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Archives pour janvier 2011

Los – James Benning – 2001

LosLost in the dream.   

   8.0   C’est une suite de plans de Los Angeles. Celui que l’on ne connaît pas, ou que l’on connaît moins. Le film s’appelle Los. Anges a disparu. Comme si Benning voulait dès le titre s’éloigner des stéréotypes que la ville laisse au cinéma. C’est peut-être cynique, pourtant c’est ce qui semble le plus vrai, le plus proche de la réalité donc le moins éloigné de ce faux rêve. Une suite de 35 plans au total. Et Los Angeles devient une ville comme une autre, multiple, fascinante. Et pourtant c’est en lui offrant cette forme ci que Benning la rend si singulière. Le seul reproche que je pourrais faire au film  - ou tout du moins ce qui m’en éloigne un peu – c’est qu’il a déjà été fait : il s’agissait de New York, c’était Chantal Akerman, avec son chef d’œuvre News from home. De grandes similitudes entre les deux films. Pourtant, du statisme, de cette froideur qu’en tirait Akerman, Benning continue d’expérimenter à sa façon, avec des durées de plans régulières, sans accorder pour autant plus d’importance à l’un qu’à l’autre, en se focalisant surtout sur l’apparition, la disparition, peut-être aussi davantage sur la variation. D’un quartier résidentiel il enchaîne sur une raffinerie de pétrole. D’une route désertique on passe à une casse de voitures. Un chantier, un immense panneau publicitaire, pour terminer sur l’océan. Il y filme des présences. Des choses abandonnées. Regarder un film de James Benning c’est voyager. Non pas avec un guide, ni selon une quête d’idéal via des défilés de carte postale mais en y débusquant des lieux inconnus, dotés d’un mouvement particulier, une émotion chaque fois nouvelle, des lieux sur lesquels on ne prend pas le temps de s’arrêter ni d’observer.

Ruhr – James Benning – 2010

Ruhr - James Benning - 2010 dans * 2010 : Top 10 CM+Capture+2

Das experiment.    

   9.5   7 plans fixes. Deux parties. La première contenant les six premiers plans.

     Premier plan. Un tunnel, très peu de passage. Quelques voitures, un camion, un cycliste. Une source lumineuse sous la forme d’un éclair. Un virage dans le fond, ligne de fuite vers le centre comme c’est régulièrement le cas. Une impressionnante maîtrise sonore, en écho ou étouffée. Tout est gris, cloîtré, c’est inquiétant. Avant le passage des véhicules on croit entendre les bruits d’un métro, comme s’il était à côté, ou pire, des tremblements de terre. Tout se joue donc hors du plan. La menace est ailleurs, dès que le véhicule apparaît on se relâche.

     Deuxième plan. L’intérieur d’une usine. On y fabrique de longs cylindres métalliques. Ils sont couleurs orange dans le fond puis disparaissent dans le côté de gauche de l’écran, grâce à une machine qui effectue un va et vient incessant d’avant en arrière. Au premier plan les cylindres sont froids, ils voyagent de gauche à droite. Un véritable balai, d’apparence ennuyant, finalement très envoûtant. Et une fois encore une ambiance sonore incroyable.

     Troisième plan. Une forêt. La caméra est inclinée, en contre plongée, on se croirait dans un Malick. Aucun mouvement. Simplement des bruits lointains d’une autoroute, d’un périphérique, le bruit des moteurs incessants. Puis, de façon surprenante, le bruit d’un moteur pas comme les autres, qui résonne, et dont le vrombissement s’accroît couvrant tous les autres sons, un bruit énorme. Le passage d’un avion, au-dessus de nos têtes. On doit être près d’un aéroport. On y voit les réacteurs puis il disparaît. L’oiseau d’acier n’est plus là pourtant il laisse derrière lui un vent violent qui secoue les arbres, y fait tomber et tournoyer les feuilles, l’automne est plus marqué ici qu’ailleurs. Le schéma va se reproduire plusieurs fois. On ne s’est pas trompé, c’est bien l’avion qui en est la cause, pas un simple vent. Rien ne bouge autrement.

     Quatrième plan. Une mosquée. Nous sommes à l’intérieur, au milieu des fidèles. L’imam commence la prière. Chacun le suit, se lève, s’agenouille, se couche, fesses en l’air. Nous sommes à hauteur de taille, comme si nous étions l’œil d’un enfant. La prière se poursuit puis se termine. Les fidèles s’en vont petit à petit. Immense travail de perception.

     Cinquième plan. Un mur au milieu d’un champ. On dirait le monolithe de 2001. Il n’est plus noir, il est recouvert de graffitis. Un homme les efface, ce doit être son travail. Minutieusement, à l’aide d’une machine très bruyante, lentement, les dessins redeviennent noirs. Un moment il s’absente, remplit sa machine d’un produit blanc et farineux. Il continue.

     Sixième plan. Un quartier résidentiel désert. Très peu de passage. Quelqu’un semble jouer du piano, ou alors c’est un disque on ne sait pas vraiment, on distingue on n’entend pas clairement. Au loin une route, ligne de fuite vers le centre encore et toujours. Un passage fréquent que nous n’entendons pas. Tout est calme. Un homme sort de chez lui et vérifie quelque chose dans le coffre de sa voiture. Une femme promène son chien. Rien de plus. Tout paraît mort, inhabité. Même la flore semble être fausse ou morte. Quelques arbres devant les maisons, alignés. Quelques buissons dont on ne sait pas ce qu’ils viennent faire là. Fin de la première partie.

