8.0 Dans la période pré Funny games, Michael Haneke réalisait trois films radicaux, froids, on pourrait même dire chirurgicaux, disséquant l’acte, le mouvement, enfermant ses personnages dans le cadre ou en les éloignant, souvent hors-champ. De ces trois films, Benny’s video est probablement son plus accessible, le moins radical, celui qui évacue le plus son climat et laisse espérer autre chose, qui briserait cette spirale glaciale. Espérer seulement. Cet espoir c’est tout aussi bien dans cette rencontre qu’on est proche de l’obtenir, cette relation amoureuse naissante, ou bien dans cette évasion égyptienne, ou bien encore dans la surprenante issue du film. Sauf qu’Haneke brise tout espoir, pire il en fait des esquisses mais ne les fait jamais se développer.
La rencontre de Benny avec la jeune fille est continuellement guidée par le quotidien du jeune garçon, son enfermement, cet aveuglement par l’image, cette fascination pour la violence, cette limite entre réalité et fiction. Le voyage en Egypte n’est pas montré comme un lieu de travail sur soi, de prise de conscience, mais simplement comme l’éloignement à la réalité, lui faire prendre des vacances pendant que l’on maquille et fait disparaître les preuves de ce drame impardonnable. Benny y emmène d’ailleurs sa caméra durant ce voyage, c’est son seul lien d’affection avec le monde. La scène finale est l’illustration parfaite, paroxystique, de cette dérive. La trahison n’est pas l’effet d’une prise de conscience soudaine, elle semble intervenir comme le meurtre était intervenu : « comme ça, pour voir ce que ça fait » pour reprendre les mots de Benny qui répondait à son père.
Benny n’a pas conscience de ses actes, il agit selon ces pulsions qui le guide dans son appréhension du monde, l’œil guidé par l’image, l’œil qui aime à voir le normalement invisible. C’est cette attirance là qui est le moteur de son rapport à l’image. Lorsqu’il rencontre la jeune fille, il y a très peu d’échange oral, pourtant Benny lui parlera assez rapidement de la violence dans les films, le faux qui paraît vrai, au moyen d’artifices primaires, alors que l’on ne voit pas de différence. Pour comprendre un peu Benny il faut se situer ici, dans sa manière de s’entretenir avec la violence à l’écran – qu’il charge continuellement de films, émissions télévisées ou vidéo de surveillance. Benny fait corps avec ses propres images. Lorsqu’il regarde une vidéo qu’il a filmée où l’on y voit ses parents et des fermiers y abattre un cochon, Benny se plait à voir la scène, la reculer et la passer au ralenti, pour en étirer l’image, aussi pour en étirer les sons.
Benny n’a de véritable lien avec personne. Au vidéo club, où il va régulièrement, échange une cassette contre une autre – Haneke montre ces échanges, ces mains, ces objets, moins les gens eux-mêmes les réduisant à leur simple mouvement physique, dénué de réflexion – il se passe quelques scènes de films d’action au casque, pour y plonger corps et âmes – très souvent dans Benny’s video, la télé en question prend tout l’écran, se confondant en un tout unique. A l’école, il se contente d’organiser le jeu de l’avion, parce qu’il a vu ses parents le faire sur une vidéo qu’il se passe aussi régulièrement. Chaque enfant, qu’il soit en cours ou en pleine chorale, se passe des billets pour pouvoir y participer. On ne sait pas vraiment quel est le principe de ce jeu mais il donne l’aspect d’un truc inquiétant. A la maison, donc avec ses parents, Benny n’a pas de rapports affectueux non plus. C’est un peu l’origine de ce mal être. Un enfermement (les volets sont systématiquement fermés, le père le remarquera d’ailleurs, mais ne fera que le remarquer) et une solitude permanentes. Peu de lumière, pas d’échange.
Le rapport à l’image est beaucoup plus important que le rapport direct. L’image c’est ce qui nous est montré en premier dans ce film. On découvre les parents de Benny sur ses propres vidéos. Ils sont déjà absents. Son seul point d’attache à son entourage extérieure c’est l’image, par cette vidéo surveillance, nul besoin donc d’avoir les volets ouverts. Lorsque Benny sera en position d’avouer son crime, il ne le fera pas par les mots, trop incompatibles avec la relation qu’il entretient avec ses parents. Elle se fera là encore par l’image. Il leur montrera comment il a tué la jeune fille. D’ailleurs ce meurtre en question, d’une puissance hors norme, est intégralement tourné en un unique plan séquence, mais il est hors-champs. Il est même hors champ dans l’image, puisque ce que nous propose de voir Haneke, c’est de le vivre à travers la caméra de Benny, les mêmes images que découvriront plus tard les parents.
Benny n’est que le produit de ses vieux, la conscience en moins. Ce n’est pas pour autant qu’il est pardonnable, mais il est en l’occurrence pardonné. Par une mère qui se réfugie dans l’incompréhension et les larmes. Par un père qui préfère se réfugier dans le mensonge, pour ne pas anéantir la vie de son fils, ni la sienne. Sauf qu’il n’est pas en phase avec son fils. Il n’est jamais question de vérité ou de mensonge, concernant Benny. Il a tué mais il ne sais pas pourquoi, il voulait voir ce que ça faisait. Pendant le meurtre avec ce pistolet d’abattage, la fille est dans un premier temps terriblement blessé, Benny ne s’inquiète pas pour sa souffrance, il veut simplement qu’elle se taise. Il est sans conscience, sans cœur. Alors que ses parents n’ont que mauvaise conscience, mauvais cœur. Benny n’est pas le produit humain de ses parents, il est mutant. Il ne ressent rien. Il n’est même pas triste. Il n’a peur de rien – il le dira lui-même à son père. Il correspond à cette nouvelle génération d’enfants guidés par les images. Mais poussé à son paroxysme, vidé de toute sa substance humaine.