé. Dans Irréversible au contraire la mise en scène se mettait au service du récit. Il fallait avant tout filmer un couple d’acteurs. Il fallait montrer un déluge de violence dans une boite de nuit. Montrer un viol en temps réel. Montrer un long dialogue dans un métro. Un plan-séquence (trafiqué ou non) pour chaque scène, treize au total, si ma mémoire est bonne. Mais une histoire, construite façon Mémento, commençant par la fin, finissant par le début. Vingt-quatre heures de la vie d’un couple qui bascule, de la vengeance assouvie au calme d’un après-midi printanier. Dans Enter the void, et même si le scénario semble beaucoup plus travaillé, on a vraiment l’impression d’avoir affaire à une performance mise en scénique. La caméra subjective pendant plus d’une demi-heure. Des plans-séquences aériens impossibles. Un montage sonore hallucinant, j’y reviens. Voilà pourquoi j’aime Enter the void. Noé ne s’est pas contenté de faire du Noé. Il m’a fait vivre quelque chose de fort. C’était une expérience. Une expérience visuelle et sonore hors du commun. L’image c’est la couleur avant tout qui lui offre un charme si singulier. Noé dit qu’il fallait réduire la présence du bleu au maximum. Le bleu, dit-il, efface la force des couleurs vives, à choisir il préfère utiliser le noir qui les fait ressortir. Je ne sais pas si c’est vrai, mais une chose est sure, je n’avais jamais vu un déluge de couleurs vives de la sorte. Les personnages évoquent un moment donné l’idée du bad trip dans la prise de DMT. C’est à dire que l’on se sent bien et qu’instantanément, pour un truc ou un autre, on se sent mal. Et se sentir mal dans une ambiance aussi dingue c’est badant à mort. C’est ce que j’ai ressenti par moment. En fin de compte je me demande si ce n’est pas l’effet recherché par le cinéaste : offrir une sensation de bien-être mélangé à un mal-être enfoui, comme s’il cherchait par le cinéma à nous procurer ce qu’une drogue hallucinatoire peut procurer. Exercice périlleux voire hyper prétentieux mais mine de rien ça fonctionne presque, ça fonctionne même pas mal par moment. C’est dans le fonctionnement avec le climat sonore que les images sont percutantes. Thomas Bangalter (Daft Punk) déjà présent sur la bande-originale complète d’Irréversible a su créer ici des sonorités incroyables, étouffantes autant qu’excitantes. Des sonorités qui n’aurait d’égal visuel que la scène au Love Hôtel. Franchement, du début jusqu’à la fin, le travail sonore est ahurissant, c’est du jamais vu. La scène du Love Hôtel justement, j’en viens : Rarement une séquence dans un film n’aura autant combiné une telle palette d’émotion. Encore une fois c’est dans un plan-séquence improbable, que Gaspar Noé s’en va saisir les positions érotiques dans chaque pièce de l’hôtel, ‘censurant’ les sexes avec des espèces de flammes, de néons visqueux (ces fameuses lueurs selon le livre des morts tibétain) dans un brouhaha mélangeant son techno, respirations répétitives et cris d’orgasmes.

     Le film s’ouvrait sur un ENTER qui prenait tout l’écran. Il se clôt sur un THE VOID brutal remplaçant le THE END habituel. Pas de générique puisqu’il est déjà passé au début, les lumières se rallument d’emblée. La salle était sonnée, dans le bon ou dans le mauvais sens, peu importe. Je suis sorti de la salle en titubant, avec la tête qui tournait encore. Quelque part c’est cette sensation que je voulais avoir, donc c’est réussi, et puis je n’avais jamais vu un truc pareil. Sitôt que je vois le film comme le trip hallucinatoire d’un shoot d’un soir ça me plait, s’il s’agit d’autre chose un peu moins. Quoiqu’il en soit je suis ravi d’avoir vu ça au cinéma. Je pense que c’est le film de sa vie au cher Gaspar. Ça fait vingt ans qu’il le potasse. Ça fait vingt ans qu’il voulait le faire mais attendait le jour où il pouvait, techniquement, le faire. C’est un film où toutes ses obsessions sont réunies. C’est incroyable.

     Une dernière chose : je ne pense pas que Gaspar Noé cherche à filmer Tokyo dans Enter the void. Tokyo n’est qu’une toile de fond. Son rythme, ses bruits, ses couleurs. Tokyo est simplement utilisé comme le décor d’un trip. Comme cette maquette dans la chambre de l’ancien colocataire, où lorsque l’on éteint les lumières on a l’impression de voir Tokyo sous LSD, dira le personnage.

Eva – Gaspar Noé – 2006

Eva - Gaspar Noé - 2006 dans Gaspar Noé foto+eva+noe

Ronron.    