     Seconde partie. Un plan unique. Il va durer une heure. Le haut d’une cheminée d’usine, immense, sombre, qui crache une fumée discrète. Le soleil sur la droite mais hors champ semble se coucher. Il éclaire cette tour sombre mais bientôt disparaît. Pendant ce temps, la cheminée se met par moments à cracher d’épaisses volutes de fumée, en son haut mais aussi de ses côtés, à l’annonce d’une sirène. Le nuage de pollution occupe alors tout l’écran. Puis tout reprend forme. Les fins nuages dans le ciel se mettent eux aussi à disparaître. Le ciel qui était bleu devient gris. Le gris d’une fin de journée. On entend comme de sourdes explosions. Ou parfois le passage d’un tracteur. On est sur un chantier mais lequel ? C’est le plan le plus long mais aussi le plus fascinant. Le jour était éclatant, bientôt la nuit aura pris place. La cheminée était marron, presque orangée, on y décelait les étages, bientôt elle sera très sombre, presque noire, sans distinction dans ses détails. L’épaisse fumée laissait par moments apparaître quelques reflets dorés, elle devient ensuite opaque puis entièrement grise, presque noire. Fin du film.

     On sait que tout est filmé dans le district de la Ruhr. Immense travail sonore. Impressionnant. Rarement un film avec un espace si réduit n’aura éveillé en moi une imagination aussi étendue, une inquiétude latente, une fascination aussi hypnotique. Ce sont des lieux, des moments que l’on ne filme pas. Tout n’est qu’apparition, répétition, disparition. Certains des plans de la première partie font écho à d’autres. Mais ils ont tous un truc qui les différencie. Le plan de la seconde partie semble être un condensé de la première, c’est assez magnifique.

13 lakes – James Benning – 2004

13 lakes - James Benning - 2004 dans * 2004 : Top 10 13lakes

L’œil invisible.

   9.0   13 lacs. 13 plans fixes de lacs. Pour chacun de ces lacs une ligne d’horizon séparant l’écran en deux parties plus ou moins distinctes, ciel et eau. Le cinéma de James Benning remplace l’œil humain, celui qui apprivoise l’espace dans sa durée réelle, celui qui se crée un monde avec ce qu’il a devant lui, ou ce qu’il entend, ce qui n’est pas forcément visible. L’œil est donc la caméra. Et notre œil voit ce que la caméra produit comme image en temps réel.

     Dans chacun des lacs, les éléments acquièrent une importance fondamentale, ils l’accompagnent, le guident, lui offrent une lumière singulière, un mouvement bien à lui, une température, une ambiance. C’est un lever de soleil sur le Jackson Lake, son coucher sur le Lake Powell. Une fine pluie silencieuse sur le Moosehead Lake, le mouvement des glaces éparpillées sur le Lake Superior. Une légère ondulation sur le Lake Winnebago, de minces vagues qui se cassent sur les bords du Lake Oneida. C’est aussi parfois un simple mouvement des nuages, discret ou non, un orage qui gronde au fond ou encore un léger changement de luminosité.

     Dans une majorité de ces lacs, une présence humaine. Discrète comme lorsqu’un avion au loin couvre le chant des oiseaux autour du Great Salt Lake. Evidente mais hors champ quand un train franchit un passage à niveau derrière nous. Lointaine mais remarquée avec ces coups de feux en écho récurrents, comme si l’on était près d’un lieu de chasse, aux abords du Crater Lake. Un paquebot de marchandises qui traverse lentement l’écran et le Lake Superior, avant qu’un autre bateau, cette fois-ci de tourisme, ne traverse le Lake Powell, beaucoup plus rapidement, nous offrant quelques secondes plus tard une ondulation de vagues plus forte. Un pont qui file vers l’horizon, le passage des voitures, mais nous sommes trop loin pour véritablement pouvoir y prêter une attention. Ou carrément un balai de jet ski qui tracent des lignes, apparaissent au loin avant de disparaître puis réapparaître sous nos yeux avec un bruit de moteur couvrant intégralement l’immensité du Salton Sea.

     Certains lacs fascinent plus que d’autres, m’emmènent si loin que j’aimerais en profiter davantage, les observer encore, apprivoiser leur respiration, l’espace, y trouver cette énergie qui se cache. J’aime beaucoup le tout premier lac qui nous est offert, le Jackson Lake, incroyablement doux, berçant, laissant peu à peu la lumière du soleil investir les flancs blancs des montagnes de l’autre côté du lac. On voudrait s’y baigner. Plus tard, le Crater Lake est impressionnant. Un horizon surplombé d’une épaisse colline verdoyante, puis plus loin des montagnes plutôt menaçantes, se reflétant dans une eau claire et immobile offrant une symétrie absolument parfaite à l’écran. Très peu de mouvement, seulement des bruits. Les oiseaux puis les coups de feux. Un écho incessant. Mais toujours cette sensation étrange quant à cette image visible. La symétrie se met à disparaître, pas réellement, juste dans l’imagination. On a l’impression d’y voir un morceau de terre perdue en plein ciel, on se croirait soudainement dans un Miyazaki. Et toujours cette partie terreuse, grise qui menace ces arbres, cette vie, la lumière. Comme un corps laid qui tente de menacer un doux visage. Le Lake Winnebago offre lui aussi un mystère fabuleux, sans doute le plus pure de ces treize lacs. Une eau immobile, un ciel qui l’imite. Une couleur rose vers l’horizon. Quelques bruits d’animaux. On ne sait pas si le jour se lève, s’il se couche. Ces quelques minutes m’ont rappelées celles des premiers et derniers plans du film de Carlos Reygadas, Lumière silencieuse, titre que l’on pourrait d’ailleurs offrir à ce lac.

     Et puis il y a des lacs plus mystérieux, qu’il est difficile d’appréhender ni de définir. Ils sont inquiétants comme le Moosehead Lake doté d’une ligne d’horizon quasi invisible dans sa nuance de gris. On dirait un Turner en noir et blanc. Il y a cet orange lointain sur le Lake Okeechobee qui ne vient pas, progresse, laisse échapper un rideau de pluie qui n’arrivera pas non plus. Ou alors c’est un simple reflet sur le Great Salt Lake qui empêche de se concentrer pleinement sur cette île mystérieuse, bout de terre flottant au beau milieu de l’écran. Et plus que les autres le Lake Iliamna et son vent violent, qui prend sa source derrière nous, soulève des particules d’eau et s’en va disparaître vers la base des montagnes polaires en face. Même le bleu de l’eau ici est mystérieux.

