Tokyo trip.
7.0 Noé fait partie de ces cinéastes qui se prennent pour des virtuoses. Volonté de faire quelque chose de différent, voire de révolutionner le cinéma, de manipuler les sentiments du spectateur et conscience de tout cela. Un peu comme Lars Von Trier, cinéaste que Noé affectionne, il le revendique, cinéaste dont il semble se rapprocher dans la volonté créatrice formelle (mouvements de caméra, improvisations, plans impossibles…) de même que sur l’aspect mélodramatique de leurs récits. A la différence que Noé aime moins l’esprit glauque que crasseux, il ne filme pas à hauteur d’hommes, enfin pas vraiment, il entre dans les personnages, il virevolte autour d’eux où les enferment dans des cadres exigus. C’est le cas dans ses premiers films – Carne et Seul contre tous – où il nous fait partager les sentiments d’un boucher pervers, raciste, dont la vie minable et la société qui l’entoure le rendent taré. Film étouffant au possible. C’est le cas aussi dans Irréversible où il se place en tant que voyeur, au-dessus des personnages en début de film (ce sera le procédé majoritairement utilisé dans Enter the void), avant d’entrer à leurs côtés pour un déluge de violence où l’on à l’impression d’être leurs doubles, puis en fin de film en caméra aérienne, plans-séquences posés, mais davantage comme un œil extérieur, presque celui d’un fantôme, comme celui d’Oscar dans Enter the void.
Avec Enter the void (initialement appelé Soudain le vide, judicieusement rebaptisé) Gaspar Noé expérimente encore davantage. C’est son film, et de très loin, le plus jusqu’au-boutiste à ce jour. Générique tout simplement hallucinant dans un premier temps. Noé faisait sensation avec Irréversible en mettant le générique de fin au début du film, défilant en sens inverse à l’écran, de haut en bas, lettres renversées. Il récidive ici avec ce montage épileptique, où l’on n’a le temps de rien lire et on est agressé par un gros techno surpuissant et des lettres pleines de couleurs à donner mal au crâne d’entrée. Générique le plus fort vu depuis longtemps. Ensuite, ce que l’on appellera la première partie, où l’on suit intégralement en caméra subjective, en temps réel, et en plan-séquence unique (mais clairement truqué) les derniers instants de la vie d’Oscar dans un Tokyo aux couleurs et aux bruits ahurissants. Je reviens un instant sur les premières secondes du film où l’on voit Oscar et sa frangine (Paz de la Huerta) sur le balcon de leur appartement, accoudés face à un immense Love Hôtel aux couleurs psychédéliques et Oscar qui demande à Linda d’observer cet avion, unique lumière dans le ciel nocturne. Il y a une telle sensation de vertige dans cette scène, j’ai beaucoup pensé à Cloverfield – la scène sur le toit pendant la première explosion – j’ai trouvé ça tout simplement monstrueux. Il y a un moment fort dans cette longue séquence subjective : Oscar se fait une pipe de DMT, drogue à la faculté de faire ressentir le passage entre la vie et la mort, et se laisse aller dans un long trip psychédélique. Six minutes durant on se croirait en train d’observer un lecteur Windows media, ça c’est pour ceux qui n’entrent pas dans le délire, ou plutôt revivre quelques sensations éprouvées durant le voyage à l’infini dans 2001, l’odyssée de l’espace. De toute façon c’est citable, puisque Noé le revendique haut et fort que c’était son rêve de faire une séquence hallucinatoire à la 2001. De la même manière il ne cache pas que les séquences au-dessus des personnages, où il les suit d’une pièce à une autre, d’un quartier à un autre, il les a pioché chez De Palma. Pour en revenir à cette séquence, elle représente ce que j’aime dans le film, au moins dans cette volonté totalement libre de faire partager un délire. Que l’on entre dans le film ou pas, on ne peut nier le fait que Noé ait réalisé un trip, qui sort en totalité de sa tête, un truc qui ne ressemble à aucun autre. Pour cette simple raison je trouve cette première partie épatante.
