Archives pour avril 2011

Koyaanisqatsi – Godfrey Reggio – 1983

Koyaanisqatsi - Godfrey Reggio - 1983 dans * 100 koypic

Prophecies.   

   10.0   Les premières images laissent apparaître une nature bienveillante, paysages désertiques et luxuriants que la musique de Philip Glass, alors encore très minimaliste, légère, accompagne chaleureusement. Les plans sont suffisamment longs et le temps accordé celui du réel pour que l’on assiste à quelque chose de l’ordre d’une naissance, le berceau d’une civilisation encore vide, désordonnée, édénique. Très vite, les plans, toujours centrés sur la nature, son immensité, sa magnificence, s’accélèrent minutieusement au rythme de la bande sonore. Effets d’ombres provoqués par les nuages, couchés de soleil, mutations des couleurs, impacts des vents sur le sable et l’océan, mers de nuages. Le temps accordé n’est plus celui du réel, il y a dors et déjà, et même si elle est très peu marquée, cette sensation de vitesse dont le film sera emprunt progressivement jusqu’à saturation. La nature est comme oppressée, terrifiée, elle est en passe d’être utilisée, différemment, violemment. Le premier lien humain que le film montre ne sera pas l’homme en lui-même justement mais une de ses créations, machines, en l’occurrence un bulldozer. Dès lors la nature sera toujours aussi présente mais transformée, au gré de l’évolution de l’homme. Une centrale dans un désert, le décollage d’une fusée, un champignon nucléaire, la destruction de vieux bâtiments. L’homme est partout, mais avant tout matérialisé par ce qu’il a crée ou ce qu’il détruit. Ce n’est que plus tard que l’on verra le cœur de la civilisation, routes bondées, gratte-ciel éclairés, rues piétonnes. Un défilé humain très organisé, mécanique, presque machinesque, que Godfrey Reggio, toujours dans cette optique d’accélération/répétition, intensifie aux yeux et à l’oreille. Tout devient gargantuesque, tellement fascinant d’absurdité qu’on y décèle une splendeur paradoxale. Un afflux de mouvements humains qui prend l’apparence soudaine d’un circuit imprimé, mais aussi un mélange de couleurs et de corps qui offrent à l’homme et ses créations une dimension incroyable. C’est aussi cela la beauté de ce film, de se porter témoin d’un impressionnant mouvement de foule, de bruits, de couleurs, jouant sur l’étendue, la profondeur de champ, tout en y révélant une beauté folle, illumination de l’aliénation, magie de l’absurde à son paroxysme, jusqu’à l’autodestruction et l’explosion de cette navette spatiale qui peu à peu, rejoint la terre pour y mourir. Nous ne sommes pas devant un film écologique didactique mais on entre dans une expérience éprouvante qui sait être inquiet sur le devenir de l’humanité (cf le sens du titre en langue Hopi) plongé en plein consumérisme de masse, désagrégeant les ressources terrestres, tout en érigeant de manière esthétique une laideur naturelle en somptuosité artificielle.

Powaqqatsi – Godfrey Reggio – 1988

Powaqqatsi - Godfrey Reggio - 1988 dans Godfrey Reggio powaqqatsi1047

Obscénité.    