     Tous ces lacs ont quelque chose de beau, de fascinant, parce qu’ils sont montrés comme si nous les regardions en temps réel, comme s’ils étaient des peintures en mouvement. C’est un délice d’assister à ces treize magnifiques spectacles pendant plus de deux heures…

A nos amours – Maurice Pialat – 1983

51Suzanne.   

   8.5   Maurice Pialat disait lui-même de A nos amours et du personnage interprété par Sandrine Bonnaire « La clef du personnage de Suzanne est cette phrase qu’elle dit ‘J’ai peur d’avoir le cœur sec’. Elle a seize ans au début, son incertitude est normale. Mais le film se passe sur deux ans et, à la fin, elle n’a pas changé, on peut s’inquiéter ». Tout se joue sur ce point là, sur l’évolution du personnage central. La jeune femme découvre la vie, c’est la fin de l’adolescence, elle découvre le sexe et décide de mettre un terme à la belle histoire qui la liait à son petit-ami, histoire que l’on peut imaginer de longue date. Elle couche alors à droite et à gauche, avec des cons puis des types plus sympathiques mais ça ne dure qu’un soir, jusqu’à ce qu’elle rencontre le bon, qu’elle se marie puis qu’elle le lâche pour aller avec un autre. C’est dans cette découverte et cette non-évolution qui s’ensuit que le portrait de Suzanne est passionnant. Elle ne paraît pas se poser les bonnes questions et semble se heurter à des hommes qui l’aiment mais qu’elle ne prend pas le temps d’essayer d’aimer.

     Et puis il y a le foyer familial dans A nos amours, il n’est pas simplement un décor, il est aussi déclencheur du comportement de la jeune femme. Elle semble proche de son père mais celui-ci n’est pas bien. Il s’apprête à quitter le foyer mais il comptait lui en parler avant, dans une séquence fabuleuse où il se rend compte que sa fille change, qu’elle n’est plus la même depuis quelques temps (Oui, elle est devenue femme du plaisir) et cette fossette sur sa joue qui a disparu. Dans cette scène il y a énormément d’amour ça se sent, mais ce n’est pas vraiment montré, au contraire, Suzanne semble lointaine, déjà détachée de toute réalité, n’évaluant pas encore les conséquences du départ imminent de son papa. Le climat familial jusqu’ici froid, silencieux, manquant d’amour concret, devient alors lieu de violence, de dissensions en tout genre, entre une mère et sa fille, l’une acceptant difficilement que l’autre vive sa vie de cette façon là, la seconde méprisant totalement sa mère, en train de s’abandonner à solitude et à la non prise en charge de soi. Et il y a le grand frère, joué par un étonnant Dominique Besneard, improvisé en nouveau chef de famille, qui tente de joindre les bouts, mais ne fait jamais rien comme il faut, protégeant l’une tout en frappant l’autre.

     C’est un film à fleur de peau, comme c’est souvent le cas chez Pialat. Avec des destinées de personnages, d’êtres humains qui n’arrivent plus à vivre ensemble, qui ne peuvent plus se supporter, mais qui s’aiment dans le fond toujours beaucoup. Ce sont des idéologies de vies différentes tout simplement, des idées qui ne peuvent plus cohabiter, à l’image de ce dernier repas avec le retour du père (bouleversant Maurice Pialat) qui déballe son sac devant des convives. Quand une jeune femme découvre son corps et s’aime à jouer avec, qu’un frère est trop canalisé par son travail pour comprendre son entourage, qu’une mère aveuglée aimerait que chacun se sente bien à la maison, un père ne supportant plus ce climat invivable décide de tout plaquer, voilà ce que ça peut donner. A nos amours a beau être un film sur la découverte de l’amour, mais davantage au sens sexuel que sentimental, c’est aussi et surtout un film sur la souche familial au bord de l’explosion. C’est éprouvant mais c’est somptueux.

My joy (Schastye Moye) – Sergey Loznitsa – 2010

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La terre de la folie.    

