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Archives pour 24 novembre, 2010

Secret défense – Jacques Rivette – 1998

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Complot de famille.    

   10.0   J’ai beaucoup pensé à Hitchcock. Celui de La mort aux trousses pour ce qui est de suivre un personnage en particulier pris dans les rouages de quelque chose qui le dépasse. Pas de complots disproportionnés ici mais une histoire de famille, ou plutôt le surgissement d’un passé enfoui à double niveau. Dès le premier plan nous accompagnons Sandrine Bonnaire, à son lieu de travail, où elle effectue des recherches scientifiques. Comme pour d’emblée montrer que c’est ce personnage qui nous intéresse au plus au point, le cinéaste choisi de faire durer ce plan. Ensuite viendra un bruit, puis un autre, la jeune femme, inquiète, se saisit d’un instrument et s’en va voir d’où il provient. Déjà, l’angoisse monte, mais sans emphase, simplement de façon naturelle. Finalement ce n’était que son frère, masque du vengeur, qui lui avoue savoir que leur père n’est pas mort accidentellement six ans plus tôt mais qu’on l’a tué. Et le jeune homme vient preuves à l’appui.

     Dans la confusion la plus totale, les jours suivants, parce qu’elle repense aux mots de son frère, commence à y croire, mais aussi parce que ce même frère ne donne pas de nouvelles depuis, Sylvie s’en va travailler la tête ailleurs. Lorsqu’elle reverra son frère, un peu plus tard, elle le découvrira prêt à tout, mais tellement maladroit dans son procédé que la jeune femme pense faire les choses à sa place. Si je n’emploie pas les mots exacts c’est parce que Rivette ne les dit pas. Il se contente de filmer cette jeune femme, perturbée, dont les habitudes ont été bouleversées par cette possible vérité sortie de nulle part. C’est qu’il y a un ami sur une photo de son père, prise le jour de sa mort, alors que cet ami avait déclaré après le drame avoir été loin de la victime. En fait ça ne tourne déjà plus rond dans la tête de Sylvie, mais là nous ne sommes plus vraiment chez Hitchcock, elle semble paradoxalement sûr d’elle, elle se laisse porter par cette vengeance par procuration, comme le personnage de La mort aux trousses était guidé par une armada de flics et de tueurs qui le prenait pour un autre. Sylvie n’est embringuée par personne, mais elle n’est déjà plus vraiment Sylvie, elle a enfilé le masque de son frère. Lors du voyage qui l’emmènera jusqu’à Chagny dont on devine (ce n’est dit à aucun moment) qu’elle s’en va rendre visite – avec une arme – à cet ancien ami pas seulement pour lui faire la conversation, ce qui est extraordinaire c’est que tout cela, cette vengeance simple après la découverte d’un crime maquillé en accident (et encore on n’est sûr de rien) n’est que la partie visible de l’iceberg. Rivette s’apprête à faire de ce voyage simple quelque chose d’insolite, secouant, tragique.

     Mais je reviens un peu sur ce voyage, qui tient tout de même une grande partie du film. Sylvie sort de son travail, prend le métro à Austerlitz, en descend Quai de la râpée (un seul plan-séquence d’une station à l’autre) puis s’en va prendre le TGV direction Chagny, on l’a su quelques minutes plus tôt lorsqu’elle achetait un billet. Rivette choisit de rester longtemps aux côtés d’elle durant ce trajet en TGV. L’accompagner aux toilettes, où elle ne sait plus quelle paire de lunettes enfiler. Ou encore au bar, où elle prendra deux fioles de vodka. A l’arrivée du train, elle se précipite pour ne pas louper le suivant, un train de province et la voilà dans un nouveau trajet. Elle s’engouffre inexorablement. Elle arrive de nuit, regarde un car, prête à y entrer mais prend l’option de poursuivre à pied, cachant l’arme qui est dans sa main et aussi son visage à chaque passage d’un automobiliste. Ce trajet vécu quasiment en temps réel est sans doute ma séquence de cinéma préférée. Elle représente à elle seule en tout cas tout ce que le cinéma peut m’offrir de sidération. C’est le fait qu’on ne sache pas vraiment où veut en venir la jeune femme qui est extraordinaire, enfin on s’en doute – il y a comme une transfiguration inquiétante qui plus est – mais comme jamais jusqu’à la rencontre nous n’en sommes certains, et bien il reste ce voyage que l’on vit comme flottant, que l’on vit aux côtés de la jeune femme, qu’on ne lâche pas une seconde. C’est énorme.