   4.5   C’est l’un de ses courts les plus intéressants, le plus proche d’Enter the void d’ailleurs. Découpé en trois parties durant chacune deux minutes, on suit une jeune femme, l’Eva du titre (Herzigova), effectuant des positions très sensuelles dans un couloir rouge d’hôtel, accompagné d’un chaton indiscret d’une part, allongée au bord d’une piscine de nuit, et joliment accompagnée ensuite, puis dans une ambiance stroboscopique et sombre, dans une séquence sexuelle très ‘Love Hôtel’. C’est beaucoup trop court pour que l’on émette n’importe quel avis, que l’on soit saisi de telle ou telle sensation (surtout à cause de cette découpe) mais il y a une atmosphère qui sent le sexe autant que la mort là-dedans, trois plans-séquences mobiles bien entendus, qui préparaient en quelques sortes son film somme.

Sida – Gaspar Noé – 2005

Sida - Gaspar Noé - 2005 dans Gaspar Noé noe_400-300x169 La parole immobile.   

     2.5   Ce court est très intéressant parce qu’il montre les limites du cinéma de Gaspar Noé, quand il s’agit d’écouter ses personnages. La parole chez Noé est réussie lorsqu’elle est off (Seul contre tous), lorsque l’objectif ne cherche pas tant à montrer qu’à s’immiscer (Le métro puis l’appartement dans Irréversible), lorsque le plan est fixe mais que le personnage qui parle fait un peu autre chose (Son court Intoxication). Ce qui ne fonctionne pas ici ce n’est pas le fait que les mots soient indépendants de l’image (Paz Encina le fait magnifiquement dans Hamaca Paraguaya par exemple) mais simplement le fait que l’image soit inutile, grossière voire putassière. Effectuer des gros plans sur un type qui parle de son sida, voir que physiquement il en souffre, ça ne m’intéresse pas de la façon dont il le fait : l’homme est assis sur un lit, ou debout dans une chambre, mais il ne vit pas vraiment. L’observer dans son quotidien (parce qu’il dit que même si la maladie l’immobilise, moralement et physiquement, il tente malgré tout de faire des choses) d’autant qu’il y a plein de trucs à montrer, aurait sans doute été plus judicieux. On est au Burkina Faso, d’accord il ne veut pas filmer le pays, sans doute pour universaliser ce message, mais était-ce une si bonne idée d’immobiliser le personnage, de casser la structure basique de dialogue dans l’image ? Bien sûr que cet homme se meurt peu à peu, mais fallait-il pour autant le montrer sans vie ? Le court dure presque 20 minutes, le procédé est vite usant. Et c’est la mise en scène qui le rend ennuyant, dommage.

Intoxication – Gaspar Noé – 2002

Intoxication - Gaspar Noé - 2002 dans Gaspar Noé 444-300x225 Monologue en cuisine.   

     3.0   Plan-séquence fixe de cinq minutes sur un monologue de Stéphane Drouot. Le réalisateur de Star Suburb parle de pureté cinématographique qu’il chercherait désormais à atteindre, il cite Akerman dans ses modèles, s’emploie dans un langage pathétique, parfois passionnant parfois incompréhensible. Ce film est très loin de ce que fait Noé habituellement. La caméra est immobile, pas de bruits sonores et l’on écoute un monologue d’un bout à l’autre. Quelque part je me dis que le cinéaste peut sinon se reconvertir (on reste tout de même dans une ambiance crado) changer le cap un jour ou l’autre. A suivre donc.

Sodomites – Gaspar Noé – 1998

image-w1280Capoté.

     0.5   Celui-là c’est l’horreur absolue. Il n’y a aucune idée de mise en scène, son seul intérêt réside dans l’utilisation du montage, épileptique, voire stroboscopique, au point de ne plus différencier le plan d’un autre. Dans une pièce qui aurait mieux fait d’être sombre (car très mal éclairée) une bande de dingues ascendants primates vêtus de cuir s’apprête à démontrer les vertus du préservatif. Publicité peut-être, mais publicité trash. Un homme/bête est condamné à utiliser la capote et le lubrifiant s’il veut se faire la nana qu’on lui présente. Pendant ce temps on voit Philippe Nahon (futur boucher facho) qui se masturbe. Les scènes de sexes sont explicites, pornographique (pénétration en gros plan) et le climat est assourdissant. La fin est à mourir de rire. Bref c’est nul.

Tintarella di luna – Gaspar Noé – 1985

Tintarella di luna - Gaspar Noé - 1985 dans Gaspar Noé Tintarella-di-luna

L’œil du diable.     