   7.5   A l’heure où l’on commence un peu partout à dresser les bilans de l’année qui se termine, certains films arrivent encore à se hisser vers les sommets, rejoindre ceux que l’on considérera comme des œuvres marquantes. C’est à mon sens le cas de My joy de Sergei Loznitsa, ovni cannois, adoré ou archi-détesté qui suit les périples d’un jeune homme, qui transporte une cargaison de farine en Russie, effectue diverses rencontres et s’engouffre dans un pays enneigé, fantomatique et violent principalement dominé par l’idée du pourrissement et de la mort. Bref, un film à cent lieux de ces réconciliations avec soi-même, avec son pays, comme on en voit chaque semaine. Le film de Loznitsa, dont c’est le premier long-métrage de fiction –c’est d’autant plus fulgurant – est un brûlot qui fait mal. Mais pas vraiment pour asséner une didactique, faire éclater des vérités, rendre compte d’une déchéance humaine dans tel ou tel lieu, non, My joy agit avant tout comme simple expérience, comme voyage initiatique, au travers d’un pays qui n’a que dégoût comme surprise. Dans la première scène du film, des tracteurs soulèvent des tonnes de terre. Un corps est transporté et jeté dans une fosse cimentée. Tout est recouvert, le film peut continuer. Il est déjà d’entrée de jeu question de cadavre. C’est en se radoucissant dans un premier temps que My joy s’en va chercher dans un crescendo déstabilisant et perturbant des séquences terribles, de violence froide Hanekienne. Mais il n’y a pas cet enfermement qui est un moteur pour le cinéaste autrichien, ici on est constamment dans l’idée du voyage, de la traversée, du mouvement géographique. Tout se joue dans ce fin paradoxe, surprenant d’étouffement par la durée du plan, plus que par l’espace cadenassé. Un moment donné, il y a une scène très forte, un contrôle de police. Loznitsa joue énormément sur les possibilités du regard. Il y a du mouvement devant nous, il y a aussi un dialogue qui accompagne cette scène, mais il y a du mouvement plus loin, avec ce flic qui contrôle cette jeune femme, il y a du mouvement au loin, la nature, un homme qui passe, il y a du mouvement dans les rétroviseurs. Le film a sa respiration. Et c’est elle qui va le mettre sens dessus dessous, un peu plus tard. Après une nouvelle rencontre – le film tient comme objet de fascination pour ces rencontres d’ailleurs, les trois premières essentiellement, simples, limpides, inquiétantes avec des policiers corrompus, un ancien combattant de l’armée rouge, puis avec une jeune prostituée – l’homme s’engouffre dans un village et affronte les visages des habitants pendant un marché, des regards marqués, presque éprouvants qui apparaissent comme les premiers signes d’un changement, d’un égarement. Plus tard, dans le désert d’un champ, au beau milieu d’une forêt, en pleine nuit, l’homme se perd, bientôt assommé par des types venus à la base le piller. Le film effectue alors un virage violent. Il nous perd sans nous perdre. Il perd de son cheminement simple linéaire, il gagne en tension, fascination et pure expérience physique. Il laisse un temps son personnage, s’intéresse à d’autres, puis le retrouve, changé, et continue d’avancer avec la mort comme fil rouge, comme autant de rebondissements étranges qui peuplent chaque rivage du film. Il n’y a plus de limites, plus de repères, c’est à peine si l’on arrive à reconnaître notre personnage, qui semble perdre sa personnalité et en gagner d’autres, celle de ceux qu’il croise, qui le recueillent, qu’il tue ou qu’il voit mourir. Des lieux qui reviennent parfois, sans que l’on sache vraiment pourquoi. Peut-être même des évolutions à diverses strates de temps. Inutile de parler de la fin, absolument incroyable, qui donne l’impression que le film décolle à nouveau avant de s’éteindre violemment sur un homme s’engouffrant sur une route, vers le noir. Loznitsa n’aura eu de cesse de le faire plus de deux heures durant, s’engouffrer vers l’inconnu, dans le noir, se libérant des contraintes temporelles, des repères cinématographiques habituels. Rien que narrativement le film a quelque chose de nouveau, il fascine. J’ai vu le film il y a plus d’une semaine lorsque j’écris ces lignes, et je n’arrive plus à reconstruire un ordre précis dans les séquences dont je me rappelle, qui m’ont le plus marqué. Il n’y a plus rien qui ne fait vraiment sens dans mon souvenir. D’autant plus étrange pour un film comme celui-ci, d’apparence très simple, qui peu à peu prend des aiguillages nouveaux. Et comme si ça ne suffisait pas, cette étrangeté que l’on vit durant la projection, ce sentiment de gêne, de mal aise, d’angoisse mais aussi de flottement, s’est perpétué pour moi après le film : My joy est enneigé, cette neige est le poids du film. Quand je suis sorti, la neige devait tomber chez nous depuis un moment, elle était absente à mon entrée dans la salle, elle recouvrait alors tout. C’était comme un prolongement au film. Moi aussi j’empruntais des rues sinueuses, marchant dans la poudreuse, pour rentrer. J’étais devenu le personnage, un peu, un temps.

Les demoiselles ont eu 25 ans – Agnès Varda – 1993

Les demoiselles ont eu 25 ans - Agnès Varda - 1993 dans Agnès Varda Les-demoiselles-ont-eu-25-ans-setfoto-300x219 Merveille d’appendice.  

   7.0   Catherine Deneuve dit quelque chose d’important dans le film : que c’est une fête, comme l’était le film en 1966, qu’il faut le revivre ainsi et tenter de ne pas se laisser gagner par la mélancolie, mais que plus que tout autre chose il s’agit d’un film sur la mémoire, le souvenir d’un film vieux de 25 ans. Elle a bien résumé le travail d’Agnès Varda. On pourrait même ajouter un intérêt supplémentaire, celui de s’intéresser et de produire les images du travail de Jacques Demy, qui s’était totalement investit dans ce projet, mais aussi le plaisir de faire la rencontre au présent d’acteurs, figurants ou techniciens, pas forcément ceux que l’on se souvient en repensant ni même en revoyant Les demoiselles de Rochefort. C’est donc, avant tout, une ode à Rochefort et à l’influence des Demoiselles de Demy sur Rochefort. C’est à la fois un making off un peu spécial puisqu’il est cinématographique (dans le sens où il intègre parfaitement la filmographie d’Agnès Varda), mais aussi un reportage ou la parole est donnée. On y découvre le travail sur certaines séquences, notamment des discussions entre le cinéaste et Gene Kelly, ou encore des répétitions avec Deneuve et Dorléac. Et puis à côté de cela, entre de nombreuses images de Rochefort aujourd’hui (le plaisir de Varda est, nous dira t-elle, de filmer les habitants, ce qu’elle préfère) quelques personnages qui se souviennent, des quatre motards de la place Colbert aux deux enfants qui effectuent de brefs pas de danse avec Gene Kelly. Et puis aussi quelques mots de Jacques Perrin, Michel Piccoli voire même Agnès Varda elle-même. L’ambiance est à la fête même si celle-ci est entrecoupée de moments mélancoliques et forts, lorsque sont évoquées les inaugurations de noms de place ou d’avenue, Jacques Demy ou Françoise Dorléac. C’était cela dont parlait Catherine Deneuve. Parce que sa sœur a disparu dans un accident de voiture peu après le tournage du film et que Jacques Demy est décédé tout récemment. Il fallait l’évoquer, Varda le fait avec la manière, en s’intéressant davantage aux images qu’ils nous laissent d’eux. Et puis il y a encore d’autres instants fabuleux comme cette scène entièrement filmée, où Demy enfile un pull-over, dans un rythme qui n’appartient qu’à lui, dit Agnès Varda. S’intéresser à ces petits riens qui nourrissent la mémoire de chacun, s’intéresser aux détails de la vie. N’était-ce déjà pas le principe et sujet même des Demoiselles de Rochefort, toujours finement écrit et passionnant ? La proposition d’Agnès Varda fait un peu fouillis, mais c’est un fouillis qui me plait, j’aime chaque seconde de son film, même quand elle reprend certaines séquences du film de son mari. Il y a une sensation très intense, mais ce n’est pas une mauvaise émotion, c’est vraiment pour la mémoire, pour agrémenter le chef d’œuvre de Jacques Demy pas tant pour le compléter mais plutôt pour donner immédiatement envie de s’y replonger. Et c’est magnifique.

