To be or not to be.
6.5 Fight Club comme plus récemment Zodiac et surtout The Social Network ont une place nouvelle dans la filmographie de Fincher, quelque chose de pas aimable, au sens où ils ne caressent pas dans le sens du poil. Zodiac est un film d’enquête fleuve sur un serial killer dont on ne connaîtra jamais la véritable identité, mais surtout on apprend à voir le film avec cette idée, à se désintéresser des finalités de l’enquête. Comme on se fiche royalement de l’issue du procès dans The Social Network. Voilà pourquoi lors de mon premier visionnage Zodiac ne resta pas un grand souvenir. J’allais y voir un film américain formaté, commun, du déjà vu en somme, pas cet ovni de mise en scène, hyper dialogué et fait de fulgurances rythmiques hallucinantes quasi littéraires. Tout cela se vérifie dans son dernier film, construit en séquences de joutes verbales, entre film de procès et film sur le changement d’une époque, s’affranchissant des canons narratifs habituels, sans présence de la famille, sans relation amoureuse (dynamitée dès le prologue) ni même héroïsme direct à proprement parler, alors que le film parle de révolution actuelle. Zuckerberg est à la fois quelqu’un de fascinant, car imprévisible, attendrissant, dans son décalage face au monde, mais tout autant antipathique dans certains de ces choix discutables. En ce sens il y a une complexité des rapports riche et intéressante. Fight Club ne dérogeait pas à cette règle : le film n’entre pas dans les schémas tracés, ouverts par The game et Panic room par exemple, déjà un peu moins précédemment dans Seven, plus ambigu. Pas forcément facile à suivre, jetant nombreuses de ses cartes rapidement, les premières séquences sont difficiles à apprivoiser avec ce narrateur qui profite de ces groupes de thérapie pour palier à ses insomnies. Et puis c’est glauque. C’est un film plein de merde, à l’image de cette maison pourrie, cette espèce de lieu clandestin où il faut couper l’électricité quand il pleut. Fight Club n’a rien du film agréable, du film touristique. On a rarement vu une ville américaine aussi vidée de sa substance attirante. Il n’y a rien de l’american dream là-dedans. Les participants aux fight club ne se battent pas pour une idée de la compétition, de la victoire – d’abord on apprend vite que gagner les combats n’est pas une priorité – ils se battent pour exister. Il n’y a rien d’héroïque dans cette démarche. Et même dans le twist – qui est tout de même de ceux des plus marquants de ces dernières années – le film n’a rien de bandant véritablement à première vue. Il apparaît une demi-heure avant la fin du film, non comme un choc final façon cliffhanger de fin de saison de série, ou façon Sixième sens de Shyamalan, sorti un an plus tard. La toute fin, qui sonne comme une réussite de la révolte, que les personnages avancent durant tout le film, n’est même pas happy end puisqu’elle débarque à l’instant où le narrateur la rejette. La dernière image du film, image subliminale surprenante, fait même passer le film pour une blague. J’y reviens. Fincher a ses codes à lui, pas vraiment reluisants à première vue.
Même s’il le fait contre son gré ou plutôt inconsciemment, par l’intermédiaire d’un double, le narrateur souhaite effacer sa vie matérielle qui le suit probablement depuis toujours. Il y a d’abord la perte de sa mallette à l’aéroport, évènement à première vue anodin, puis l’explosion de son appartement, qui nous apparaît comme un fait du destin avant de devenir un acte pensé. C’est de l’autodestruction dont il est question, pour une meilleure reconstruction. Qu’il débutera dans cette maison taudis, opposé à cet appartement Ikea dans lequel il vivait. De la même manière il y a destruction du corps dans les combats. Rappelons que les premiers combats entre Tyler Durden et le narrateur n’existent pas, le narrateur est aux prises avec lui-même, il encaisse ses propres coups. Plus tard, lors d’une altercation orale avec son supérieur hiérarchique, le narrateur dira (en se martelant de coups, première fois qu’on le voit faire ça, Tyler Durden ayant momentanément disparu) que ça lui rappelle son premier combat, énorme piste proposée par le cinéaste. Dans The Social Network, l’altercation corporelle est soigneusement évitée au profit du dialogue, de la parole. Les dignes représentants du corps, les jumeaux Winklevoss et leurs muscles saillants, n’entrent jamais dans des contacts physiques. Ils sont menaçants mais uniquement dans la présence de leur corps, non dans leur utilisation. Tout le contraire dans Fight Club où la parole est souvent évitée au profit du contact physique. La parole prépondérante c’est celle du narrateur, off dans le film donc. Déjà, dans ces groupes de soutien, le narrateur éprouve de grandes émotions, un grand bonheur à se serrer contre le corps de ses collègues. Plus tard, lors des explications des règles de ce fameux club clandestin, succinctes au possible, les deux premières règles « Première règle du Fight Club, on ne parle pas du Fight Club ; Deuxième règle du Fight Club, on ne parle pas du Fight Club » volontairement répétitives, comme pour appuyer sur l’importance de la non divulgation du réseau, n’ont pas d’autres dessein que de mettre en avant les valeurs du corps plutôt que ceux de l’esprit. En ce sens The Social Network et Fight Club montrent des cheminements opposés, presque contradictoires. Ce sont des films miroirs (nombreuses scènes arrivent en écho évident) mais opposés. Comme on dirait des opposés qui s’attirent.
