Les vaincus.
9.0 Chez Bartas l’échange oral est inutile. Ou presque. Ici, les seules tentatives de dialogues échouent systématiquement, non pas qu’il n’y ait pas d’écoute, simplement que le regard, ou le geste suffisent. Deux garçons – des frères ou des amis – quitte la maison de campagne et marchent vers Kaliningrad. Le cinéma du lituanien n’est rien d’autre que de l’errance. Une marche sans autre objectif que l’attirance urbaine, d’une ville autrefois sans doute attractive, aujourd’hui morose. Ville portuaire, industrielle, très pauvre. L’ambiance est triste mais le paysage fascine. C’est probablement ce paradoxe qui attire l’œil de Bartas, essayer de porter un regard sur son pays, à première vue absorbant, pessimiste et y déceler des histoires individuelles humaines pleine de grâce.
Trois jours c’est aussi une rencontre. Deux garçons lituaniens rencontrent deux jeunes femmes russes, accostées ici, sûrement par le plus simple des hasards, liés à leur précarité, à la tentative de fuite de cette précarité. Il y a un début de rapprochement entre l’un des deux garçons et l’une des deux femmes. Ils marcheront un peu sur les berges du port. Plus tard ils iront tous ensemble à l’hôtel et sans que l’on sache trop pourquoi la gérante ne veut plus voir la jeune femme, incarnée par Katerina Golubeva. En la claquant nerveusement, elle cassera la vitre de la porte d’entrée. C’est toute la sensibilité, l’impulsivité, l’abnégation à toute épreuve de ce personnage, que l’on retrouvera avec similitudes plus tard dans Few of us. Elle se révèle très fragile, à l’image de cette longue étreinte où elle semble enfin pouvoir extérioriser tous les sentiments qui la travaillent (Trois jours) ou lorsqu’elle se couche dans cette chambre baignée d’une lumière douce et surréaliste dont la plantation vient saisir le moindre rayon lumineux (Few of us). Elle se révèle aussi téméraire, elle sait rendre les coups. La porte dans Trois jours, la défense au couteau dans Few of us. Mais elle est aussi mystérieuse. Elle peut se mettre à rire nerveusement, de façon inattendue. Et la voir grimper sur les toits de l’hôtel pour rejoindre une pièce de façon clandestine n’a plus rien de surprenant. La nature, les choses, les obstacles semble ne plus la gêner, elle est invulnérable, autant au sens physique que moral, les évènements ne pèsent pas sur elle, elle avance quoiqu’il arrive.
On fume aussi beaucoup dans le cinéma de Bartas, pour contrer tout le reste. Ces usines dont l’épaisse fumée s’échappe en permanence vers le ciel. Ces trains qui passent, qui filent. Cette neige qui sait se faire violente. Ces fêtes mondaines dans lesquelles on ne peut apparemment pas être. Et puis il y a comme des miracles, presque Tarkovskiens. Cette marche, vécue telle une évasion, avec ces deux garçons qui grimpent une colline bien verte, puis une fois qu’ils disparaissent de l’autre côté, un assombrissement soudain du paysage, un gros nuage hors-champ on se doute, puis le retour d’une verdure éclatante, due au retour du soleil. C’est le bruit du vent qui guide nos sens, comme chez Sokurov. Le plan continue dure encore. Un léger ronronnement se fait entendre, de plus en plus présent. Un train passe sur le flanc de la colline. Puis disparaît. Plus tard, en ville déjà, un garçon se balade dans une ruine (qui rappelle très largement la fin de Nostalghia) et observe une bande de gosses autour d’un feu. Ils trafiquent quelque chose. Puis soudain, ils se dispersent, comme s’ils venaient de poser une bombe et qu’ils courraient se cacher. L’homme continue d’observer. Un simple pétard explose. Le plan suivant, mais quasiment dans la foulée, on voit ce port industriel (plan récurrent dans le film, qui a sans doute inspiré Nuri Bilge Ceylan pour son chef d’œuvre Uzak) et une explosion dans une usine, et des volutes de fumées gigantesques qui s’échappent vers le ciel. Par cet effet de montage on a l’impression que les enfants ont fait sauté une usine.
La rencontre que voulait montrer Sharunas Bartas est éphémère. Mais elle n’est pas moins intense. Il y a donc cette somptueuse étreinte, comme il y a cette attente sur le quai de la gare. Le train passe, il efface la présence des personnages. Inutile de montrer la jeune femme y monter. Ou peut-être même qu’ils montent tous deux. Le film s’achève avec quelque chose de mystique, sublime qui rappelle la fin baroque de L’éclipse d’Antonioni. Quelques plans en campagne, avec cet homme, dorénavant seul. La maison. Un petit chemin boueux. Une rivière. Puis un plan global, fixe, qui dans un fondu enchaîné subtil et répétitif, montre l’image suivant la saison. Les bouleversements du paysage. Tout change mais rien ne change.
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