Mardi, après Noël (Marti, dupa craciun) – Radu Muntean – 2010

04. Mardi après Noël - Marți, după Crăciun - Radu Muntean - 2010Tell me you love me.

     9.0   A partir d’un récit très banal, puisqu’il s’agit de l’éternel couple en crise, d’un adultère proche de l’aveu, Radu Muntean construit des situations quotidiennes, on pourrait dire universelles, en dopant sa très belle écriture d’une attention toute particulière donnée aux gestes, regards, sourires, silences. A l’écoulement du temps en fait. Le cinéaste ne surcharge pas son récit en montrant des tas de choses, des tas de gens, il se concentre uniquement sur certaines situations, un cercle très fermé de personnages, et apporte sa richesse par de longs plans-séquences souvent fixes ou presque fixes. Résultat incroyable. Il évite absolument tout ce qui peut se faire de pire. Pas d’acharnement, simplement une passion dévorante d’un côté, un couple trop dans ses souliers de l’autre. Sans pour autant délaisser les interrogations de la jeune amante sur ses sentiments, vis à vis son âge ou ses parents, ni même l’entente dirons-nous cordiale au sein du couple en passe de se détruire. Un moment donné ils sont tous deux dans une salle de bain, il est nu, debout, elle lui coupe un peu les cheveux à la tondeuse. Tout est doux, peut-être trop mécanique, mais doux, on n’est pas dans l’intimité d’un couple en pleurs. Quand elle aura fini, elle sort de la pièce après lui avoir effleurer son sexe de sa main, comme si une fantaisie d’antan ressurgissait mais ne faisait que passer. A l’opposé exact de la première scène du film où l’on découvre Paul avec Raluca, sa maîtresse donc, dans un lit, une scène d’intimité très forte, lumineuse, drôle, pleine de fraîcheur. Du coup le cinéaste obtient quelque chose de très beau en contournant les stéréotypes, il n’accable pas. Même l’enfant – car il y a pourtant présence d’un enfant – n’est pas moteur d’émotion, au contraire, plutôt relégué au second plan, comme si les adultes réfléchissaient encore en marge, en y pensant bien entendu, mais sans que ça porte directement atteinte à leurs fondements de pensée. Il n’y a qu’à la toute fin du film où l’enfant prend une place très forte, dans une mélancolie discrète, il fait office de lien. C’est Noël et pendant que les enfants chantent dans une pièce (probablement un rituel en Roumanie) les parents en profitent pour déposer les cadeaux autour du sapin. Le couple est déjà séparé mais la famille n’est pas encore au courant. Adriana, la mère, sort un cadeau de son sac à main et le passe à son mari, derrière son dos, comme s’ils avaient toujours fait ça auparavant. Une dernière complicité. Enfin probablement leur dernière. Le film se termine ainsi. C’est en optant pour l’étirement des plans et le déplacement de ses personnages dans ses plans que le cinéaste trouve un équilibre. Il n’hésite pas à les faire sortir du champ afin que plus tard nous les retrouvions, on appréhende donc l’espace avec ce que l’on connaît et ce que l’on imagine. C’est la même chose dans l’enchaînement des séquences : On voit beaucoup Raluca dans la première partie du film, autant que la femme trompée. Plus du tout après. Radu Muntean se concentre sur les rapports à deux. Rapport fort et secret d’une part. Rapport froid puis explosif ensuite. On est presque chez Bergman. Comme on pourrait dire que l’on est chez Cassavetes. Il y a une précision similaire. Un besoin d’accorder du temps aux sensations de s’élever. Il y a une scène que je trouve difficile, vraiment difficile, c’est la scène où les deux femmes se rencontrent, l’une sachant mais surprise, l’autre pas du tout. C’est une scène malaisante probablement parce que nous avons un temps d’avance et surtout, le plan figé étouffe. Ce n’est pas le seul, mais c’est le seul qui me met si mal à l’aise. Il y a la scène de l’annonce, très forte, toujours basé sur le même principe que le film suit, à savoir un lieu, une situation, un plan (ou presque). En l’occurrence deux. La jeune femme encaisse puis déverse des reproches violents. J’aime beaucoup l’idée qu’elle ne contrôle plus grand chose, qu’elle lâche du refoulé. De la même manière j’aime beaucoup le fait que cet affrontement ne soit pas trop facilement stoppé. Chaque scène dure mais elle semble dosée, on ne s’ennuie pas un seul instant, le cinéaste offre une vitalité (par les choses les plus infimes encore une fois, invisibles même très souvent) à ce qui pourrait tout aussi bien être lourd et ronflant. Et tous les acteurs l’épaulent à merveille, ils sont merveilleux. Ce film m’a bouleversé. Il y a une telle charge dans chaque plan, mais ce n’est jamais magouille émotionnelle, que de la mise en scène. Et puis en même temps ça m’évoque pas mal de souvenir pas forcément agréable, sauf qu’ici je ne suis plus l’enfant, un temps soit peu protégé (la seule inquiétude de la jeune fille en l’occurrence c’est de savoir si elle portera ou non l’appareil dentaire rose) mais le spectateur, je vis cette passion et cette crise, ce bouleversement, cette dernière complicité, entièrement avec eux. Le dernier plan et le générique qui a suivi, je ne bougeais plus, tétanisé, vidé.