   2.5   Quand il commence par filmer des corps en mouvement, le calvaire de ces corps, grimpant des masses rocheuses, s’échouant dans la boue, on se dit que l’on sort du cadre mystique et cosmique offert par Koyaanisqatsi. On se dit que ce deuxième opus sera un film sur le corps humain constamment au premier plan. L’accompagnement musical est le même : une composition de Philip Glass qui accompagne les images durant tout le film. A de rares instants nous entendrons le bruit de la nature, c’est déjà ce qu’il nous manquait dans Koyaanisqatsi, dans lequel ça ne gênait pas, l’envoûtement était tel que le film existait ainsi, avait sa personnalité : des images en musique. Problème est qu’ici les plans sont généralement très courts, il n’y a pas d’expérimentation temporelle offerte par l’image. Reggio est l’anti Benning. Quand ce dernier filmait des trains dans RR il les laissait entrer et sortir du champ, donnait une place importante à l’attente, toujours dans un dispositif d’apparition/disparition. Evidemment le dessein n’est pas le même chez Reggio, on pourrait se dire pourquoi pas, mais je me suis rendu compte que ça ne donnait rien, ça n’existait uniquement que dans un but esthétique. Quand il filme un train, Reggio ne le laisse ni apparaître ni disparaître. Il prend toute la durée du plan et sa forme varie étrangement, la rétine, avec la durée de ce plan, n’arrive plus à lui donner sa forme première. En plus des trains, Reggio filmera un peu de la circulation, des gratte-ciel, des chantiers, commençant son film dans la boue pour le terminer dans la poussière. Le plus gênant dans Powaqqatsi c’est le temps offert aux grands plans sur des trognes. Des visages d’enfants du tiers-monde essentiellement, montrant l’impact de l’évolution des sociétés développées sur celles en voie de développement, montrant le calvaire enduré par certain pour que d’autres en profitent, la survie d’un côté, la vie de l’autre. C’est fait sans pincettes, c’est assez vite insupportable. Ajouté à cela des plans inutiles à l’envers, de côté, des flous artistiques, des reflets à travers des fleuves ou des flaques, des ralentis à n’en plus finir (les trois-quarts du film) ou des accélérations inutiles, là aussi. Et autant la musique de Koyaanisqatsi était formidable, jouant sur les variations, les montées de puissance, elle savait se fondre dans le rythme imposé par l’image. Ici c’est le contraire. Sans compter que les morceaux se ressemblent beaucoup, pour ne pas dire que certains sont rejoués à plusieurs reprises. A voir ce défilé de visages en musique on se croirait dans un spot humanitaire, pour Unicef. Franchement, pendant une heure je me suis demandé ce que Reggio tentait de me dire (de plus qu’avec Koyaanisqatsi) et puis je me disais il y a de beaux plans (ce sont des photos finalement) tout de même, puis très vite j’ai trouvé ça vain, insupportable, terriblement énervant. Je me suis alors demandé ce que j’avais aimé dans Koyaanisqatsi. Est-ce que c’était le message ou la puissance de l’image, l’intelligence ou l’absorption. Toujours est-il qu’ici je n’ai jamais été emporté par quoi que ce soit. Je trouve ça pédant, poseur et obscène.

Faux-semblants (Dead ringers) – David Cronenberg – 1989

Faux-semblants (Dead ringers) - David Cronenberg - 1989 dans * 730 dead+ringers

Evil twins.    

     9.0   C’est un thème musical aussi triste que mystérieux qui accompagne ce générique de début de film dans lequel des images comprenant outils de chirurgie et dessins de fœtus jumelés préparent calmement le mélodrame que l’on s’apprête à voir. C’est vrai que le genre est assez nouveau chez Cronenberg, à cet instant de sa carrière. On est encore habitué à ses films de série B englobant toute la période Rage/Scanners/Chromosome3 et sous le choc de ses précédentes réussites que sont entre autres Dead zone/Videodrome/La mouche. C’est d’ailleurs de ce dernier que Dead ringers semble se rapprocher, en tout cas d’un point de vue émotionnel, La mouche déployant cette même intensité dans son dernier quart avec cette transformation fulgurante et effrayante qui écrasait sans demi-mesure l’histoire d’amour que le couple Davis/Goldblum avaient formés. Le monstre accouchait dans la banalité. C’est aussi une histoire d’amour qui est la cause d’un dérèglement absolu ici. Elliot et Beverly Mantle sont deux gynécologues réputés et admirés, complètement dévoués. Ils ont aussi la particularité d’être des jumeaux indissociables. Si bien qu’ils se partagent leur vie. La notoriété, leurs idées, leur appartement, les patients, les femmes. Il arrive à Elliot d’être Beverly, à Beverly d’être Elliot. Autour d’eux, les gens n’y ont toujours vu que du feu.

