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Archives pour 8 février, 2011

La belle noiseuse – Jacques Rivette – 1991

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Et le nu.  

   10.0   Au départ c’est une histoire de couple. Tous deux vont simuler une rencontre fortuite, où elle serait la photographe et lui l’artiste qui se cache. On est dans le sud de la France, non loin du Pic Saint-Loup, aussi lieu du dernier film en date tourné par Rivette. Puis plus tard le dessein de ce déplacement apparaît. Rencontrer, avec son galeriste, un peintre qui vit en marge, qui demande à ce qu’on voit ses travaux. Le peintre vit avec sa femme dans une immense maison où il peint ses œuvres dans une ancienne grange. C’est au cours de la visite et des discussions autour de ses toiles, qu’il laisse échapper une première fois ce nom de Belle noiseuse, qui correspond à une œuvre qu’il a dans le cœur depuis des années, son chef d’œuvre dit-il, mais qui n’a jamais vu le jour. C’était sa femme qui était son modèle à l’époque.

     S’il veut reprendre le chantier de ce travail important, il lui faudrait un nouveau modèle, à la hauteur du projet. C’est en jetant son dévolu sur Marianne, un soir, après un repas, alors que celle-ci est restée avec la femme du peintre, et que les hommes sont à nouveau dans l’atelier, qu’il pense à nouveau reprendre La belle noiseuse. Le mari de Marianne lui donne son accord. On est bien chez Rivette, aucun doute, cette longue journée prend d’emblée une grande partie du film, presque trois quarts d’heure, comme une balade en temps réel. Une marche dans les rues de la ville, puis ce jus d’orange dans le grand jardin du peintre, puis cet atelier comme destination, avant ce repas du soir. Rivette laisse le temps envahir chaque séquence, dialoguée ou silencieuse. On apprivoise les lieux. On saisit toute l’étrangeté de cette proposition. Mais on ne se doute pas vraiment de ce qu’il se passera par la suite, si ce n’est que la difficulté principale de La belle noiseuse, pour le modèle, est qu’il se doit d’être nu.

     Le lendemain, après avoir exprimé son mécontentement par rapport à cet accord dont elle ne faisait pas partie, Marianne accepte finalement, comme pour relever un défi, par curiosité ou parce qu’elle ressent ce danger lequel Nicolas n’avait peut-être pas pensé, en acceptant de la voir poser nue. Elle se retrouve seule avec Edouard Frenhofer, le peintre, dans son grand atelier. Rivette dilate une nouvelle fois le temps, filme chaque préparatif comme un rituel important, aussi pour préparer la suite, pour accentuer l’angoisse montante de l’une, le mystère de l’autre. Après les préparatifs si singuliers – Un tabouret est échangé avec un autre, les toiles sur les côtés de la pièce sont retournées, les pinceaux sont peu à peu dévoilés, le peintre remplit deux verres d’eau, y dévoile son encre puis un petit livre de papiers qui lui sert de brouillon – Frenhofer, dans un premier temps, cordial et patient, même si très silencieux, demande à la jeune femme de se placer d’une façon bien précise et le voilà lancé. La main n’est pas celle de Piccoli mais celle de Bernard Dufour. Et nous n’y voyons que du feu. Les plans varieront entre ces fameuses mains, le visage de Frenhofer et celui de Marianne. 

     Cette séquence en temps réel, absolument incroyable, prépare le passage sur toile. C’est alors que Marianne doit se déshabiller. Le peintre se familiarise avec ses formes, toujours sur brouillon, le cinéaste aussi, dévoilant assez nettement la nudité d’Emmanuelle Béart. Frenhofer ne parlera que très peu. Un moment il dira simplement que certains peintres aiment se lancer directement sur toile, tandis que lui préfère avant tout connaître son modèle. La gêne tant attendue a lieu, pourtant ce n’est pas de Marianne que naîtra la première sensation qu’il s’agit d’une œuvre calvaire. C’est Frenhofer, qui après avoir effectué une multitude de dessin à petite échelle se rend compte que ça ne va pas. Marianne, qui encaisse crampe sur crampe et vit un cauchemar se rhabille puis décide de s’en aller. Elle croit s’être débarrassée de l’artiste qui lui demande de revenir le lendemain (« Ce n’est pas parce que ça ne marche pas aujourd’hui qu’il ne faut pas recommencer demain, lui dit-il »). La légende de La belle noiseuse, comme étant le chef d’œuvre impossible, reprend donc vie.