06/03/2018 :

Film roumain qui avait fini dans mon top 10 en 2010 aux côtés d’un autre film roumain, Policier adjectif. Les deux plus beaux de cette mouvance à mes yeux, vague qui s’est par ailleurs effondrée aussi vite qu’elle est apparu il y a maintenant dix ans. Je tenais à revoir ce film pour voir s’il tenait encore la route et n’était pas qu’un copié-collé bergmano-cassavetesien. Et ça tient toujours. C’est même une sorte de seconde claque en réponse à la première, déjà forte, mais toujours un peu fragile car le film vient de sortir, tout ça. Le revoir huit ans plus tard et se rendre compte qu’il est toujours aussi puissant, sinon davantage, c’est fort. Et puis ce fut comme une redécouverte puisque si je me souvenais vraiment bien de deux/trois blocs, l’ensemble s’était un peu volatilisé .Bref, c’est une merveille. Je me demande si la scène finale des cadeaux n’entre pas dans mon top des plus belles scènes de fin de l’histoire du cinéma. Bref, il reste dans mon top 10 de 2010. Haut la main.

Goodbye dragon inn (Bu san) – Tsaï Ming-Liang – 2004

GoodbyeDragonInn2Le désert rouge.   

   9.0   Il y a dans ce titre, qu’on le veuille ou non, une idée d’adieu. Un film de sabre des années 60 est projeté dans un cinéma de quartier de Taipei. Un cinéma où apparemment il n’y a qu’une seule salle, mais une grande salle, comme si auparavant elle avait su se remplir, accueillir des spectacles, des représentations théâtrales, en plus des films de cinéma. Que reste t-il aujourd’hui ? Des sièges vides. Un cinéma qui vit ses dernières heures, que la pluie vient engloutir, et pourtant quelque chose de très beau se déroule sous nos yeux durant cette séance d’adieu, cette dernière toile. Le temps du film dans le film, le cinéaste filme le déplacement des corps, certains qui se croisent, d’autres jamais, l’absurdité des situations, des rencontres et usent du burlesque, de l’errance, du mélo, du fantastique, de l’érotique pour faire éclore son récit.

     Il n’y a d’ailleurs pas de récit à proprement parlé, pas de narration évidente en tout cas. Il est très difficile de saisir en temps réel ce que souhaite montrer le cinéaste. C’est au fil du film que l’on découvre des choses, que certaines brèches sont ouvertes. C’est après le film, quand on se rappelle certaines séquences, principalement leur utilité sous-jacente, alors qu’elles paraissent à première vue anodines, que se dessinent un horizon, une fascination, et un film assez triste, sans vraiment l’être, derrière toute cette drôlerie qui l’accompagne.

     Un jeune homme entre dans le cinéma, le film projeté commence à l’instant. Il ne semble pas être en retard, ni chercher une quelconque indication, il entre, sans doute pour se protéger de la pluie, qui se manifeste sous des trombes d’eau. Il investit la salle, il s’assied, il est au chaud. L’ouvreuse, affairée dans les toilettes, n’y porte pas attention, comme si tout cela n’avait plus aucune importance, elle a sans doute entendu un bruit, elle peut supposer que quelqu’un est entré étant donné qu’elle a abandonné provisoirement son poste, mais ça ne l’atteint pas – ça ne l’atteint plus. L’ouvreuse boite et porte une sorte de sabot à l’un de ses pieds, ses mouvements sont audibles, repérables. Dans sa loge, elle mange, mais elle s’ennuie. A quoi bon ? Elle part à nouveau, effectue une longue marche à travers les couloirs de ce cinéma, semble chercher quelque chose ou quelqu’un.

     Le cinéma laisse apparaître des trous béants, la pluie s’y faufile et termine sa course dans de nombreux seaux disposés partout pour l’occasion. On verra plus tard le projectionniste les vider, puis les remettre à leur place. Comme une tâche quotidienne qui s’est maintes fois répétées, un geste d’apparence habituel, puis un regard vers l’extérieur, témoin d’une situation qui s’apprête à disparaître. C’est justement dans la cabine de projection que l’ouvreuse cherche à entrer. Elle y cherche le garçon. Jamais ils ne se rencontreront. Se sont-ils déjà croisés par le passé ? Tsaï Ming-Liang se garde bien de nous le dire. Mais il y a ce sentiment qui traverse cette femme qui peut nous faire penser que non, cette impression qu’en guise d’adieu, il lui fallait à tout prix croiser le regard de cet homme pour une fois, peut-être même échanger quelques mots.

     La parole tient une place étrange dans le film, elle ne sert qu’en tout et pour tout deux lignes de dialogue. La majorité des mots entendus proviennent du film projeté. Les personnages, mutiques, errent simplement. L’une marche et offre une musique au film avec le bruit redondant de ses pas, le cinéaste arrive donc à la faire vivre hors-champ, le son suffit. L’un fume continuellement, observe comme on observe quelque chose en train de disparaître, il s’occupe aussi des bobines, ne rencontre personne excepté ce spectateur japonais qui le croise dans un couloir exigu. Les corps se frôlent, le climat devient très érotique.