     Mais ce secret est sur le point d’être démasqué. En la présence d’une jolie patiente, Claire Niveau (Geneviève Bujold), célébrité auscultée pour stérilité, qui devient bientôt une de leur conquête. Non pas qu’elle soit plus perspicace que les autres, simplement, Beverly, le plus frêle des deux, en tombe bientôt amoureux, sentiment nouveau pour lui, qui a toujours vécu dans l’ombre de son frère, qui lui refilait ses filles, lui faisant profiter de ses facilités d’approche. Quand la jeune femme soupçonnera le grossier subterfuge, la machine aura déjà déraillée. Quand Beverly, abandonné par cet amour, plonge dans un état léthargique qu’il compense par les médicaments c’est Elliot qui tentera de le tirer de là, avant de lui aussi plonger dans les abysses de la drogue, pendant que Beverly deviendra fou, avec une seule idée en tête, la fabrication d’outils pour femmes mutants, des trucs inimaginables, qu’il entretient depuis la connaissance du corps de Claire, doté d’un utérus à trois entrées. Sorte de cauchemar permanent qui l’empêche systématiquement de penser à autre chose qu’à Claire, allant jusqu’à devenir dangereux pour ses patients.

     Plus qu’une réflexion sur le double, Dead ringers semble parler de ces liens indéboulonnables. Deux hommes qui n’ont plus vraiment d’identité propre sinon celle de la combinaison avec cet autre depuis la naissance. C’est la prise de conscience sur le tard d’une dissociation de deux êtres qui se croyaient identiques. C’est par l’amour et le désir que cette rupture va arriver. Beverly tentera vainement de s’extirper d’Elliot, comme s’il cherchait quelque chose qu’il n’avait jamais soupçonné, qui ne lui avait jamais traversé l’esprit : Ne plus jamais dépendre de son frère. Une séquence onirique très forte voit Beverly au lit avec Claire, observés par Elliot assis à côté, ce qui répugne le frère amoureux qui voudrait se séparer de ce lien organique – Cronenberg comme a son habitude (plus tard il y aura Existenz) montre un morceau de chair – comme un grand cordon ombilical – qui fait la liaison entre les jumeaux – dans lequel Claire tente de mordre pour les détacher. Il y a bien une volonté de se séparer de son frère, mais aussitôt c’est comme si celle-ci disparaissait. Ça ne peut donc que mal finir. De cette saturation, cet emprisonnement physique et mental naît une forme de mélange d’envies, d’amour, de drogue, de chair, de mort. L’issue promise par le titre aura lieu dans un carnage de sang et de larmes aux confins de la folie, qui en fait l’un des films les plus tristes et beaux de son auteur. Cette empathie en permanence pour ses personnages, Cronenberg l’intensifie par la dramaturgie. De cet enfermement, cette réclusion en marge de la société(jamais nous ne verrons le cabinet des Mantle du point de vue d’un patient) le cinéaste tire une sensibilité extrême entre les deux frères, qui s’aiment à en mourir. Deux frères, un esprit, deux corps. Puis un corps pour deux esprits. C’est là que se joue cette terrible tragédie… Le double jeu de Jeremy Irons, qui arrive non sans ambiguïté à offrir deux personnalités bien différentes se faisant face, à travailler l’individu de manière que l’on différencie peu à peu assez facilement les frères Mantle, est le tour de force magnifique du film.