Une scène me dérange un peu, mais je pinaille justement parce que je trouve le film vraiment très réussi à ce niveau de cohérence : celle où le narrateur se bat pour la seconde fois avec Tyler Durden (autant dire qu’il se bat seul) et qu’un nombre de personne rappliquent. Fincher fait en sorte de ne pas montrer leur surprise, encore une fois rien de choquant. Plus tard, de façon elliptique, il montrera ces personnes se mêlant au jeu, se battant avec le narrateur ou entre eux. Mais dans l’état, ils auraient dû se battre seuls à seuls eux aussi. Il y a même quelque chose de plus intense et fort que de se battre contre soi-même. Du coup ça ne tient pas vraiment debout, même si en définitive ça ne choque pas, ils peuvent avoir compris que cet homme cherchait un adversaire afin de s’exprimer.
Cela tient essentiellement du scénario mais je tenais à en parler : la fabrication du savon dans Fight Club a quelque chose à voir avec la fabrication des mines de crayon dans Eraserhead. Le savon explosif est un concentré de graisse humaine tandis que les crayons chez Lynch sont des prélèvements sur des cerveaux humains. On reste systématiquement dans un domaine glauque et organique. Le bébé difforme chez Lynch et sa destruction font écho à ce défilé de corps nus qui s’entrechoquent et s’abîment chez Fincher. Fight Club aurait pu être un film en noir et blanc. Il se dégage un truc très primitif de tout ça. Dans les effets spéciaux finaux, approximatifs. Ou dans les apparitions subliminales de Brad Pitt à trois reprises dans le chant du vision du narrateur avant sa véritable apparition. L’image subliminale me semble un artifice désuet pourtant son utilisation ici pousse le film vers un côté arty new burlesque que j’aime bien. Tyler Durden, dans la présentation que nous offre le narrateur, travaille comme projectionniste dans un cinéma et s’amuse à passer des images pornos dans des pellicules tout public. La plupart des gens ont vu cette image, au sens où ils ont vu quelque chose de bizarre, mais ne préfèrent pas le relever dira t-il, ils choisissent de ne pas l’avoir vu, tentent de l’oublier aussitôt. Marrant car ces fameuses images subliminales créées par Fincher, en écho à celles utilisés par Durden, nous les vivons de cette façon là (Drôle de voir toutes les apparitions de Brad Pitt en images subliminales avant sa vraie apparition dans l’avion. Comme une image fantasmée, pas encore aboutie, qui s’apprête à prendre durablement place dans l’esprit du narrateur). On voit une image ou du moins une apparition mais on l’oublie aussitôt car on n’a rien vu de concret, de visible vraiment. La dernière image du film en est l’illustration parfaite. On a cru voir une bite mais doit-on dire qu’on a vu une bite ? Le choix de ce que l’on voit semble être une donnée importante dans le cinéma de Fincher mais bien plus encore dans Fight club. Le narrateur fait le choix de ne pas voir Tyler Durden, l’information n’est pas visuelle, elle reste à l’état psychologique. Lorsqu’il comprend qui est Durden sa perception du monde change. Et ce bouleversement agit sur le spectateur. Lorsque le film nous perd (avant que l’on découvre l’état schizophrénique) on refuse de voir ces images subliminales, pourtant on a vu quelque chose, mais on occulte tout ça car ça n’entre pas dans une ambiance de ce genre. Dès l’instant que le film offre son twist, tout devient clair, bien évidemment. Mais surtout, la dernière image subliminale l’est aussi. On a choisi de voir ce que l’on a vu, pas choisi de voir ce que l’on a choisi de voir. Il serait intéressant de développer davantage.