     Du coup, le film est découpé. Il y a l’avant ce voyage et l’après, puisque Sylvie ne reviendra jamais à Paris. L’altercation attendue ne se déroulera pas comme prévue, loin de là. Il y aura meurtre, mais pas celui qu’on pensait. Et puis il y aura alors toute une protection inattendue autour de la jeune femme, que l’on découvre finalement dans un élément qu’elle connaît, puisque cette campagne est celle de son enfance, nous l’apprendrons plus tard. Sa mère n’est pas loin. Un drame encore plus fort, plus douloureux, plus intime refait alors surface. Qui concernerait une petite sœur qu’a eu Sylvie. Lorsque l’on pense sortir la tête de l’eau, éclaircir tout ça, Rivette fait entrer un nouveau personnage, on se croirait dans Vertigo. Il est d’ailleurs évident qu’il y a pensé. La petite amie de Walser tuée accidentellement par Sylvie. Alors que le corps a disparu depuis déjà un moment (il s’en est passé des choses entre-temps) celle-ci revient. C’est en fait sa sœur jumelle, blonde, qui la cherche. Comment ne pas penser au fantôme de Madeleine dans Vertigo ?

     Je m’arrête là parce qu’il y a des millions de choses à dire. Simplement, c’est un film qui dure près de trois heures. D’une part on ne les voit pas passer mais surtout cette durée est tellement justifiée. Et ce drame de famille est un truc absolument fabuleux, jusque dans le dernier plan. Carrément bouleversant. Moi qui craignais de ne pas accrocher à Rivette, n’ayant vu de lui que 36 vues du Pic saint-Loup, soit son dernier film, beau mais hermétique, et bien je me retrouve devant un film Hitchcockien dément que j’ai déjà envie de revoir. Incroyable.

US go home – Claire Denis – 1994

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Wild things.    