   5.0   C’est le tout premier court-métrage de Gaspar Noé. Celui dans lequel on ressent le plus une inspiration directe, ce petit monde surveillé rappelant très largement le premier film de David Lynch, Eraserhead. Durant les premières secondes nous plongeons lentement en avant dans une sorte de ville à l’abandon, funeste, qui combat actuellement la peste. Très peu de survivants, nous l’apprend ce carton initial. Une femme, que nous allons suivre, se prostitue puis tente de rentrer chez elle. Sur le chemin, le long d’un canal, elle est agressée par un homme qui l’étrangle, la fait tomber à l’eau et la laisse se noyer. Le village apprend alors qu’une personne de plus est décédée des suites de la peste cette nuit dans les vallées boueuses. La caméra effectue un zoom arrière sur le village et nous voilà au-dessus. La main d’un homme s’en va saisir le petit personnage mort, le met dans sa poche et ferme la maquette avant de s’en aller, comme un dieu qui surveillerait une ville, ou un homme qui se fabrique une petite histoire à l’aide de figurines. On n’en saura pas plus. Ce film fonctionne très bien, et ne dure que 16 minutes, car on entre très facilement dans cette petite histoire de survie dans le glauque. Noé n’aura jamais fait autre chose qu’expérimenter la survie, alliant toujours violence et sensualité. Ce premier court est probablement son meilleur même si esthétiquement y a du progrès à faire.

Seul contre tous – Gaspar Noé – 1999

Seul-contre-tous-3L’homme malade.    

   6.0   Pas évident d’en parler autrement que pour Carne, étant donné que Seul contre tous constitue la suite en long-métrage de son court-métrage sur le quotidien d’un boucher chevalin parisien bouleversé le jour où il croit que sa fille s’est fait violer. Philippe Nahon interprète encore cet homme, cette fois-ci pas uniquement fermé, antipathique mais aussi remonté contre tout, les gens, la société, le système. On voyage dans sa tête, à travers ses pensées aussi ignobles soient-elles. En fait c’est ce qui marche moins bien ici, à la différence de Carne où il y avait quand même plus de cinéma, d’errance, de gestion de l’espace plus que de l’écriture, là il y a cette voix off en permanence, c’est intéressant, c’est d’ailleurs le propre du film, mais le problème est que le propre d’un film utilisant cette subjectivité à outrance ne devrait-il pas s’avérer silencieux, moins calculateur ? On a sans cesse l’impression que la parole meuble ou accompagne l’image, à de nombreux instants on s’en passerait bien, ou on se passerait bien de l’image, au choix. Il y a toujours chez Noé cette propension à tout montrer – encore aujourd’hui d’ailleurs – alors qu’il pourrait déployer un cinéma plus poétique, plus épuré tout en choquant autant sinon davantage (ce qu’il souhaite par-dessus tout) mais surtout émouvoir encore plus. Dans Irréversible quelle est la séquence la plus forte ? La dernière. Celle du couple dans leur appartement, sans artifices techniques et émotionnels sinon ceux des séquences précédentes incorporées dedans, sans emphase dans l’écriture ni même dans la mise en scène, plans au minimum fixes, au pire en steadycam discrète. Seul contre tous n’est pas un film vraiment émouvant. Il l’est un peu à la fin, parce qu’il y a présence musicale, Pachelbel et son Canon, bien évidemment, mais surtout parce que c’est le seul instant où il semble y avoir un peu d’amour à l’écran. Et c’est un amour incestueux que Noé ne traite pas comme quelque chose d’horrible, c’est un véritable amour. Ça ne dure que deux minutes cette sensation mais c’est déjà pas mal. Le reste du temps on est un peu dans un schéma proche de celui de Carne. C’est une bonne chose je trouve d’une part, car Noé reste fidèle à ses choix, à son histoire, à son boucher. J’ai dû voir ces deux films trois fois chacun et chaque fois, quelques temps plus tard, j’oublie ou se trouve la séparation entre l’un et l’autre. Il faut que je repense aux ressorts scénaristiques pour m’en souvenir. Seul contre tous n’est donc pas seulement la suite de Carne, c’en est le prolongement, l’allongement. Carne ne suffisait pas à l’histoire de ce boucher, il lui fallait beaucoup plus, il fallait aussi que le cinéaste grandisse (à défaut de mûrir) qu’il soit lui-même un peu plus agacé par ce qui l’entoure. Ce film est une bonne chose à mon sens. Pour comprendre le cheminement de Gaspar Noé du moins. Pour le reste j’aime (comme dans tous ses films d’ailleurs, c’est pour cela que j’aime ce cinéaste) l’énergie qu’il insuffle à ses récits, aussi durs soient-ils. J’ai toujours un problème en revanche avec sa réalisation. Je l’aime beaucoup dans Enter the void parce que je trouve ça grave couillu, parce que je n’avais encore jamais vu ça nulle part. Je l’aime énormément dans Irréversible parce que ce sont des pirouettes techniques (les films de séquences en plans-séquences) qui me fascinent, et parce que ça m’emporte aussi, même s’il est parfois difficile de garder l’œil à l’écran. Je l’aime moins dans son film sur le boucher, à cause de ses boums récurrents inutiles à mon sens, ou encore ses partis pris puérils comme cette scène où il laisse un compte un rebours à l’écran et une phrase annonçant que l’on a trente secondes pour quitter la projection. Naze. Mais Noé c’est toujours un peu ça. Flirter avec le naze. Parfois ça fonctionne pas du tout, mais parfois c’est une claque dans la gueule.

