Le fils.
9.0 Une affaire de glissement : S’il est bien fait, c’est l’une des plus belles choses au cinéma. Le petit lieutenant en question est joué par Jalil Laspert, jeune, ambitieux, fougueux et un excès de zèle qui vient continuellement trahir un manque de lucidité, une volonté de paraître au-dessus, une mauvaise volonté. C’est aussi bien une virée en bagnole avec gyrophare inutile, Antoine est alors maître de la ville, maître du monde. Ou encore le plaisir de se voir avec une arme à feu, façon Travis Bicke dans Taxi Driver. Peut-être qu’il s’agit juste d’un besoin d’appartenance ou de reconnaissance, cette sensation si nouvelle pour lui quand il est entouré de ses collègues et éméchés dans le bar du coin. Apogée adulescent atteint lors d’une discussion avec sa femme (même le mot femme ne lui convient pas, on ne peut y croire) qui tente de comprendre la raison de ce départ soudain vers la capitale, alors qu’elle est au Havre, dans une galère similaire à la sienne.
Xavier Beauvois a su obtenir quelque chose de saisissant dans les rapports qu’entretient Antoine avec son entourage, et c’est avec le commandant Vaudieu, jouée par Nathalie Baye, qu’il élève son film vers une dimension forte, souterraine, qui éclate peu à peu littéralement. Ce glissement se situe ici. Dans la capacité à s’intéresser à ce personnage féminin, à l’associer à ce petit lieutenant, sans qu’il n’y ait de rapports intimes entre les deux. On en restera au stade de relations de collègues. L’un portant une certaine admiration distante pour sa supérieure, à qui il obéit au doigt et à l’œil. L’autre percevant en ce garçon le fantôme de son fils défunt de la méningite à l’âge de sept ans. « Il aurait l’âge de mon petit lieutenant », dit-elle un moment à cet homme, que l’on sait juge, que l’on imagine être son ancien mari ou amant. Femme rongée par l’alcoolisme qui s’en sort parce qu’elle aime son métier, mais que l’on sent fragile, prête à replonger, qu’elle soit accoudée au comptoir avec seulement du tonic, ayant abandonné son gin il y a deux ans ou simplement à une terrasse chez elle, surplombant Paris. L’alcool est sans doute la tentation la plus difficile à oublier, il est partout. Devant nous, en nous.
Beauvois filme aussi bien ces deux âmes solitaires, l’un dans son ascension aveugle, l’autre dans une survie stagnante, qu’il filme le quotidien de cette police judiciaire, entre arrestations, planques, entraînement de tir, interrogatoires, découverte d’un corps, autopsie, course poursuite comme il filme tout aussi bien, et dans la majorité du temps ces moments où il ne se passe absolument rien, une discussion banale autour d’un café ou l’attente en général. C’est lorsqu’une virée tourne mal que le film de Xavier Beauvois change de cap. Enfin pas vraiment. Il continue de cerner ce quotidien, de toujours s’intéresser à cette enquête autour de ces deux clochards retrouvés mort au couteau dans le canal Saint-Martin. Et en parallèle ce petit lieutenant, gravement blessé qui se meurt. Cette femme qui perd comme un second enfant. Ce souvenir à jamais gravé qui refait surface, qui ne fait qu’appeler cette tentation à laquelle elle échappe depuis un moment. Xavier Beauvois filme ça avec classe, sobriété, sans musique, sans flash-back, tout est là sous nos yeux, dans les regards des personnages, leurs silences, leurs attentes, une tristesse dans chaque instant comme quelque chose d’inéluctable, une marche sur une plage, un regard qui se perd puis vient fixer la caméra. Un regard qui n’accuse pas, simplement un regard de dépit, de renoncement. Ou peut-être le contraire, un regard coupable qui dit qu’il fallait sans doute passer par-là pour rebondir.