Poursuite – Marina Déak – 2011

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    4.0   Culottée Marina Déak ! Elle est ici réalisatrice et actrice de son film. Et pour ainsi dire présente dans chaque plan. Cela rappelle le malin film de Valérie Donzelli sorti l’an dernier. Mais Poursuite n’a absolument rien à voir avec La reine des pommes. Les deux films ne visent pas les mêmes tableaux. Ils sont tous les deux fait avec rien mais à la drôlerie de l’un répond l’aridité de l’autre. J’étais passé tout près de ne pas aimer du tout le film de Donzelli et puis il m’avait emporté, me surprenait sans cesse. C’est un peu le contraire qui se passe ici. J’aime énormément le principe, à savoir filmer une jeune femme, la filmer en train de rien faire, ou plutôt si, de la filmer dans sa banalité, sans que rien ne surgisse physiquement, à aucun moment du film. Aucune progression dramatique. Mais je ne suis touché par absolument rien. Une pierre. Tout est lourd, cloîtré, approximatif, ennuyant. Tout se passe dans la tête d’Audrey, la trentaine, un enfant (le propre fils de Marina Déak). Elle a quitté son mari, vit une aventure plus ou moins sérieuse avec un jeune homme qui n’habite pas chez elle. Elle vit dans un studio de Paris. Elle laisse la majorité du temps son fils à sa mère, qui a plus de temps à lui consacrer. Marina Déak filme constamment très serré, saisissant chaque grimace, regard de son personnage, d’elle donc. Elle nous prive de respirer, veut nous faire comprendre son personnage. C’est déjà une mauvaise chose. Par moment les plans durent mais ils sont pleins, trop occupés, désagréables. Finalement, on se rend compte que Audrey ne veut rien, ou ne sait pas ce qu’elle veut, ou plutôt que ce qu’elle veut ce n’est pas ce que les autres veulent d’elle. Que son petit ami se prenne la tête sur le choix d’un appartement la débecte. Qu’une vieille ami lui raconte sa vie de couple, avec son enfant, ses réussites professionnelles l’horripile. Voir sa mère au petits soins avec son propre fiston la dégoûte. Audrey ne veut plus être soumise à quoi que ce soit, elle veut vivre, s’occuper d’elle. Son leitmotiv c’est de se demander si son fils serait plus heureux avec ou sans elle, si elle est en mesure de lui offrir une sorte de bonheur. Il y a quelques bonnes idées dans ce film. Les moments de voix-off disséminées ci et là, jamais explicative, presque en distinction totale avec le récit. L’absence totale de musique externe. De mettre en scène une femme que tout rebute et va à l’encontre de tous ces personnages féminins cinématographiques habituellement protecteurs et responsables. J’aime aussi comment Marina Déak s’est décentrée de son personnage quelquefois, à trop peu d’instants à mon goût cependant – reléguant les autres aux statuts de pas mieux qu’elle – de son personnage pour s’attarder sur ceux qu’elle croise, à savoir son ex-mari (avec sa collègue de bureau) et son nouveau petit ami (avec la fille à la botte) démontrant qu’il n’y a pas que ce petit bout de femme qui galère, rêve d’autre chose mais bien tous ceux qui l’entourent, à l’image de cette première et dernière scène, quasi identique dans le métro, où l’on filme à la fois le visage de la jeune femme et ceux qu’elle ne connaît pas autour d’elle, comme un défilé d’âmes errantes, qui n’ont en commun que de se croiser. Il est possible que Marina Déak ait de grande chose à raconter, mais je ne suis pas certain – ni convaincu – pour l’instant que ce soit par le cinéma. En l’état, je me suis senti trop facilement malmené, étouffé, pour que ça me touche un minimum. C’est un peu le film qui aurait pu (car sur le papier totalement pour moi) mais en fait non.

True Grit – Joel & Ethan Coen – 2011

True Grit - Joel & Ethan Coen - 2011 dans Joel & Ethan Coen arts-true-grit-584

     5.5   Inéluctablement, il fallait que les frangins passent par le genre western. Les prémisses avaient déjà été ressenties avec No country for old men, mais surtout le cinéma des Coen a toujours été emprunt de cette espèce d’ambiance funèbre, absurde et glauque, que l’on retrouve essentiellement dans les western. Que True Grit soit le remake d’un film des années 60 avec John Wayne ajoute de la nostalgie à ce choix et par la même occasion nous éloigne de leur mayonnaise habituelle, soit très convaincante, soit carrément insupportable. True Grit ne donne pas non plus l’apparence d’une commande, mais la magie des Coen s’est diluée. C’est un western moderne de facture très classique, une chasse à l’homme quelconque munie de rebondissements efficaces, un film qui débouche dans son dernier quart sur quelque chose de plus absurde et poétique dans laquelle on retrouve un peu de la personnalité des cinéastes, mais ça reste quoiqu’il en soit tout à fait mineur.