Tyler Durden se fait l’opposant aux mœurs des sociétés occidentales, de cette consommation de masse qui façonne l’individu selon un schéma commun et fabriqué. Selon lui, pour retrouver une conscience humaine il faut retrouver l’état primitif de l’homme, oublier ces notions de confort qui le pourrissent, ré apprivoiser les choses les plus basiques. Du coup, cette révolte se retourne un peu contre elle-même, elle devient sans queue ni tête puisqu’elle tente de faire renaître l’individu dans une microsociété nouvelle pourtant chaque personnalité est tout autant effacée au sein de ce groupe. Je crois donc en un Fight Club ironique, qui ne chercherait pas à être ce porte drapeau anarcho-révolutionnaire que Tyler Durden tend à être. Fight Club n’est que second degré sans non plus fustiger ses personnages. Ils ont une réelle existence, matière, parfois montrée maladroitement ou aux détours de l’humour, mais ils sont attachants, je parle des principaux. Le pénis en image subliminale finale ne fait qu’illustrer ce sentiment de second degré. De même que toute l’utilisation publicitaire. En fait il faut le percevoir comme on percevait Scarface ou Orange Mécanique. A aucun moment je n’ai en tête de suivre les choix de Tyler Durden comme à aucun moment je ne voudrais suivre ceux de Tony Montana ou d’Alexandre De Large. Ce sont au mieux des manipulateurs ou conards finis, au pire des êtres marginaux violents sans état d’âme. Ces films apparaissent non pas comme incompris mais comme mal compris. Beaucoup ont accusé le sérieux du film se voulant produit anarchiste et révolutionnaire qui condamnerait la société, d’autres ne voyant qu’expérience vaine se retournant contre elle-même qui ne serait que produit dangereux voire fascisant. Personnellement je vois là un film très drôle, inventif, speed qui n’a d’autres prétentions que la farce, et c’est d’autant plus flagrant la seconde fois.
En fin de compte, Fight Club n’est pas plus (pas moins) un film sur les combats que The Social Network est un film sur Facebook. Si dans le premier le titre correspond au nom du projet initial, et on n’est pas sans savoir que ce projet devient plus abouti dans Projet chaos, dans le dernier le titre n’est pas en lien avec le projet qui a maintes fois changé d’appellation (Harvard connection, Facemash, The Facebook puis Facebook) comme pour montrer que concrètement on se fiche d’un nom, on se fiche de facebook. Ce sont des films sur le destin d’un seul homme en particulier, non sur des entités groupées.
Tyler Durden n’est que la projection fantasmée du narrateur en un moi plus libre, beau, classe, malin et ambitieux. C’est quelqu’un a qui tout réussit. C’est l’homme qu’il souhaiterait être pour combattre son vrai moi, lâche et sans relief. Il est le substitut extrême et représente tout ce que ne représente pas le narrateur.
Tyler Durden incarne une certaine coolitude, un je-m’en-foutisme permanent (serveur, il pisse dans les plats ; projectionniste, il insère des images pornos dans les films tout public), une seconde jeunesse (il pourrait avoir la vingtaine mais il en a dix de plus) et un appétit de la révolte qu’on a plus ou moins tous rêvés, refoulés ou fantasmés sans réfléchir, à un moment de notre vie. Le film tend donc à une certaine inconscience, puérilité justement parce qu’il ne cherche pas à se faire l’avocat de ce que Tyler Durden dénonce. Mais jamais il n’encense non plus. Comme dans The Social Network Fincher n’est pas intéressé par l’effet de ces évènements groupés sur le spectateur, mais par son personnage principal, que l’on a rencontré à un moment étrange de son existence comme le dira le narrateur à la fin de Fight Club. Zuckerberg pourrait très bien dire les mêmes mots à la toute fin de The Social Network.