Et là c’est intéressant : Interprétation libre. Je trouve les dialogues avec son pote au début complètement superflus. Celui-ci lui parle de la mort, de réincarnation, du livre des morts tibétain (Avant tout on revoit des instants de sa vie, puis on a le don d’ubiquité, de tout voir et de tout entendre, avant d’avoir le choix d’une lueur, d’en sortir ou non, de se réincarner…) et c’est en toute logique que tout le film ne fait qu’explorer la théorie expliquée par son ami. En toute logique donc, malheureusement. Ça ne me plait pas. Alors, comme ça ne me plait pas, que je trouve ça gros, presque grossier, j’essaie de voir autrement. Il n’y a rien dans le film qui ne dit pas que l’on est en train de vivre un trip hallucinatoire total, dont le point d’orgue serait le Love Hôtel et la réincarnation finale, qui provoquerait son propre réveil. J’aime l’idée d’un trip total. Parce que dans la seconde partie (nous sommes l’esprit d’Oscar, nous voyons des moments de sa vie, dans un maelström éprouvant) il y a des choses que je n’aime pas trop : c’est le côté mécanique des transitions (un objet en appelle un autre, un visage en appelle un autre) mais surtout les coïncidences temporelles un peu bizarres. Dans la troisième partie, l’esprit d’Oscar semble virevolter, tente de trouver sa place, et se déplace par sources lumineuses (oh le procédé relou). Une partie intéressante mais très vite éreintante. On voudrait que ça se termine, vite. Et puis ces allers et venus entre les immeubles de la ville, franchement c’était saoulant. C’est ce que je reproche au film en fin de compte, ce côté mécanique. Il y a moyen de partir vraiment dans un délire sans précédent, au lieu de ça, de nombreuses scènes se répètent, et surtout tout devient prévisible. Noé nous fait voyager à travers un esprit, et il le condamne à une contrainte des distances, comme s’il était encore un corps, un esprit ‘téléportable’ aurait été plus judicieux. Rien ne l’empêchait de le faire.
Mais Enter the void explore une de mes grosses faiblesses au cinéma. A partir du moment où je trouve quelque chose de fabuleux dans un film (ici en l’occurrence il s’agit du générique, de la partie en subjectif et de la scène au Love Hôtel) il m’est alors difficile de ne pas aimer le film, à moins que celui-ci en devienne tellement insupportable qu’il efface mes fortes émotions ressenties précédemment. Ce qui donne une poignée de film que je n’ai pas honte d’aimer, le terme est trop fort, mais que j’aurai probablement regardé d’un autre œil s’ils étaient dépourvus de certaines séquences qui me happent. Récemment, avant Enter the void, c’était Vahlalla rising qui m’a fait cet effet. L’ambiance musicale et le silence me plaisaient. Il y a quelques années, il y avait Apocalypto, dont j’aimais l’énergie foudroyante. Je n’ai pas d’autres exemples en tête là. Quoi qu’il en soit, le visionnage d’Enter the void arrive dans une période où je n’avais guère envie de ça. Ayant vu La blessure récemment, le film de Klotz, je cherchais davantage à entrer dans une période « plans fixes », en me refaisant tous les Akerman d’ailleurs. Ici on est dans tout l’inverse ! Pourtant j’ai été embarqué. Je craignais ce film et il m’a embarqué. Il y a une tonne de défauts mais il y aussi suffisamment de choses que j’aime pour oublier un peu ce que j’aime moins. La dernière demi-heure par exemple.
Enter the void trouve toute sa dimension dramatique dans une scène qui revient fréquemment, comme un souvenir difficile à jamais gravé dans une mémoire, c’est l’accident de voiture avec les parents. C’est probablement la scène la plus violente du film, avec la présence du sang, les visages atrophiés des parents, les cris de la petite sœur. Cette scène me rappelle émotionnellement celle de Tétro, où il y avait là aussi un accident de voiture qui investissait fréquemment la mémoire du personnage. L’accident dans Enter the void a un double emploi : il permet de tisser les liens mélodramatiques qui touchent de plein fouet une famille (Une seconde qui change une vie, une spéciale Noé, le temps détruit tout, disait-il dans Irréversible) et de comprendre la proximité d’un frère et de sa sœur par la suite. La promesse (de sang) de ne plus jamais se quitter, jusqu’à l’épisode de séparation dans des orphelinats séparés. Il y a comme un mystère qui touche à cet amour entre le frère et la sœur, un amour qui serait encore plus fort. Oscar n’aime pas l’idée que l’on touche à sa sœur, cette réaction n’appartient pas tant à une surprotection qu’à un amour incestueux refoulé. Là j’ai pensé au dernier Bonnell, La dame de trèfle, qui dans une mise en scène beaucoup plus sobre, et avec comme fond une histoire de meurtre, le cinéaste tissait cette inceste mystérieuse, ne dévoilant jamais cette vérité inavouable. Noé prend moins de pincettes, néanmoins, le mystère demeure, concernant la réciprocité.
