Zone parallèle.
6.5 Je craignais très vite l’expérimentation formelle ultime où les personnages ne deviendraient inéluctablement que des pantins décoratifs sans épaisseur psychologique. Un peu comme chez Tsaï Ming-Liang (de ce que j’ai vu) même si le réalisateur reste avant toute chose un créateur d’ambiance, un cinéaste du plan. Il y a chez Alonso, et uniquement dans ce film là, quelque chose qui se rapprocherait de cela, dans le sens où ses protagonistes ne voyagent plus comme dans La libertad ou Los muertos, il n’y a pas ce mouvement perpétuel, circulaire du premier, progressif du second, mais un statisme inquiétant, renforcé par un cadre nouveau dans le cinéma de l’Argentin, puisque la jungle et les vallées de la Pampa ont été substituées à un centre théâtral, donc un film vécu dorénavant qu’en intérieur.
On retrouve alors notre ancien prisonnier de Los muertos Argentino Vargas et notre bûcheron de La libertad Misael, tous deux invités à la première de Los muertos, dans un grand cinéma de Buenos Aires. Histoire véritable qui a énormément touché Lisandro Alonso, décidant donc de filmer cela, enfin de le reconstruire, tout en l’agrémentant d’un peu de fiction, était-ce bien utile ? L’élément de fiction n’intervient pas trop pour Vargas, que l’on va suivre dans son attente, marchant et fumant des cigarettes, pièces par pièces, couloirs par couloirs dans ce grand établissement, avant de vivre avec lui la projection du film dans lequel il est le protagoniste principal. C’est la découverte d’une immensité. Non pas qu’il soit véritablement perdu dans les méandres citadines mais tout simplement qu’il y a une confrontation entre son quotidien, sa vie que l’on a un peu vécu à ses côtés dans le précédent film, l’immensité de la jungle, et cet endroit nouveau pour lui, que nous connaissons davantage en ce qui nous concerne, occidentaux, les grandes constructions à étages. Comme si le cinéaste se confondait alors au spectateur et que nous invitions Vargas chez nous. Je ne suis pas certain que Alonso ait vraiment voulu montrer cela, mais ça transparaît comme ça à mon sens, mais surtout, c’est un homme arrivé dans un monde qu’il ne connaît pas, avec les mêmes regards que Q’Orianka Kilcher à la fin du nouveau monde de Terrence Malick. Pocahontas scrutait ce monde inconnu et cherchait un repère, elle le trouvait dans le regard d’un homme noir, c’était sublime. Vargas scrute de la même manière mais ne trouve rien qui le raccroche à son monde. Si, il trouvera l’écran de cinéma, dans lequel il se verra.
J’en reviens à notre second personnage, Misael, le bûcheron de La libertad. Lui aussi est invité à la projection du film mais il se perd dans les coulisses de l’établissement, cherchant étages par étages, en prenant l’ascenseur, en montant sur le toit, quelque chose qui le ramerait en terrain connu. Lui ne s’est pas vraiment perdu en revanche. C’est l’élément de fiction qui ne fait pas vraiment sens mais pourquoi pas cela dit ? Lui qui était si certain de ses gestes dans le quotidien dans lequel on l’avait laissé dans le premier long métrage de Alonso, et bien le voilà sans aucun repère, découvrant des choses trop nouvelles pour arriver à apprivoiser une quelconque orientation.
Parce qu’il s’agit bien d’un film expérimental sur les aléas du modèle occidental, et le cinéaste effectue un travail impressionnant sur le climat sonore, remplaçant les bruits naturels de la jungle, d’une forêt, d’une rivière par des sons d’ascenseurs, de portes qui claquent, du brouhaha extérieur de la ville. Dans sa volonté d’expérimenter chaque recoin d’un établissement, en l’occurrence un centre culturel, Alonso aurait très bien pu pousser la chose encore plus loin, car à de nombreux instants on pense à Hôtel Monterey de Chantal Akerman, mais Lisandro Alonso semble fébrile à l’idée de créer une expérience aussi radical du coup, ses personnages traversent – même s’il arrive à un plan de durer 2 minutes – chaque fois le cadre. N’aurait-il pas été plus judicieux de les filmer dans leur immobilité tout en filmant chaque pièce de l’établissement ? Akerman l’avait fait avec un hôtel, jouant sur les contrastes lumineux parce qu’elle s’était retirer l’accès au son. Alonso a le son lui. L’intérêt d’une fiction était moindre. C’est avec Vargas ou simplement les murs de l’immeuble (pour le coup, ils font vraiment parti du casting) que l’on se sent le mieux, que l’on reste un maximum attentif, que l’on tente de voyager dans les pensées de cet homme qui avance à tâtons dans un endroit inconnu.
C’est beau (même en intérieur, le cinéaste fait des miracles de mise en scène), émouvant (de retrouver nos deux hommes laissés durant un feu de camp sous un orage ou le long d’une rivière sous une tante) et envoûtant.
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