     Et pendant que le peintre et son modèle passent leurs journées dans cet atelier frais et sombre, le mari de la jeune femme commence à avoir des remords. C’est lors d’une discussion avec Liz Frenhofer, la femme du peintre, que ceux-ci s’intensifient, quand elle lui avoue que c’est en travaillant sur ce même chef d’œuvre il y a tant d’années que le couple artiste s’était mis à exister. Mais Marianne, comme entraînée dans une spirale de fascination, de dégoût, de peur et de mal continue de revenir chaque jour encore chez le peintre, qui se fait de plus en plus intransigeant, jouant avec le corps de la jeune femme comme avec un élastique, l’obligeant à emprunter des postures improbables. Il veut trouver en elle des choses inconnues, l’emmener au bout d’elle-même, il n’y a que comme ça, dit-il, que l’œuvre aura une chance de devenir chef d’œuvre. Et ce point de non-retour (qu’il n’avait pas côtoyé jadis avec sa femme, la choisissant à la peinture) est en mesure d’apparaître, dans la mise à nu totale, du corps comme de l’esprit. C’est en discutant que Frenhofer et Marianne apprennent à se connaître, à tisser un lien invisible qui pourrait conduire à cette réussite tant convoitée. Il est même question de belle complicité un moment donné, quand elle prend la situation en main par exemple, ou encore lorsqu’ils sont tous deux fortement éméchés. Dans chaque cas le second morceau de chaque couple est loin, presque extérieur. Quand Mme Frenhofer reste plutôt sereine (quoique ça ne dure pas) Nicolas est constamment inquiet, habité par les remords, rongé par la solitude. Cette nouvelle relation particulière n’ira pas au-delà de cette simple complicité physique, mais elle révèlera justement bien plus.

     Je me demande si La belle noiseuse n’est pas le film qui me fait le plus penser au Mépris de Godard. Que l’on parle de l’un ou l’autre de ses deux films il est fort possible que ce soit de forme. Mais c’est dans le fond qu’ils se rapprochent, dans la destinée du couple. Quand Piccoli, imprudent, laissait filer Bardot vers ce producteur, c’est lors d’une demi-seconde qu’apparaissait cette cassure, qui se renforçait avec le temps du film. Quand Nicolas donne son accord, contre l’insu de Marianne, pour que celle-ci soit le nouveau modèle du peintre, encore Piccoli, il signe comme l’arrêt de son couple. Cette tentative de rattraper l’être aimée, de l’avoir abandonné aux griffes de la tentation, au moins au doute, et à une remise en question du couple, est symbolisée par l’impossibilité, l’incertitude, un immense décalage indomptable, dans chacun des deux films, avec l’art en ligne de mire, cinéma d’un côté (producteur/scénariste) et peinture de l’autre (peintre/modèle). Le mépris naît de cette imprudence. Bardot reste silencieuse dans le film de Godard. Béart extériorise chez Rivette. Elle se met à nu, première libération. Puis elle crache son mépris de Nicolas jusque dans ce dernier plan et ce non catégorique, si hautin, si réfléchi.