     Et donc il y a ce spectateur particulier, puisqu’il n’est pas vraiment là pour le film. Il est d’abord rassuré par cet abri. Puis il commence à se poser des questions, observer les spectateurs de la salle, deux hommes d’un certain âge. Ils ressemblent étrangement à ceux sur l’écran, en beaucoup plus vieux. Plus tard, derrière lui, une femme mange des cacahuètes, elle fait beaucoup de bruit, il est gêné. Un moment donné, elle fait tomber sa chaussure sur le siège de devant, puis va à sa recherche et disparaît sous les fauteuils. Il y a comme une inquiétude chez cet homme, qui croit alors être entouré de fantômes. Sa rencontre avec l’un des acteurs vieillissant, dans un couloir, offre à ce titre une amorce de dialogue. L’homme lui annonce que le cinéma est hanté. Puis il s’en va.

     Goodbye dragon inn est un film de fantômes. Le cinéma dans lequel il est tourné est lui aussi un cinéma fantôme. Tsaï Ming-Liang a choisi d’y tourner justement parce qu’il ferme véritablement ses portes. Mais je ne pense pas que ce soit la nostalgie à proprement dite qui attire le cinéaste, ni même la mélancolie. C’est de porter un regard sur quelque chose qui s’éteint, que le temps a détruit. Ce personnage qui pleure devant le personnage qu’il joue dans ce vieux film, prend une valeur singulière. L’homme est peu de chose finalement. S’il est réel il vieillit. S’il est sur un écran, il se fige. Seuls les fantômes peuvent traverser le temps.

     Le film se dessine donc peu à peu, alors qu’il n’est plus sous mes yeux, simplement il vit encore à travers ma mémoire, comme ce cinéma n’aura plus que ça lui aussi pour exister, le souvenir, la mémoire. Pendant, j’étais complètement hypnotisé, ça m’a beaucoup plu. J’ai adoré caresser les couloirs de ce cinéma au crépuscule de son existence, y suivre des personnages pendant la durée d’un film. Dans une salle de projection jusque dans les toilettes. Et d’entendre cette pluie extérieure en permanence, mais plus vraiment comme une menace, puisqu’elle se fond continuellement dans le paysage.

     Je me rends compte que j’aime beaucoup les films qui se déroulent dans des cinémas. Peut-être parce qu’il s’agit de l’origine même de la vision ou la découverte d’un film, d’une émotion intime avec ce film. Serbis de Brillante Mendoza (cependant réalisé après) avait ce truc un peu trop déstabilisant, cette mobilité, cette rage qui en fait presque l’exact contraire du film de Tsaï Ming-Liang, pourtant il y avait la même volonté d’observer la mort d’un cinéma. Fantasma de Lisandro Alonso pourrait davantage se rapprocher de Goodbye dragon inn, mais ne nous emmène pas si loin. Là il y a vraiment quelque chose de fabuleux, qui relève presque du miracle, dans cette manière qu’a le cinéaste Taiwanais de convoquer un peu tous les genres. D’hypnotiser tout en voulant dire énormément de choses. De faire dans l’économie de plans, de dialogues tout en étant extrêmement riche.

Benny’s video – Michael Haneke – 1993

Benny's video - Michael Haneke - 1993 dans Michael Haneke Bennys-Video_acces_reel_medie-2-17213-300x193 Le filmeur.   

   8.0   Dans la période pré Funny games, Michael Haneke réalisait trois films radicaux, froids, on pourrait même dire chirurgicaux, disséquant l’acte, le mouvement, enfermant ses personnages dans le cadre ou en les éloignant, souvent hors-champ. De ces trois films, Benny’s video est probablement son plus accessible, le moins radical, celui qui évacue le plus son climat et laisse espérer autre chose, qui briserait cette spirale glaciale. Espérer seulement. Cet espoir c’est tout aussi bien dans cette rencontre qu’on est proche de l’obtenir, cette relation amoureuse naissante, ou bien dans cette évasion égyptienne, ou bien encore dans la surprenante issue du film. Sauf qu’Haneke brise tout espoir, pire il en fait des esquisses mais ne les fait jamais se développer.

     La rencontre de Benny avec la jeune fille est continuellement guidée par le quotidien du jeune garçon, son enfermement, cet aveuglement par l’image, cette fascination pour la violence, cette limite entre réalité et fiction. Le voyage en Egypte n’est pas montré comme un lieu de travail sur soi, de prise de conscience, mais simplement comme l’éloignement à la réalité, lui faire prendre des vacances pendant que l’on maquille et fait disparaître les preuves de ce drame impardonnable. Benny y emmène d’ailleurs sa caméra durant ce voyage, c’est son seul lien d’affection avec le monde. La scène finale est l’illustration parfaite, paroxystique, de cette dérive. La trahison n’est pas l’effet d’une prise de conscience soudaine, elle semble intervenir comme le meurtre était intervenu : « comme ça, pour voir ce que ça fait » pour reprendre les mots de Benny qui répondait à son père.

     Benny n’a pas conscience de ses actes, il agit selon ces pulsions qui le guide dans son appréhension du monde, l’œil guidé par l’image, l’œil qui aime à voir le normalement invisible. C’est cette attirance là qui est le moteur de son rapport à l’image. Lorsqu’il rencontre la jeune fille, il y a très peu d’échange oral, pourtant Benny lui parlera assez rapidement de la violence dans les films, le faux qui paraît vrai, au moyen d’artifices primaires, alors que l’on ne voit pas de différence. Pour comprendre un peu Benny il faut se situer ici, dans sa manière de s’entretenir avec la violence à l’écran – qu’il charge continuellement de films, émissions télévisées ou vidéo de surveillance. Benny fait corps avec ses propres images. Lorsqu’il regarde une vidéo qu’il a filmée où l’on y voit ses parents et des fermiers y abattre un cochon, Benny se plait à voir la scène, la reculer et la passer au ralenti, pour en étirer l’image, aussi pour en étirer les sons.