Carne – Gaspar Noé – 1992

yoEuph7WLzrHA0ZvGFZBCjkFCJKLe boucher.     

   6.5   C’est à la fois très différent de ce que le cinéaste fera par la suite et dans le même temps le style est reconnaissable entre mille. Plus minimaliste, avec plans fixes par moment, moins de mouvements de caméra, moins de violence pure. En revanche, davantage d’effets inutiles, que j’avais oublié, qu’il utilise ici à outrance. Moins de finesse donc et une propension à vouloir choquer, déjà, mais à l’écrire, le souligner sans cesse. Dans Irréversible il y avait deux cartons qui apparaissaient dans le film : au tout début, après le générique noir sur blanc, où il est écrit Le temps détruit tout ; à la toute fin, quelques secondes après l’épreuve stroboscopique, où il est écrit Le temps révèle tout. C’était discret mais bien inutile. Heureusement, avec Enter the void, Gaspar Noé a banni ses petits tics un peu nazes. Un gros ENTER pour commencer, un THE VOID pour finir. Il est donc intéressant de revenir en arrière et d’observer la progression. Car dans Carne ce seront plusieurs cartons dans le même style qui nous agresserons à divers instants. Quelques dates précises par moment, jusqu’à l’heure exacte. Un carton au début pour situer l’histoire. Rien de bien méchant, c’est même une idée lumineuse. Puis vient le carton de trop : On peut tout perdre en une seconde (sic)(carton mentionné juste après que le boucher ait agressé cet ouvrier innocent) juste après celui encore plus hideux Vous aussi vous arrivent-ils de perdre les pédales ? (sic) On dirait le même style de carton utilisé en publicité pour la ceinture de sécurité ou le tabagisme. C’est un peu le problème de Noé, qui passe ici pour un donneur de leçon, alors que ce n’est pas du tout ce qu’il cherche à dire c’est évident, il le fait simplement pour qu’on le suive, dommage de ne pas prendre son spectateur au sérieux quand on fait quelque chose d’aussi intéressant et fort. Peu importe, Carne est nourri d’autres grandes qualités.

     Carne dure 38 minutes. Et il y a une tension qui s’installe. On investit le cerveau de ce boucher chevalin, père malencontreux, dont la femme est partie le jour de la naissance de la petite. Les années défilent, sa fille grandit et lui tient toujours sa petite boucherie qu’il fait marcher tout seul. Il boit son café après le boulot, ne mange que de la viande de cheval, habille et lave sa fille, n’a pas un seul ami. Et l’on entend ce que ce boucher pense. Il est pour ainsi dire dans chaque plan. Il y avait déjà un côté Eraserhead dans son tout premier court-métrage (Tintarella di luna) mais ici c’est flagrant. On est loin de la poésie Lynchienne, pourtant il y a un esprit quelque peu similaire, dans cette façon de filmer une ville vide, de filmer une errance et un quotidien qui s’apprête à se casser (un bébé difforme d’un côté, les règles d’une adolescente de l’autre), s’il y a ici repères temporels (date) et géographiques (Aubervilliers) qu’il n’y a pas du tout dans Eraserhead, il y a ce même sentiment de personnages dans une bulle perdue, un lieu qui n’existe pas vraiment, un lieu de cauchemars.

     Carne c’est la cause de Seul contre tous, son long-métrage qui en est la suite immédiate. Pourquoi y a t-il tout cela dans la tête de ce taré, c’est Carne qui permet de le savoir. Noé ne cherche pas à excuser son personnage, loin de là, mais à saisir ses comportements ignobles, pris dans le prisme d’une société décadente qui n’aide en rien ces âmes en perdition. Ainsi, le jour où le boucher blesse gravement un ouvrier, qu’il pensait coupable d’avoir violer sa fille, il est enfermé et perd tout. Sa fille est en orphelinat, sa boucherie est vendue (pour payer les dommages et intérêts de ses conneries). A sa sortie c’est un homme encore plus remonté qui remet les pieds dans cette société malade. Raciste confirmé : Parce que sa boutique a été rachetée par des arabes. Définitivement homophobe : Parce qu’il sort de taule en ayant conscience de s’être tapé des mecs, ou fait violé, on n’en sait trop rien. Sa rage s’est décuplée. Et c’est dans Seul contre tous que Noé va s’y attarder. Franchement flippant comme vision de l’humanité. Le plan final, avec cet homme au volant de sa voiture, sa nouvelle amie à ses côtés, pourrait être très beau s’il avait la vocation de montrer une remise en question, un nouveau départ. Sauf que l’on connaît le film suivant. Noé n’est pas Fassbinder, les personnages de ses fins de films ne sont pas meilleurs qu’au départ.

Irréversible – Gaspar Noé – 2002

Irréversible - Gaspar Noé - 2002 dans * 730 irreversible-2002-11-g-300x173L’amour et la violence.