Car Norton c’est un peu le Eisenberg d’il y a 10 ans. Cet homme sans nom, masqué par celui de Tyler Durden, c’est un peu Mark Zuckerberg, dans leur opposition naissent de grandes similitudes. L’un crée un réseau de combat avec son ami imaginaire, une partie de lui cachée, plus forte, organisatrice et autoritaire. L’autre crée un réseau social virtuel à l’aide d’un tchatcheur qui lui dégote des fonds. Dans l’un, un homme surmonte ses difficultés d’expression hors environnement virtuel en se débusquant 500 millions d’amis qu’il ne verra jamais. Dans l’autre un homme surmonte sa solitude en se trouvant des amis partout aux Etats-Unis sans qu’il ne s’en rende compte car réalisé par son autre moi. Ce sont des personnages éternellement seuls.
On est simplement dans la tête d’un homme qui pour contrer cette vie qui le ronge, matérielle et sans saveur s’invente un ami imaginaire dans lequel il projette exactement son contraire. Auparavant il aura tenté de venir à bout de ses insomnies en incrustant des groupes d’entraides (les victimes du cancer des testicules par exemple) dans lesquels il écoute ses confrères, pleurent à leurs côtés, ce qui lui permet de retrouver le sommeil. Ça va durer un an jusqu’à ce que Marla, une fille qu’il aperçoit dans chacun des groupes et semble faire tout comme lui, perturbe le bon fonctionnement de son escroquerie.
Tout devient très masculin dans Fight Club. Marla, seule femme qui a du relief ici, est un danger, elle est intelligente et succombe aux plus beaux charmes, ceux de Tyler Durden, figure du beau gosse cinglé, anachronique mais assumé. Tout n’est alors qu’admiration et jalousie. L’exemple devient poignant avec l’apparition du personnage joué par Jared Leto, recrue efficace pour le Projet chaos (dérivé extrême du Fight club) qui remplit in the pocket le ‘devoir des trois jours sans broncher’ et apparaît telle une figure importante du club. Le narrateur ira jusqu’à le battre quasiment à mort lors d’un fight club pour simplement détruire du beau, dira t-il. Dans The Social Network la femme semble intouchable, sûr d’elle. Présente dans la première séquence et initiatrice du lynchage fait à Zuckerberg, elle est alors réduit au hors champ dans la dernière séquence, vision fantasmée de la fille aimée, présentée comme seule messie à cette débâcle du créateur de Facebook, qui semble s’engluer dans sa solitude. Tout le reste n’est qu’admiration et jalousie. Les jumeaux dans un premier temps, remontés contre la réussite individuelle de celui qui les a utilisé. Sean Parker dans un second, figure imprenable, admiré par Zuckerberg, jalousé par Eduardo Saverin. Il y a comme une vision moderne dans ces deux films (voire trois, voire quatre, si l’on considère et Zodiac et Seven) des névroses masculines, de ces volontés de pouvoir comme remède à leur solitude éternelle, qui deviennent alors destins tragiques dont il est carrément impossible de se sortir. Si la fin de Fight Club n’est qu’impasse ou simple farce, celle de The Social Network est l’illustration magnifique et parfaite de ces névroses éternelles.
La femme chez Fincher tient une place étrange, impalpable. La petite amie de Zuckerberg bien entendu, qu’il est impossible de modeler. Mais dans Seven déjà, avec Gwyneth Paltrow déifiée, mais détruite comme si ce n’était que le seul remède. Et Marla, le danger et la clairvoyance, c’est d’elle que l’on pourrait tirer plus tôt la double identité du narrateur.
Après, Fincher c’est toujours parfois un peu trop speed pour moi, il cherche trop à en mettre plein la vue. Au contraire de ces deux derniers films plus légitime quant à leur utilisation du langage indomptable, Fight Club aurait gagné à avancer crescendo, au rythme des modifications comportementales de son personnage. Quand les deux derniers sont des films sur la parole, celui-ci est un film du corps. C’est le versant corps de The Social Network, film esprit. Le corps dans ce dernier est très inquiétant, terrifiant même en apparaissant sous la forme des jumeaux sportifs. Dans Fight Club le corps reste au stade du fantasme, n’oublions pas qu’il faut être torse nu pour combattre.