Tout ça c’est bien joli mais je ne pense pas que c’est ce qui intéresse Noé. Dans Irréversible au contraire la mise en scène se mettait au service du récit. Il fallait avant tout filmer un couple d’acteurs. Il fallait montrer un déluge de violence dans une boite de nuit. Montrer un viol en temps réel. Montrer un long dialogue dans un métro. Un plan-séquence (trafiqué ou non) pour chaque scène, treize au total, si ma mémoire est bonne. Mais une histoire, construite façon Mémento, commençant par la fin, finissant par le début. Vingt-quatre heures de la vie d’un couple qui bascule, de la vengeance assouvie au calme d’un après-midi printanier. Dans Enter the void, et même si le scénario semble beaucoup plus travaillé, on a vraiment l’impression d’avoir affaire à une performance mise en scénique. La caméra subjective pendant plus d’une demi-heure. Des plans-séquences aériens impossibles. Un montage sonore hallucinant, j’y reviens. Voilà pourquoi j’aime Enter the void. Noé ne s’est pas contenté de faire du Noé. Il m’a fait vivre quelque chose de fort. C’était une expérience. Une expérience visuelle et sonore hors du commun. L’image c’est la couleur avant tout qui lui offre un charme si singulier. Noé dit qu’il fallait réduire la présence du bleu au maximum. Le bleu, dit-il, efface la force des couleurs vives, à choisir il préfère utiliser le noir qui les fait ressortir. Je ne sais pas si c’est vrai, mais une chose est sure, je n’avais jamais vu un déluge de couleurs vives de la sorte. Les personnages évoquent un moment donné l’idée du bad trip dans la prise de DMT. C’est à dire que l’on se sent bien et qu’instantanément, pour un truc ou un autre, on se sent mal. Et se sentir mal dans une ambiance aussi dingue c’est badant à mort. C’est ce que j’ai ressenti par moment. En fin de compte je me demande si ce n’est pas l’effet recherché par le cinéaste : offrir une sensation de bien-être mélangé à un mal-être enfoui, comme s’il cherchait par le cinéma à nous procurer ce qu’une drogue hallucinatoire peut procurer. Exercice périlleux voire hyper prétentieux mais mine de rien ça fonctionne presque, ça fonctionne même pas mal par moment. C’est dans le fonctionnement avec le climat sonore que les images sont percutantes. Thomas Bangalter (Daft Punk) déjà présent sur la bande-originale complète d’Irréversible a su créer ici des sonorités incroyables, étouffantes autant qu’excitantes. Des sonorités qui n’aurait d’égal visuel que la scène au Love Hôtel. Franchement, du début jusqu’à la fin, le travail sonore est ahurissant, c’est du jamais vu. La scène du Love Hôtel justement, j’en viens : Rarement une séquence dans un film n’aura autant combiné une telle palette d’émotion. Encore une fois c’est dans un plan-séquence improbable, que Gaspar Noé s’en va saisir les positions érotiques dans chaque pièce de l’hôtel, ‘censurant’ les sexes avec des espèces de flammes, de néons visqueux (ces fameuses lueurs selon le livre des morts tibétain) dans un brouhaha mélangeant son techno, respirations répétitives et cris d’orgasmes.
Le film s’ouvrait sur un ENTER qui prenait tout l’écran. Il se clôt sur un THE VOID brutal remplaçant le THE END habituel. Pas de générique puisqu’il est déjà passé au début, les lumières se rallument d’emblée. La salle était sonnée, dans le bon ou dans le mauvais sens, peu importe. Je suis sorti de la salle en titubant, avec la tête qui tournait encore. Quelque part c’est cette sensation que je voulais avoir, donc c’est réussi, et puis je n’avais jamais vu un truc pareil. Sitôt que je vois le film comme le trip hallucinatoire d’un shoot d’un soir ça me plait, s’il s’agit d’autre chose un peu moins. Quoiqu’il en soit je suis ravi d’avoir vu ça au cinéma. Je pense que c’est le film de sa vie au cher Gaspar. Ça fait vingt ans qu’il le potasse. Ça fait vingt ans qu’il voulait le faire mais attendait le jour où il pouvait, techniquement, le faire. C’est un film où toutes ses obsessions sont réunies. C’est incroyable.
Une dernière chose : je ne pense pas que Gaspar Noé cherche à filmer Tokyo dans Enter the void. Tokyo n’est qu’une toile de fond. Son rythme, ses bruits, ses couleurs. Tokyo est simplement utilisé comme le décor d’un trip. Comme cette maquette dans la chambre de l’ancien colocataire, où lorsque l’on éteint les lumières on a l’impression de voir Tokyo sous LSD, dira le personnage.
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