   9.0   C’est avec beaucoup d’émotion que je me suis replongé dans Irréversible, hier soir. La dernière fois c’était il y a plus de cinq ans. J’étais ému parce que je l’ai connu par cœur ce film (observation du découpage, (re)lecture du script, j’en ai écumé tous les reportages, tout ce qui était lié au tournage, le commentaire audio du réalisateur etc…) , j’étais tellement impressionné par son montage, ses mouvements de caméra qu’il m’obsédait jusque dans les effets spéciaux disséminés ci et là, jusque dans l’improvisation des dialogues. En réalité ce qui me plaisait dans Irréversible c’était principalement sa seconde moitié, soit l’avant drame dans le récit, puisque le film est à l’envers, qu’il remonte le temps. La soirée mondaine dansante, sexuelle, arrosée. Un dialogue absurde, sexuel et passionnant dans un métro. Le réveil d’un couple après l’amour. Trois séquences sublimes. Trois plans-séquences, dont la durée oscille entre neuf et quinze minutes. La dernière, dans l’appartement, est impressionnante, le film vaut le détour rien que pour elle. Bellucci et Cassel sont deux comédiens mondialement connus, pourtant devant cette scène je ne vois plus d’acteurs, simplement un homme et une femme dans l’intimité. C’est une sensation que je n’ai éprouvé dans aucun autre film, me sentir si proche des personnages, dans l’intime j’entends bien. Il y a beaucoup d’improvisation chez Gaspar Noé (cela dit il y a tout de même des pistes à suivre) et je trouve celle-ci absolument somptueuse, d’un bout à l’autre, de l’annonce d’un cauchemar inquiétant d’une femme à la joie d’une grossesse imminente. Ce sont des regards fuyants voire même parfois des regards dans le vide (celui de Monica Bellucci principalement, dans cette séquence et celle du métro) et les interactions avec les objets. Le téléphone d’abord dans un début de séquence très Lynchien (il est de couleur rouge, posé sur table de chevet), où il commence à sonner pendant que nous sommes toujours dans un plan en spirale aérien dans un tunnel rougeâtre prenant curieusement l’apparence d’un appareil digestif humain. Un téléphone, un coussin jeté dessus, ce qui nous amène à un bras puis deux corps assoupis allongés l’un sur l’autre. Bientôt un allumage de cigarette très sensuel, un test de grossesse, une affiche de film, ce qui offre un perpétuel mouvement entre les corps et les objets, dans une séquence qui rappelle celle du Mépris, tout en étant tout le contraire dans les attentions que se portent entre eux les personnages. Plan quasi-fixe d’abord puis chassé croisé dans un salon et une salle de bain, plan mobile qui couvre quasiment tout l’appartement dans une durée de quinze minutes environ. De très loin la plus belle séquence du film, la plus forte, la plus sensuelle, la plus calme, la plus lumineuse.

     Mais Irréversible c’est aussi l’histoire d’un drame. Une femme s’engueule avec son petit ami lors d’une soirée, décide de rentrer seule et par la plus simple et cruelle des coïncidences, tombe sur la pire ordure de la terre qui la viole. Pas de conclusion à en tirer. Pas de morale, je me place du côté de Noé, qui réfute la présence de message dans ses films. Ceci est le point de départ qui provoquera une vengeance dans un esprit tourmenté, si ce n’est abattu. Coïncidence toujours, deux types s’empressent d’embarquer Marcus dans leur délire, lui proposant de venger son amie, moyennant un peu de sous. Parce qu’ils ont de l’avance sur lui, ils ont retrouvé un sac à main. Raconter l’histoire dans son ensemble, cette rage vengeresse jusqu’à ce meurtre atroce, n’a pas trop d’intérêt, tant tout tient ici de la mise en scène collant au plus près des personnages afin que l’on vive ce qu’ils sont en train de vivre. En fait il y a une chose que je trouve formidable dans cette séquence de boite de nuit, quelque peu gâché par autre chose dont on aurait pu et dû se passer. Le fameux Ténia, cet homme qui semble être celui du viol, c’est sa présence qui est de trop ici. Noé enlève tout ce mystère. Pas totalement bien entendu car lorsque Marcus est proche de la fin, qu’un type l’a emmené jusqu’au gars qu’il recherchait, celui-ci est en discussion avec un autre type. On reconnaît son visage, bien qu’il faille revoir le film pour s’en persuader (étant donné que l’on voit cette séquence avant l’autre bien sûr), on lui reconnaît sa drôle de façon de prendre de la dope et surtout ce pansement sur le nez. C’est l’intérêt de sa présence qui me gêne, je ne comprends pas. Comme si Noé se couvrait. Le crime qui va suivre, et qui fait suite à un gros quiproquo, ne concerne pas du tout le ténia. C’est une vengeance dans le vent. Noé, qui n’est pas le roi des subtilités semble vouloir montrer que cet homme n’est pas le bon. Mais l’autre visage suffisait, et puis il y a avait quand même une chance sur mille pour que les deux hommes soient arrivés jusqu’ici. Bref j’aime beaucoup l’idée que la vengeance tombe à l’eau, qu’elle devienne non pas inutile (elle l’était déjà) mais surtout absurde, et révélant Marcus et Pierre sous un jour encore plus féroce que la personne qu’ils poursuivaient. ‘Toi tu es comme un animal’, disait Alex à Pierre dans le métro. ‘Trop altruiste’, lui avait dit Marcus. Mais j’aime moins le fait que l’on ait la certitude qu’ils se soient trompés.