     Benny n’a de véritable lien avec personne. Au vidéo club, où il va régulièrement, échange une cassette contre une autre – Haneke montre ces échanges, ces mains, ces objets, moins les gens eux-mêmes les réduisant à leur simple mouvement physique, dénué de réflexion – il se passe quelques scènes de films d’action au casque, pour y plonger corps et âmes – très souvent dans Benny’s video, la télé en question prend tout l’écran, se confondant en un tout unique. A l’école, il se contente d’organiser le jeu de l’avion, parce qu’il a vu ses parents le faire sur une vidéo qu’il se passe aussi régulièrement. Chaque enfant, qu’il soit en cours ou en pleine chorale, se passe des billets pour pouvoir y participer. On ne sait pas vraiment quel est le principe de ce jeu mais il donne l’aspect d’un truc inquiétant. A la maison, donc avec ses parents, Benny n’a pas de rapports affectueux non plus. C’est un peu l’origine de ce mal être. Un enfermement (les volets sont systématiquement fermés, le père le remarquera d’ailleurs, mais ne fera que le remarquer) et une solitude permanentes. Peu de lumière, pas d’échange.

     Le rapport à l’image est beaucoup plus important que le rapport direct. L’image c’est ce qui nous est montré en premier dans ce film. On découvre les parents de Benny sur ses propres vidéos. Ils sont déjà absents. Son seul point d’attache à son entourage extérieure c’est l’image, par cette vidéo surveillance, nul besoin donc d’avoir les volets ouverts. Lorsque Benny sera en position d’avouer son crime, il ne le fera pas par les mots, trop incompatibles avec la relation qu’il entretient avec ses parents. Elle se fera là encore par l’image. Il leur montrera comment il a tué la jeune fille. D’ailleurs ce meurtre en question, d’une puissance hors norme, est intégralement tourné en un unique plan séquence, mais il est hors-champs. Il est même hors champ dans l’image, puisque ce que nous propose de voir Haneke, c’est de le vivre à travers la caméra de Benny, les mêmes images que découvriront plus tard les parents.

     Benny n’est que le produit de ses vieux, la conscience en moins. Ce n’est pas pour autant qu’il est pardonnable, mais il est en l’occurrence pardonné. Par une mère qui se réfugie dans l’incompréhension et les larmes. Par un père qui préfère se réfugier dans le mensonge, pour ne pas anéantir la vie de son fils, ni la sienne. Sauf qu’il n’est pas en phase avec son fils. Il n’est jamais question de vérité ou de mensonge, concernant Benny. Il a tué mais il ne sais pas pourquoi, il voulait voir ce que ça faisait. Pendant le meurtre avec ce pistolet d’abattage, la fille est dans un premier temps terriblement blessé, Benny ne s’inquiète pas pour sa souffrance, il veut simplement qu’elle se taise. Il est sans conscience, sans cœur. Alors que ses parents n’ont que mauvaise conscience, mauvais cœur. Benny n’est pas le produit humain de ses parents, il est mutant. Il ne ressent rien. Il n’est même pas triste. Il n’a peur de rien – il le dira lui-même à son père. Il correspond à cette nouvelle génération d’enfants guidés par les images. Mais poussé à son paroxysme, vidé de toute sa substance humaine.

Corridor (Koridorius) – Sharunas Bartas – 1995

the-corridor-2L’amour est plus froid que la mort. 

   7.0   C’est peut-être le plus mystérieux des films de Bartas, au sens où l’on ne peut se raccrocher à une linéarité, ni même à un personnage central, son déplacement, son errance ou sa fuite. Il y a énormément de mouvement dans Corridor mais géographiquement il reste un film statique, cantonné dans un lieu unique, ce qui d’apparence ressemble à un grand immeuble délabré, dans lequel quelques habitants ont pris refuge pour affronter le froid mortel. Enfin, c’est ce que j’ai cru comprendre. Mais ce n’est pas vraiment important. La force de Corridor se trouve justement dans ces non-déplacements, ces errances statiques, cette éternelle attente. Quelques visages ci et là. Une fumée de cigarette qui réchauffe. Le regard pointé vers un horizon sans espoir, une ville industrielle qui fonctionne encore, mais on ne sait pour combien de temps. Corridor pourrait très bien se dérouler après l’apocalypse, il y a un désespoir de cet ordre, une tristesse dans chaque regard, chaque décor. Les éléments eux-mêmes sont menacés : une fine rivière complètement détachée de tout, de timides feux de camps, il n’y a pas non plus vraiment de place pour une clarté, un ciel rassurant. Seuls le vent et la neige l’emportent, dans la plus rude des violences. Ou alors c’est la boue comme dans cette scène où un jeune garçon est aux prises avec deux types plus forts que lui qui le poussent dans des flaques de boues sous des trombes d’eau. Ou encore, il faut une précision et une patience hors pair pour arriver à faire tenir quelques bougies. Corridor est un film sans parole, mais c’est un film très sonore. Au-delà des simples sonorités naturelles, une sorte de brouhaha incessant dans le fond, comme une pièce où l’on pourrait discuter – Bartas nous en prive – ou alors ce n’est que dehors, on ne sait pas vraiment non plus. C’est encore une fois le déplacement qui importe. Un homme qui traverse le couloir puis revient sur ses propres pas. Un garçon qui se met à courir et ouvre la porte en grand, de laquelle se dégage une lumière aveuglante, mais loin d’être rassurante. Et puis des rencontres, presque improbables. Ces deux enfants, qui s’observent et découvrent leur corps. Et un rassemblement, une danse, où enfin l’on rit, on boit. Moment de grâce éphémère, très vite rattrapé par l’insalubrité ambiante. Il n’y a pas de vérité préconçue, juste un regard. Porté là, sur une population en sursis. Corridor est un film ambiant, complètement désespéré et beau. Rares sont les cinéastes qui savent aussi bien filmer les visages que Sharunas Bartas, tout en n’oubliant pas de les intégrer dans un espace.

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