     Le chef d’œuvre inconnu, qui est donc avant tout le titre de la nouvelle de Balzac (dont Rivette s’inspire librement), prend un double sens, à l’issue du film. Il était inconnu au sens impossible. Il devient inconnu au sens secret. Cette toile qui semblait impalpable, restée dix ans en sommeil, inachevée, cherchait finalement son nouvel hôte. Liz n’était peut-être pas celle qui convenait, sans doute manquait-il un simple geste, peut-être que l’amour avait vaincu, mais c’est en Marianne que le chef d’œuvre apparaît alors. Nous ne le verrons pas ce chef d’œuvre. Seuls Frenhofer et les femmes du château en auront le droit, ensuite le peintre apaisé, emmurera sa toile. La seule sensation donnée à cette peinture sortira de la bouche de Marianne, qui s’adressant à sa belle sœur, dira qu’elle s’est enfin découverte, qu’elle a vu quelque chose de sec, de froid. Lorsque Frenhofer montrera son travail à son galeriste et à Nicolas, ce sera une autre toile, comme s’il voulait préserver le monde des vérités, comme s’il avait voulu préserver le jeune peintre admiratif, le jeune mari si perdu. « C’est très beau ce que tu as fait, dira Liz à son mari. La toile ? lui demandera t-il. La toile, la vraie, oui, lui répondra t-elle. Mais aussi ce que tu as fait ». Et en effet, cette mise à nu restera secret, la toile qui représente Marianne est derrière un mur pour toujours. La jeune femme peut avancer.

     Durant ces cinq jours, Edouard Frenhofer n’aura eu de cesse de chercher une sensation, un mouvement, une posture, de tordre, de détordre, déchirer, s’arrêter, crier. Il va même jusqu’à se mettre lui aussi dans des situations improbables (« On dirait un chat qui observe un oiseau », dira Marianne un moment) pour débusquer le truc qui lui permettra de saisir le personnage, d’obtenir sa belle noiseuse. A de nombreuses reprises il renoncera (« J’ai cru au déclic un moment ou deux, mais non ») avant de se relancer, selon ses vœux (la première fois, tandis que Marianne voudrait filer) ou contre son gré (une seconde fois lorsque c’est cette fois-ci Marianne qui se défend). Mais c’est un instant particulier qui lui ouvrira les portes. Un geste d’énervement que va lui offrir Marianne, ou plutôt qu’elle va offrir à Liz, mais sous les yeux de Frenhofer. Il passera alors la nuit dans son atelier. Il a vu un geste, il doit le retrouver (« Vous cherchez quelque chose. » affirme Marianne). Et cette belle noiseuse prendra finalement forme. On ne sait pas trop comment, mais on se doute que ça peut faire mal, quand on est le modèle, puisqu’il est dit précédemment que son chef d’œuvre devait représenter la fraction de seconde qui représente l’existence de la noiseuse, en l’occurrence Marianne. Ces mots nous seront donnés par Liz, qui assimile ça aux souvenirs oubliés que l’on voit défiler au moment de la mort. Refaire La belle noiseuse était un pari dangereux. C’était une guerre. Une guerre pour exister. L’armistice pour Frenhoder qui peut alors mourir tranquille. Le début d’une autre guerre pour Marianne qui repart de zéro.

     L’un des moments les plus émouvants du film intervient une nuit, lorsque Liz, inquiète de l’absence de son mari, le rejoint dans son atelier, et le découvre, endormi sur son sofa. Elle se retrouve seule face à cette toile si familière, dans laquelle elle voit son visage, trouble, et son corps qui a disparu accueillant celui de Marianne à la place. Pour l’une c’est un remplacement. Pour l’autre c’est la volonté de s’affranchir des souvenirs. Quoi qu’il en soit, cette séquence silencieuse et le dialogue du lendemain qui suivra sont des moments magnifiques. J’aime énormément le rôle que Rivette offre à Jane Birkin, cette facilité de compréhension, ce calme à toute épreuve, cette aisance et cette maîtrise de l’absurde. Rivette a fait de ce couple quelque chose de miraculeux. Et son film de quatre heures est un chef d’œuvre.


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