     Lors de la grande soirée, Marcus abuse d’alcool, de drogues en tout genre. Pierre, son ami, s’improvise métronome pour l’empêcher de faire des conneries qu’il regretterait, pour l’empêcher de faire de la peine à Alex, son ex-femme. Pendant tout le film il ne fera que la protéger, montrant qu’il l’aime encore et par-dessus tout (magnifique scène de danse). Quoi de plus logique que cette transfiguration meurtrière lui revienne ? Je reviens à Marcus, qui se couvre de ridicule pendant toute la durée de cette scène. C’est ce ridicule qui poussera Alex au départ. Et ce ridicule est magistralement interprété par Vincent Cassel. C’est celui d’un corps sans cesse en mouvement, avec une gestuelle syncopée, celui d’une pluie de mauvaises initiatives, comme s’il cherchait à se donner en spectacle mais qu’il n’en avait pas les moyens (il s’amuse à pisser dans une bouteille), celui d’un homme, redevenu ado le temps d’une soirée, le type lourd dans tout ce qu’il entreprend, le type dont chaque mot sortant de sa bouche est un désastre de plus. Un moment donné, lorsque Alex danse avec des copines, il s’incruste dans le cercle en entoure les jeunes femmes de ses bras, qui lui demandent son prénom. Vincent, répond t-il. Puis il corrigera quelques secondes plus tard. Cet état second est provoqué par le cinéaste lui-même, qui revendique son besoin d’improvisation, de recherche hyper réaliste, dans les gestes comme dans les dialogues, tout est formidable ici parce que tout paraît vrai. Vincent Cassel s’est trompé à cet instant. Finalement, la prise est bonne car elle concerne un état dans lequel toutes les bêtises possibles sont recommandées. Le ridicule chez Noé est tellement recherché qu’il en est même un moteur du récit, par l’erreur ou l’état réel de l’acteur ici, par l’improbable mue de violence soudaine dans la scène de la recherche du coupable, ou dans des positions particulières, comme celle de Nahon et Drouot au tout début du film. Plus que le ridicule c’est le pathétique que Noé recherche. Ses êtres sont sans cesse pathétiques. Il ne les juge pas, ne se délecte pas de les voir comme ils sont, non, c’est simplement que selon Noé l’être humain est un être pathétique. Il y a quelque chose qui le rapproche d’un cinéaste comme Fassbinder du coup. Chez les deux cinéastes il y a beaucoup d’amour, pourtant, tout ce qui est autour paraît dégueulasse, rendant leurs personnages antipathiques ou pathétiques.

     Si Irréversible a beaucoup choqué c’est dans sa structure narrative d’une part évidemment, passionnante, lisible et très travaillée. Mais surtout dans ce parti pris de vouloir tout montrer, pire de faire durer ce qu’il montre. La violence qui émane de cette séquence en boite de nuit est quelque chose de jamais vu au cinéma, dans l’ambiance crasseuse qu’elle propose, allié à la bande-son, aux couleurs, aux mouvements de caméra qui file sinon la gerbe au moins le tournis. Et dans ce déchaînement de violence final, peut-être un peu trop appuyé d’ailleurs. Tout le monde a entendu parlé de la scène de l’extincteur ! Et il y a surtout cette séquence centrale. Epreuve à son paroxysme lorsque Gaspar Noé nous demande de voir un viol de neuf minutes en temps réel avec un simple plan fixe cloué au sol. La scène d’Irréversible qui me gêne. Je ne dis pas qu’elle n’est pas légitime, au contraire, la réduire, ou la couper n’aurait pas collée avec le dispositif utilisé par Noé jusqu’alors qui était de proposer du quasi-temps réel, à l’envers bien entendu. C’est à dire que le début d’une séquence correspond chaque fois à la fin de celle que l’on voit juste après. Il n’y a qu’après le drame (donc avant dans le récit) que les ellipses se font plus fortes. La scène de viol est une épreuve redoutée et redoutable parce qu’elle dure, parce qu’elle est cruelle, car comme le personnage féminin nous ne pouvons absolument rien faire. On est prisonnier de l’image, condamné à regarder la chose se faire. Finalement on a récemment observé ce procédé, c’était dans le film Martyrs : Quelle est à limite pour le spectateur ? Qu’est ce qu’il est en mesure de regarder, jusqu’où est-il capable d’aller ? Cette scène m’épuise, me file presque chaque fois la nausée. Elle est l’unique raison qui fait que parfois je ne regardais pas le film en son entier. Ce n’est pas tant la violence qui me gêne dans cette scène (mais c’est horrible tout de même) c’est davantage le fait qu’elle soit filmée de cette manière.

