Autopsie d’un meurtre.
6.0 Dans Tony Manero, son précédent film, Pablo Larrain évoquait la vie d’un danseur serial killer dans la société de Pinochet. Il fait un bon en arrière avec Post mortem, où il suit le quotidien d’un employé de morgue pendant la période du coup d’état de 1973.
Il y a au moins trois séquences qui valent le déplacement. Trois séquences complètement différentes. Une à rebours, puisqu’il s’agit de prendre connaissance du corps d’une victime dont on ne verra la mort qu’à la fin. Comme si cette scène avait été rêvée ou fantasmée, comme si elle n’appartenait pas une destinée réelle, on l’oublie, on n’y pense plus et on fait le lien pendant le générique final. Il s’agit de la mort d’une femme. Cette femme dont semble amoureux Mario, ermite silencieux, inquiétant, sans passion. Elle s’appelle Nancy, sympathisante communiste, danseuse dans un cabaret, et c’est sa voisine d’en face. On y verra son corps inerte sur une table, méconnaissable, pendant que Mario rédige son rapport d’autopsie. On apprendra qu’elle est morte de carence nutritionnelle, c’est tout.
Il y a une seconde séquence incroyable, osée, en écho évident à celle citée. C’est le dernier plan du film. A l’aide d’un découpage étouffant, d’une ambiance clinique – comme le film en réservera de nombreux moments (j’y reviendrai, c’est à mon sens son gros problème) – un cadre nous apparaît, froid, caverneux, un mur, une porte, une armoire, le fond d’un jardin, rien de plus. On ne sait pas encore que ce plan va durer plusieurs minutes. Qu’il sera le point d’orgue d’un acte complice d’une société fascisante. Mario bloque cet endroit pour les protéger, enfin on le croit. Puis Mario y empile des meubles avec tout ce qu’il trouve sous la main. Derrière cette porte, Nancy et son homme se cachent des répressions militaires anti-communistes. On entendra par instant quelques coups donnés dans cette porte, montrant qu’ils ont compris ce qui se tramait derrière, tentant par tous les moyens de s’en échapper. En vain. Le plan continue de durer. Le mobilier de s’empiler. Derrière nous, des bruits incessants, de meubles, de vaisselles, et un Mario impassible qui fait des allers et retours, effectue son devoir, sert l’armée en somme. L’autre séquence peut donc témoigner de ce geste jusqu’au-boutiste affreux, insoutenable, réalisé des mains de l’homme dont on accompagne chaque parcelle du quotidien (et seulement lui) depuis le début du film.
Et il y a une troisième séquence assez miraculeuse, difficile, longue, troublante, probablement la plus réussie du film dans ce qu’elle suggère, ce qu’elle montre, ce qu’elle ne dit pas, ce qu’elle dit. Une scène d’autopsie pas comme les autres. Elle commence dans l’absurde, la présence d’officiers rangés en ligne qui observent, écoutent le rapport. Mario qui tente de reproduire par écrit, sans succès parce qu’on lui a donné pour l’occasion une machine à écrire qui fonctionne à l’électrique. On ne peut pas dire que la scène soit drôle, mais il y a une gestion de l’absurde, du grotesque évidente, quoique plutôt embarrassant. Mario minable devient encore plus minable. Son impassibilité face à cette impuissance et à ce qu’il se passe sous ses yeux continue de nous l’éloigner d’une certaine empathie. Sans trop en faire, Pablo Larrain se l’ait bien gardé. Sa collègue tente d’ouvrir le corps mais s’arrête, en pleurant, elle ne peut pas le faire. La conclusion du rapport est dite et l’on apprend qu’il s’agissait du corps de Salvador Allende. Je n’en savais rien pendant l’autopsie, probablement trop occupé à regarder cet homme si étrange, un Mario et sa carapace que j’en avais oublié de me demander pourquoi il y avait là tout cet attroupement, cette mise en scène d’un rapport d’autopsie dans une salle qui ne s’y prête probablement pas, pourquoi il y avait les larmes de cette femme, pourquoi il y avait tant de difficultés à prononcer les mots évoquant cette balle qui a traversé ce crâne de bas en haut. Le corps du président est étalé, cervelle à l’air, pendant une longue séquence déstabilisante pour tout le monde, excepté pour Mario, toujours à côté de la plaque, sur qui les évènements semblent n’avoir aucun impact, obnubilé qu’il est par cette tendre voisine.
Car Post mortem n’est pas vraiment un film sur le coup d’état, comme il n’est pas un film historique, ni sur Pinochet, ni sur Allende. Nous ne verrons rien d’eux. Nous ne verrons rien des manifestations anti-armées (constamment ultra découpées) comme nous ne verrons rien des attaques destructrices des maisons des sympathisants (hors champ) le film apparaît donc alors simplement, et c’est aussi pour cela qu’il est difficile à appréhender, à saisir, comme un film de guerre vécu de l’intérieur. Pas comme ceux que l’on connaît déjà, pas vécu de l’intérieur de quelqu’un qui le vit, mais de l’intérieur de quelqu’un qui ne le vit pas justement. Qui se fiche de la guerre. Qui est comme mort, comme ceux qu’ils croisent en nombre chaque jour. Comme ceux qu’il va être amené à croiser en surnombre au moment du coup d’état. Mario semble n’avoir d’empathie pour rien, pour personne, excepté cette jeune danseuse. Tout autour de lui, lui est égal. Pablo Larrain s’est alors efforcé de faire en sorte que ça se voit dans chaque plan, en occultant les plans globaux, sa caméra se concentrant quasi intégralement sur le visage et les gestes de cet homme. Ainsi, lorsque la maison de sa voisine est dévastée par l’armée, nous entendrons les bruits mais nous verrons Mario prendre une douche. En plaçant cette caméra dehors cela me gêne, c’est vouloir être explicite sans l’être, ça n’a pas d’intérêt. L’idée n’est pas mauvaise quoiqu’il en soit mais elle est reprise à outrance. Tous les plans sont découpés, les corps mutilés ou alors il y a une barrière entre eux et la caméra, tout semble apporté sa part symbolique au sujet traité. Jusqu’au boulot de Mario, qui symboliquement aurait été mieux en tant qu’embaumeur (Mario donne l’apparence de quelqu’un de très hygiénique, on le voit souvent se laver les mains, se doucher, se brosser les dents, comme pour montrer qu’il n’est pas sale à l’extérieur, simplement glauque, moche, minable mais sale de l’intérieur, qu’il est le mal en somme) mais nul doute que c’est la scène Allende qui a fait pencher la balance. Larrain croule sous sa démarche clinique et sous un afflux de symboles plus ou moins grossiers. Son film en rappelle un autre : Le ruban blanc, de Haneke. Sauf que dans ce dernier il y avait tout un mystère en permanence qui se jouait entre la beauté et la violence de certains faits et de certaines rencontres. C’était extrêmement bien raconté, rarement formaliste. En tout cas moins qu’ici, chaque plan vivait indépendamment avant d’être la métaphore de quelque chose. C’était avant tout une histoire, un village, une passion et tout ce qu’il y a de plus sale qui allait s’abattre là-dessus sans crier gare. Mais quelque part Larrain a à voir avec ce cinéma là, le cinéma de l’Est, pour la charge de chacun de ses plans. On pourrait tout aussi bien y déceler un peu de Kieslowski. En tout cas, son cinéma est très fort, de plus il dit des choses sur son pays, s’interroge sur ce qui façonne l’individu. Reste alors à ne pas trop s’enfermer dans un dispositif carcéral, à la limite de l’antipathie et du côté virtuose. Ça aurait pu être un excellent film, c’est juste bien.