     Nous sommes au début du siècle dernier. Une jeune demoiselle d’à peine quinze ans se met aux trousses de l’assassin de son père, tué pour deux malheureuses pièces d’or et sa jument, déterminée, pas farouche, elle ne lâchera pas le morceau. Le récit convient aux Coen dans l’évolution et ces rencontres diverses au gré de cette traversée forestière vers l’Ouest. Jeff Bridges joue Rooster Cogburn, un marshall aux méthodes peu adoubées, réputés pour sa violence sans scrupules (une scène très drôle voit le choix de la jeune fille se poser sur cet homme alors qu’on lui propose aussi des marshall meilleurs, plus organisés mais sans doute aussi moins impressionnant) que la jeune fille rencontre une première fois derrière une porte alors qu’il est sur le trône, puis vraiment en plein tribunal où il est jugé pour ses abus de gâchettes faciles. C’est facile mais c’est assez drôle. Mattie rencontrera aussi un shérif du Texas, à la recherche lui aussi de son Tom Chaney, qu’il voudrait faire juger dans son Etat. Première véritable mésentente pour Mattie qui ne le voit pas de cet œil là et voudrait que Chaney soit pendu là où il a tué son père. Proposition d’argent et marchandage sont monnaie courante et Mattie se voit obligée, le matin où elle devait partir aux côtés de Rooster, de traverser la rivière en se mouillant, sur le dos de son cheval, parce que le vieux briscard a, durant la nuit, été acheté plus convenablement par le shérif (très belle scène une fois encore). Et puis de toute façon quelle idée de se trimballer une gamine ? Comme attendu, au fur et à mesure, le bougon mais pas antipathique Rooster va se prendre d’amitié et d’affection pour Mattie, sorte d’histoire amoureuse jamais avouée qui se répercutera dans cette très belle séquence finale de course contre l’agonie.

     True Grit est aussi un film en forêt, où l’on croise un homme pendu à une branche à dix mètres du sol, un refuge où l’on doit bloquer la fumée de la sortie de la cheminée pour qu’on vous laisse entrer, où l’on croise un médecin capable de faire des miracles avec rien puis plus tard une bande de hors-la-loi, dont le leader Ned Pepper, campé par un Barry Pepper méconnaissable, pourrait très bien être le point de raccord avec ce tant recherché Tom Chaney. Ce que j’aime essentiellement ici, c’est cette façon très Coennienne tout de même de redistribuer les cartes régulièrement. Par exemple, la scène imprévue du refuge, où Rooster est surpris que ces prévisions n’aient pas été vérifiées. Puis sa façon de surprendre en détruisant l’attente, cette langueur quant à notre empressement de voir la rencontre se faire. Les personnages se croisent quand on l’attend le moins et c’est Mattie qui se retrouve la première devant Chaney, qui la kidnappe et l’embarque avec tout le reste de la troupe, Ned et ses acolytes. Chaney devient alors une sorte de petit tueur, relégué au second plan quand on prend peur devant le visage tout balafrés de Ned. Le film ne s’arrêtera pas là-dessus, d’ailleurs ce dernier quart est très beau, surtout lorsque Rooster se doit de sauver Mattie en pleine agonie après qu’un serpent l’a mordu. J’aime moins ces va-et-vient incessants et attendus du jeune shérif qui arrive au pire des moments ou au meilleur. Je le disais c’est un film très classique, qui je pense ne se revoit pas. Mais ça se regarde tout de même très bien. C’est très soigné, bien écrit, agréable. Et puis il y a des moments qui ont quand même la classe !

Les baisers de secours – Philippe Garrel – 1989

Les baisers de secours - Philippe Garrel - 1989 dans * 730 baisers-de-secours-89-01-g

La loi du désir.     