     En grand amateur de Godard, Noé soigne ses génériques. On a pu voir récemment ce qu’il avait fait de celui d’Enter the void, un chef d’œuvre de générique ni plus ni moins, il faut bien reconnaître que celui d’Irréversible avait lui aussi de la gueule. Générique de fin habituel, pour démarrer le film, par la fin (logos de prod etc…) avec quelques lettres en miroir, rouges et blanches sur fond noir. Il annonce la couleur. Pas facile de lire les crédits, d’autant que peu à peu le générique se met à pencher et n’est pas loin d’être à l’horizontal. Fin du générique, une pièce apparaît, un homme nu à l’intérieur, la caméra lui faisant effectuer une rotation à 360°, avant de faire débarquer les noms des acteurs, puis de toute l’équipe, en grosses lettres noires sur fond blanc, avec un boum sonore à chaque apparition. Et au milieu de ce nouveau générique, le mot Irréversible, à l’endroit, à l’envers, en miroir etc… Le générique est donc à lui seul une épreuve. Comme le sera aussi la toute fin du film, où l’objectif vers le ciel s’en va chercher une lumière blanche, sous fond de Beethoven avant d’en faire une image stroboscopique puis cosmique sous une bande sonore improbable. Ne pas fermer les yeux ni détourner le regard relève du miracle. Ce début et cette fin sont finalement à l’image du film : une épreuve.

     Une caméra au cinéma n’aura jamais autant tourné. Dans une des premières séquences, qui correspond donc à la fin du film, tout se passe dans la fameuse boite de nuit Le Rectum. Ses couleurs noires/rougeâtre, sa musique répétitive fatigante, des cris en tout genre. La caméra tourne, dénaturant tout réalisme. Nous sommes dans des plans-séquences où il n’y a que steadycam. Par moment c’est presque impossible d’y garder les yeux grands ouverts. En terme de mouvements de caméra, son dernier film est beaucoup plus agréable à regarder, sans doute plus atmosphérique qu’organique. Néanmoins, aujourd’hui, lorsque l’on voit un film où la caméra bouge beaucoup on se dit que ça ne bouge tout de même pas autant que chez Noé. Il est devenu cinéaste référent en la matière, de la caméra qui ne tient pas en place. Le cinéma des frères Dardenne, à côté, c’est du plan fixe !

     Gaspar Noé nourrit ses films de ses obsessions. Je n’aimerais pas être dans le cerveau de ce type. C’est la violence qui l’attire, c’est le sexe, c’est la crasse mais tout cela ne se traduit pas par un cinéma de type Pasolinien (il est d’ailleurs un grand admirateur du cinéaste italien) mais quelque chose de plus organique, de plus crade sans doute, plus radical aussi. Il y a des références cinématographiques dans tous ses films. Ou si ce ne sont pas des références ce sont des utilisations similaires, Noé a des rêves, il les réalise. Cela peut être de filmer une scène vue de dessus : Le début d’Irréversible, une bonne partie d’Enter the void, choix qu’il emprunte à la fin de Taxi Driver mais surtout à Brian De Palma qu’il adore. Chez qui il aime aussi l’utilisation du plan-séquence, et où comme ce dernier lorsqu’il fait Snaye eyes, Noé se couvre un peu partout, dans les panoramiques filés, les plans sols ou les passages d’une pièce à une autre. Enter the void doit beaucoup au cinéaste américain là-dessus. Il y a un côté très sale dans ses films, des villes que l’on croirait sortie d’un autre temps façon Eraserhead. Parfois il est simplement question de références en tant qu’admirateur seulement, comme des affiches de film dans la dernière séquence d’Irréversible (2001 et The Killing), caméra subjective (toujours pour Enter the void) inspiré par La dame du lac, descente aux enfers à la Céline dont il est fan de Voyage au bout de la nuit, J.W.Dunne et Une expérience avec le temps…

     Le rêve prémonitoire fait partie intégrante du projet. Non pas que ce soit le truc énorme du film, mais il permet un peu de saisir les obsessions du cinéaste. Dans l’ascenseur qui mène au métro, Alex raconte qu’elle est en train de lire un livre sur les rêves prémonitoires (Le livre c’est évidemment Une expérience avec le temps, cité précédemment) expliquant les analogies que l’on trouve entre nos rêves et la journée que l’on va vivre. Gaspar Noé a voulu rendre un peu cette sensation mais il ne le fait pas subtilement c’est dommage. Ainsi, lors du réveil, Alex sortira d’un cauchemar dans lequel elle était dans un tunnel rouge qui se cassait en deux. Et Marcus, engourdi, dira qu’il ne sent plus son bras. Mais finalement ce n’est pas tant un film sur les prémonitions qu’un film sur les coïncidences qui provoquent imperceptiblement un drame. Noé se fascine pour ces choses là car il doit être fasciné par la capacité qu’a l’homme de se transfigurer, et surtout par la mort dont il doit avoir très peur. A tel point que l’on ne voit pas les gens mourir dans ses films. C’est à peine si l’on sait ce qu’ils deviennent. D’ailleurs, pas étonnant que dans Enter the void le personnage continue de vivre à travers nos yeux, pas en tant que corps à proprement parlé, mais en tant qu’âme errante ou simplement par des images de son passé.

