6.5 Les années qui défilent, les souvenirs qui appellent la mélancolie, le présent que l’on n’a pas vu venir ce sont un peu les obsessions du cinéaste anglais. On se souvient de cette femme dans Secrets et mensonges qui faisait face à un enfant qu’elle n’avait, par le passé, pas voulu reconnaître. Au centre d’Another year il y a un couple heureux, complémentaire et des personnages blessés par la vie qui gravitent autour d’eux, leur font par de leurs échecs, leurs déprimes même s’ils ont aussi tous une vitalité inégalée très souvent enfouie.
Le film ne paraît pas d’emblée avoir les bonnes idées, prendre les bonnes initiatives, comme si Mike Leigh voulait appuyer sur quelque chose en particulier, parler de la vitesse du temps plus que de faire exister les rapports entre les personnages. C’est à la fois le choix d’un découpage en saisons, comme c’est aussi le choix des métiers qu’exerce le couple. L’un qui construit des autoroutes, l’autre qui aide des patients à tirer profit du présent. Aussi, l’idée que le couple se prénomme Tom et Gerri semble encore être une facétie un peu mauvaise, pourtant l’utilisation de ces deux prénoms n’a pas d’impact sur le récit. Le seul moment où on leur fera remarquer c’est pendant la seule rencontre qu’ils font durant tout du film, la petite amie de leur fils, qui ne manquera pas de leur faire remarquer (ce que chacun ferait) avec le sourire, et eux de lui répondre qu’ils ont été obligés de s’y faire. Rien de plus. Cette scène permet alors au film et à l’appellation Tom et Gerri, que l’on entend continuellement, de s’affranchir de son étiquette.
Il y a donc quatre parties, pas vraiment égales dans la durée, qui représentent les quatre saisons, du printemps à l’hiver. Et dans ces quatre parties un nouveau personnage, ou plutôt un personnage lié à cette famille, que l’on ne connaissait pas, qui servira à la fois de pierre angulaire, de personnage cible et permettra encore d’y déceler certains nouveaux aspects des personnalités que l’on découvre, puis plus tard que l’on croyait bien connaître. Il est donc intéressant de voir combien le rôle de la collègue Mary, que l’on voit dès le printemps et qui reviendra régulièrement chaque saison, influe sur le couple, ou tout du moins sur ce qu’ils ont à offrir aux autres. Cette ouverture d’esprit qu’ils ont pour elle au début disparaît lentement à cause d’une déception et plus tard d’un imprévu. L’actrice qui joue Mary est tout simplement hallucinante. Elle peut tout aussi bien être le personnage de cinéma le plus fatigant vu cette année et la seconde d’après être celui qu’on veut serrer dans ses bras. Et c’est un peu ce qui se passe pour Tom et Gerri, couple le plus patient du monde, qui se révèle dans une dernière partie plus nerveux, hypocrites, hésitants. C’est en effet un couple d’une gentillesse extrême mais qui dévoile peut-être une certaine âpreté dans les actes, et même s’ils ne sont pas condamnables (généralement ils essaient de faire en sorte que tout aille pour le mieux) on ressent par moments comme de la gêne. Il y a quelques scènes, souvent longues, ce qui accentue cet effet de malaise, qui illustrent parfaitement cela à mon sens. Lorsque l’on voit Katie pour la première fois par exemple. Il est évident que Mary est gênée, triste et jalouse, que le monde lui est tombé dessus, et pourtant aucun ne fait l’effort de la comprendre, de l’aider, éviter qu’elle ne s’enfonce (pourtant ils ont tous compris) non au lieu de cela ils l’appellent Tata Mary. Qu’ils ne l’aient pas compris auparavant, ce lien fort pour le fils qui animait son cœur, d’accord, même si cela prouve une fois encore le problème existant dans leurs rapports, mais c’est le fait qu’ils comprennent à cet instant qui est gênant, la laissant seule dans l’arène, complètement estomaquée. Il y a une deuxième séquence c’est en hiver, lors de l’enterrement de la femme du frère de Tom, Ronnie. Elle semble être un effet miroir de la première, pourtant elle est très difficile à analyser étant donné que le personnage est agressif. Je parle du fils de Ronnie, arrivé tardivement à la cérémonie, qui ne comprend pas qu’on ne l’ait pas attendu. Personne n’agit pour le résonner. Enfin c’est assez difficile à dire, presque impossible, dans le sens où l’on ne connaît pas vraiment les rapports qu’entretenait le fils avec sa mère, et avec son père, mais c’est un garçon qui semble avoir besoin d’aide. Et en l’occurrence la gentillesse de Gerri et les provocations de Tom n’y feront rien. Il y avait peut-être une autre manière de le prendre. Peut-être aussi que le couple ressent une certaine inutilité qu’ils n’ont pas l’habitude d’affronter.
