Les prédateurs.
8.5 Comment parler de la pulsion cannibale par le plaisir sexuel sans jamais en évoquer le nom, sans même jamais vraiment parler de maladie ? Les deux personnages que sont Coré (Béatrice Dalle) et Shane (Vincent Gallo) éprouvent ce même désir pour des relations plus que violentes, puisqu’elles se terminent systématiquement par la mort de leur vis-à-vis. Enfin, cela est vrai pour Coré, que l’on voit littéralement enragée pendant tout le film, uniquement protégée par son mari (Alex Descas) médecin, j’y reviens. Tandis que Shane intériorise tout, il est en voyage de noces avec sa petite amie mais il est en bataille permanente avec ses pulsions qu’il sait dévastatrices. On vit le mal être de cet homme au quotidien et s’il semble plutôt inoffensif avec sa femme dans un premier temps, on verra plus tard des marques de morsure dentaire sur son corps, et même nous verrons un acte sexuel incroyablement triste, avec une femme impuissante devant les sensations quasi incontrôlables qu’est en train de vivre son mari, condamné à jouir dans les toilettes pour éviter le massacre. Il y a d’un côté l’histoire d’une fille sans scrupules, qui déguste au sens propre des proies humaines, aidée par son homme qui passe derrière, cache les corps et la nettoie, qui ne trouve aucun remède, dans une société qui se ferme littéralement à ses angoisses, à ses appels au secours. Il y a d’un autre côté l’histoire d’un homme qui tente de lutter contre ça, qui s’acharne à trouver des solutions pour palier à ses désirs inavouables. Il ira jusqu’à tuer cette sorte de mère spirituelle dans une scène déchirante. Plus tard, peut-être se croyant guéri de ses maux, il s’apprête à séduire une jolie femme de chambre, avec qui les regards se faisaient chaque fois plus intense depuis son arrivée sur Paris, mais lui fait l’amour à sa manière, la tue en lui dévorant le sexe. Scène quasi insoutenable.
Je raconte l’histoire comme si elle était si simple, si lisible, mais c’est oublier de dire combien la mise en scène de Claire Denis, toujours très aérienne et charnelle, contourne toutes les facilités et nous raconte des tourments intérieurs plus que des violences sexuelles. C’est bien simple, Claire Denis déréalise tellement les attributs dramatiques autour de ses personnages victimes éphémères qu’elle se concentre sur le mal-être de ses bourreaux. Même les deux personnages qui côtoient nos deux malades n’ont pas réellement d’épaisseur, ça peut gêner. Il y a donc Dalle et Gallo. Ils sont magnifiques. Et la cinéaste arrive à trouver des trucs sensationnels en filmant leurs corps, leurs regards. On est constamment sous pression, dans une attente inconnue. Quand on pense que la jeune femme va surmonter ses pulsions carnassières en séduisant un petit jeune (Nicolas Duvauchelle) de manière très belle, très érotique, très calme, c’est finalement un carnage absolu, à en peindre les murs avec des boyaux. Quand on croit au retour du désir habituel, au sens non cannibale de l’homme, la machine se vrille et casse nos espoirs. Cette maladie si étrange est alors vécue comme une maladie incurable, uniquement battue par le mort elle-même. C’est d’une infinie tristesse.
L’anthropophagie sexuelle me rappelle les figures habituelles du mythe vampirique. Coré et Shane apparaissent ainsi ou du moins à quelque chose qui ressemblerait à la figure du vampire. Dans leur façon de se déplacer, c’est la caméra de Claire Denis qui guide leur mouvement, on ne sait plus s’ils gravitent dans Paris de façon humaine ou non. Dans la séquence au tout début ou Coré dévore une de ses proies, elle nous apparaît sûr d’elle, invulnérable, complètement animale. Et la séquence se déroule de nuit. L’obscurité sera un motif récurrent puisque à chaque acte sexuel montré où l’un finit par être dévoré, cela se déroule de nuit si l’on est en milieu naturel, ou dans la pénombre si nous sommes en lieu clôt. On peut terminer cette analogie avec la figure du vampire en évoquant la mort de Coré : Shane l’étouffe et la laisse périr dans les flammes dans lesquelles son corps s’embrasera. La scène est déchirante.
Récemment, un film est sorti sur la comtesse Bathory, un film de Julie Delpy. On y découvrait le désir d’une femme de dévorer le sang de ses servantes qui pensait-elle, devait lui rendre sa fertilité, sa jeunesse. C’est un très beau film sur la peur de la mort. Le sang est une dominante dans les films de genre, on en voit à outrance chez Roméro par exemple, et ces zombies qui se nourrissent du sang des humains. Rarement dans un film nous n’avions cette sensation nouvelle qui traverse le film de Claire Denis, que l’être humain aime la chair, aime le sang, mais que c’est la société et ses mœurs qui l’empêchent d’accomplir certaines envies. Lors d’un rapport sexuel, si l’on se plait à mordiller, fouiner, palper, caresser, embrasser, lécher c’est aussi par pur plaisir charnel au sens moral, parce que l’on s’est toujours arrêté avant la blessure. Coré n’a plus cette limite morale. Durant la séquence la plus éprouvante du film, elle est séduite par un jeune venue la délivrer de sa chambre transformée provisoirement en prison par son mari pour qu’elle ne réitère pas ces pulsions, puis pendant qu’ils font l’amour, elle le dévore dans le cou, puis le visage, elle ne mordille plus mais plante ses crocs. Puis elle jouit de ce plaisir là : lécher les plaies (On pense à Cronenberg), y enfoncer ses doigts, se frotter de tout son corps contre son jouet ou sa proie, tel un vrai prédateur animal.