     Gaspar Noé déclarait à l’époque d’Irréversible qu’il était sur un projet monstrueux, le projet de sa vie, et qu’en quelques sortes il avait choisi de faire cette petite histoire d’amour et de viol afin de s’entraîner. Ce qu’il cherchait c’était une narration nouvelle pour un récit qui était lui du rabâché. Il connaît et adore Les chiens de paille de Peckinpah ce n’est pas ce qu’il voulait faire. C’est dans l’adoption de cette déconstruction narrative qu’Irréversible est devenu un vrai film, un nouveau bébé comme il disait, et puis aussi parce qu’il avait su s’entourer d’acteurs reconnus ce qui l’aiderait à trouver des financements aisés etc… Aujourd’hui, penser qu’Irréversible était un petit film d’échauffement, qui aurait remplacé les petits spots publicitaires qu’il devait faire avant de s’envoler pour Tokyo, me paraît totalement incroyable. Bien entendu ce tournage n’aura pas été très long, l’essentiel du temps concernait la post production. Mais tout de même, quel claque, et quel teneur émotionnelle. Ce qu’à fait Noé de cette histoire d’une banalité déconcertante, de ces acteurs pas toujours au top (Agents secrets suffit comme exemple) relève presque du miracle. Et puis la suite on la connaît, scandale ou pas, Irréversible c’est tout de même quelque chose, on ne l’oublie pas comme ça.

Shara (Sharasojyu) – Naomi Kawase – 2004

shara2_blogAvec les fantômes.   

   8.0   Mara, vieux quartiers, Japon. Deux enfants se poursuivent à travers arbres et ruelles, ils s’amusent jusqu’à ce que l’un d’eux disparaisse. Point de départ de Shara : une disparition. Cette dernière hantera le film d’un bout à l’autre. La cinéaste s’intéresse à la reconstruction familiale. Le jeune garçon a grandit, et si le fantôme de son frère (probablement jumeau) semble encore faire corps avec lui, ce n’est pas dans la mélancolie qu’on le voit sombrer. Pendant que les grands (les parents bien sûr, l’intérêt de séparer est important à mon sens) s’emploient pour l’une à s’occuper de sa grossesse, un accouchement imminent, l’autre, président d’une fête municipale annuelle, à fignoler les préparatifs concernant un spectacle dansant, le garçon, maintenant âgé de 17 ans est à l’école ou s’isole pour peindre. Mais bientôt c’est avec une fille de son âge qu’il passera du temps, et un amour, aussi pudiquement montré soit-il, naîtra. Naomi Kawase – qui joue par ailleurs la mère enceinte dans le film – a su filmer ce drame de reconstruction simple, de manière simple justement. Caméra épaule ou plans aériens, on saisit des instants, comme on cueillerait de petites fleurs. Et en même temps c’est très intense, ça ne demande qu’à bouger, à la limite de l’explosion, à l’image de cette scène de danse fabuleuse qui fait naître la pluie et la fait s’arrêter, ou encore cette longue course inutile vers une mère qui était censé être en train d’accoucher. Tout paraît stable, tranquille ou sympathique, mais tout devient inquiétant, comme un passé loin d’être enfoui. Pendant que les uns se reconstruisent (Shara commence par une mort et termine par une naissance) les autres se construisent, se parlent. De sublimes masques tombent lors d’une discussion mère/fille très forte, sur les origines, les vérités inavouables. Shara est une plongée dans Mara, comme si l’on observait un petit échantillon de cette ancienne capitale devenue fantôme, de laquelle on ressortira vers le ciel dans un final antonionien magnifique. C’est un film fort, mais pas triste, il passe au-dessus de tout ça, il montre sans cesse les belles choses, ces riens qui empêchent de souffrir constamment : une toile de peinture, un long baiser, une scène somptueuse d’un père et son fils tout sourire, une satisfaction à toute épreuve, jusqu’à cet accouchement lumineux, d’où on peut y voir des regards pleins de joie et de tristesse passée.


Catégories

Archives

août 2010
L Ma Me J V S D
« juil   sept »
 1
2345678
9101112131415
16171819202122
23242526272829
3031  

Auteur:

silencio


shaolin13 |
Silyvor Movie |
PHILIPPE PINSON - ... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Playboy Communiste
| STREAMINGRATOX
| lemysteredelamaisonblanche