   9.5   Au début on se croirait chez Godard. Le son se désynchronise de l’image lorsqu’une jeune femme se met à parler, un peu comme ça, comme on écrirait au fil de la plume, évoquant les grands ensembles de la banlieue parisienne. Elle présente Paris dans cette cuvette brumeuse, puis son frère et une amie. Elle dit étudier le Russe. On distingue  en off deux filles parlant russe pendant que l’on voit un passage à niveau et un train le franchir. Son frère, un livre à la main, quelques pochettes de quarante-cinq tours accrochés au mur derrière lui, récite un texte comparatif sur le plaisir et le déshonneur de la sexualité incontrôlée. La jeune fille termine son bref monologue en évoquant la base militaire américaine voisine. On est dans les années 60. A première vue on dirait un remake de Passion ou de Deux trois choses que je sais d’elle, surtout ce dernier d’ailleurs, on sent venir un film de ville, un film qui laisserait vivre les constructions tout en filmant ses habitants. Et puis il y a vraiment cette consommation accrue de l’information, le pouvoir de l’image, ça avance déjà tambour battant, mais le montage n’est heureusement pas frénétique. Quelques instant plus tard le film s’ouvre littéralement à quelque chose d’incroyable qu’il ne fera que tenir jusqu’à la fin du film, se détachant un peu par la même occasion des expérimentations Godardiennes. Il s’ouvre à la musique, au mouvement du corps qui l’accompagne, on est déjà plus du côté de One plus one. Pire, c’est la musique qui donne clairement un tempo au film. Il ne s’agit pas de filmer un groupe dans une pièce qui tente de produire quelque chose qui toucherait à une sorte de perfection – le fameux morceau Sympathy for the devil que l’on entend à de nombreuses reprises jamais en entier – mais de filmer à tâtons des gens dans une pièce, comme si la caméra était curieuse, de voir si l’on peut vivre et danser ensemble. Avant cela, Alain (Grégoire Colin), le frangin, se met à danser dans sa chambre sur un morceau des Yardbirds, son corps embrase l’écran, rarement vu une séquence solitaire dansée aussi belle, aussi sensuelle, où le corps s’abandonne littéralement. Claire Denis filme cela en un seul plan, toute la durée du morceau. Au plan suivant nous découvrirons que nous étions les yeux de la petite sœur, qui observait son frère sans lui dire, lequel lui fera remarquer. Tout est alors placé sous le signe du pouvoir du corps, de l’abus que l’on peut en faire, à l’image de cette tirade du grand frère en tout début de film. Tout est placé sous le signe du sexe. Martine voudrait aller à une soirée, sa mère lui interdit sauf si elle y va accompagnée de son frère. Martine n’a qu’une idée en tête : faire l’amour, à première vue on pourrait même dire baiser. On surprendra une conversation avec Hélène, son amie, qui l’aide à se coiffer tout en chantant (séquence sublime une fois encore), lui disant de surtout bien se retirer au moment où l’homme s’apprête à jouir en elle. Très vite le film prendra la direction de cette soirée, où tout semble devoir s’y jouer. Ce genre de soirée qui commence avec les parents, puis qui devient entièrement jeune, collé-serré, où l’on danse un peu avec tout le monde, où l’on fait des rencontres. Martine tente des approches, maladroitement, elle se surprend elle-même. Elle verra son frère danser aux bras d’une fille, son amie au cou d’un autre garçon. La petite sœur ne semble pas prête, et l’ambiance aussi étrange soit-elle poursuit son chemin dans cette soirée très tactile. Une fois de plus la musique ne s’arrête jamais. C’est un vrai balai de corps dansants, tout est très sombre, il y a du monde. Qui mieux que Claire Denis pouvait reproduire cette sensation de chaleur corporelle, de peaux qui se frôlent, de balancement des corps ? Claire Denis ou le cinéma du corps en mouvement. Rarement ces séquences auront été si intenses, si puissantes. Après un fiasco total où Martine se rend compte que ce n’est pas ce qu’elle cherche, elle surprendra Hélène et Alain nus dans une pièce, après l’amour on se doute. Plus tard lorsqu’il faudra rentrer, nos deux frangins rencontreront un GI de la base américaine et la jeune femme en tombera amoureuse, rien qu’en l’écoutant, en le regardant. Quand son frère prendra l’initiative de renter à pied – tant qu’il peut fuir de l’amerloque – sa sœur restera avec cet homme, mystérieux, désenchanté, magnifiquement campé par Vincent Gallo. Ils écouteront de la musique. Ils fumeront une cigarette dans sa voiture. La cigarette dans le cinéma de Claire Denis a une importance capitale : les volutes de fumées épousent eux aussi à merveille les mouvements humains. Ils s’embrasseront, dans la pénombre le long d’une route forestière, puis sans doute davantage, la cinéaste les montrant en train de disparaître dans le hors-champ. Puis il ramènera la fille chez elle, avant de disparaître. Us go home, c’est le graffiti que nous verrons à la fin du film, sur un mur, comme pour rappeler qu’il est toujours question de monde, de préjugés sur les différences, ce qui n’empêche pas la jeune femme d’avoir vécu quelque chose d’encore plus miraculeux que ce qu’elle pensait vivre ce soir là. Elle s’est ouverte au monde. Et elle s’est ouverte au sexe, mais sûrement pas comme elle l’imaginait. Tous auront fait l’amour (peut-être même auront-ils tous perdus leur virginité, rien n’est à exclure) dans cette soirée si singulière dont on se doute qu’elle laissera des traces. Magnifique ultime plan.


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