Dans la partie consacrée à l’été, c’est un ami de longue date qui fait irruption quelques jours dans la maison du couple. En parlant d’irruption, il y a des moments délicieux, très drôles où l’on voit ces deux personnages, Mary et Ken, les speedés de la vie, qui entrent chez Gerri et Tom et demandent d’emblée à utiliser leurs toilettes à l’étage. On sent qu’il y a une proximité, que le couple a toujours été près d’eux, qu’ils ont souvent dû jouer les rôles de grands frères, de confidents. Pas pour rien que les 90% du film se déroulent à l’intérieur de leur maison, ou dans le jardin. Ken est lui aussi un homme blessé qui semble se réfugier dans la bouffe bien grasse et l’alcool. Mary dira plus tard à Gerri que Ken aurait pu avoir de l’allure. C’est de Mary que Ken est amoureux. Mais c’est de Joe que Mary est amoureuse. A force de fréquenter le couple et ceux qui gravitent autour, les déceptions, les coups durs, naissent à l’intérieur même du groupe. Même Joe, avant sa rencontre avec Katie (qui semble être le seul bel horizon du film avec celui plus en retrait de cette autre collègue nouvelle maman) paraît perdu dans une spirale qu’il ne maîtrise pas et commence sérieusement à se poser des questions par rapport à son âge. On pourrait se dire que Mike Leigh s’est limité au simple fait du célibat, chaque personnage déprimée, se voyant assailli par la solitude, que ce soit les célibataires endurcis Mary, Ken et dans les deux premières parties Joe, ou tout simplement le veuf Ronnie. Il est chaque fois question d’absence, d’un manque. Pourtant cette situation, Leigh la retourne dès la première scène de son film – si bien que l’on n’y pense plus après – en s’intéressant à cette dame, une patiente de Gerri, qui réalise que sa vie entière est un échec, auprès ou non de son mari. Scène très belle, un personnage superbe, que l’on ne reverra pas. Elle occupe deux longues scènes au début du film puis disparaît. Elle pose deux bases. Celle du travail de Gerri. On verra un moment ce que fait Tom un peu plus tard. Mais aussi celle de ces intarissables blessures qui surviennent avec le temps.
Another year produit un effet étrange. Il donne l’impression que ces personnages paumés, blessés, atrophiés, trouvent du réconfort auprès de ce couple bienfaiteur. Pourtant il y a chaque fois comme un contre-champ qui permet d’y voir presque le contraire, comme s’ils n’arrivaient pas s’affranchir de l’idée du bonheur, de l’entente harmonieuse que leur offrent, consciemment Tom et Gerri, comme un modèle. La dernière scène est à ce titre l’un des moments forts de l’année. Elle est à l’image du film, dans sa construction. Un groupe, une discussion banale. Deux êtres en retrait. Une femme qui se met en sourdine. Puis se noie dans l’alcool. C’est pour moi un film très généreux, mais d’une grande tristesse. L’impression de voir des êtres heureux qui tentent de réconforter, sans trop s’impliquer (pour éviter que leur propre équilibre bascule) des êtres malheureux, sans doute pour toujours.
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