   9.0   C’est très difficile d’écrire sur le cinéma de Garrel, tout est affaire de corps, de paroles intimes, discussions intellectualisées sur les douleurs de l’amour. La caméra prend le temps de tisser les liens entre les personnages, naviguant de l’un à l’autre, jamais de champ/contrechamp, très peu de cut, tout se joue sur le plan séquence et une caméra qui fixe un visage, une parole, s’en va saisir saisir celui qui le reçoit, soit d’un regard à un autre, soit par les parties du corps, n’hésitant pas à placer la parole hors champ très souvent. C’est l’un des films de Garrel qui me touche le plus. Sans doute parce que j’ai l’impression d’entrer dans ses pensées, de découvrir son point de vue. Sans doute aussi parce qu’il parle du relais entre générations, ils jouent ici aux côtés de son père Maurice Garrel et de son fils Louis, à peine sept ans. On y voit un amour qui se détruit, tout simplement parce que Philippe Garrel, cinéaste dans le film, refuse de prendre sa femme pour jouer le rôle qu’il lui a écrit, préférant la remplacer par une célébrité. Ce sont les interrogations même du cinéaste qui tentera de ne jamais tomber dans le piège commercial. Il le réussira. Dans le film on ne sait pas trop. On sait qu’après une période de solitude, où il tente de reconquérir sa femme au moment de l’échange de l’enfant, mais où elle préfère perdre l’amour, dit-elle, plutôt que sa dignité, ils finiront par se retrouver, grâce au vecteur Lo, le petit garçon. Pas de morale chez Garrel, jamais. Quand la jeune femme est découverte au lit avec un autre, on en discute et on considère cela comme un appel au secours. Les baisers de secours ce sont ceux que reçoit le fils, ce sont ces baisers qu’il reçoit de sa mère comme de son père. J’adore les films de Garrel, jamais poseurs, toujours à l’écoute. C’est intelligent, toujours bien écrit et passionnant. C’est aussi d’une grande noirceur concernant les rapports générationnels. Même si l’on voit des instants magnifiques entre un père (Maurice) et son fils (Philippe) on apprend aussi plus tard qu’une mère ne peut plus parler avec son mari, ni avec son fils, qu’elle est obligée de se confier à son petit-fils (Lo). Comme en amour. L’amour est-il la complémentarité ou le miroir ? C’est ce que semble chercher à dire cette première séquence du film où la jeune femme tente de comprendre les choix de son mari. Quand les amants se sont retrouvés, il y a trois séquences indiscernables. Une première dans les hautes plaines montagneuses, où chacun se suit, ne marche pas ensemble. Plus tard une scène dans un restaurant qui accouche sur une mésentente à propos des valeurs de l’homme et de la femme. Et une dernière séquence dans un souterrain de métro où la femme voit sur le quai d’en face cette actrice rivale qui s’en va sans la voir, et elle de rester seule, silencieuse sur ce banc, abandonnée de tous dans le silence. Le cinéma de Garrel est probablement celui qui me touche le plus et donc celui dont j’ai le plus de mal à parler. Je pourrais voir que du Garrel, mais je ne veux pas vraiment en parler, c’est trop fort. Godard je n’y arrive pas. Garrel je ne veux pas.

Ha ha ha – Hong Sangsoo – 2011

Ha ha ha - Hong Sangsoo - 2011 dans Hong Sang-Soo

Buvons un coup !   

   6.0   Toute la magie des films de Hong Sangsoo vient de leur trivialité. Ce sont des films qui n’ont l’air de rien et qui racontent tout. Des instants pris à la volée. Fluctuations des relations entre amis, en couple. Croisements impromptus. Digressions autour de la destinée de chacun. Moments d’intimité. Petits mensonges. Un brin d’absurdité, beaucoup de candeur. Et un soin apporté à la durée de la séquence. Le cinéma de Hong Sangsoo s’épure de plus en plus, les lieux reviennent fréquemment, le plan est généralement fixe, à peine latéral parfois, à peine zoomé, toujours en train de saisir la singularité de chaque situation. Tout est minutieusement cadré mais rien de cette minutie ne transparaît. Uniquement sa simplicité. Cette fois ci, le film n’est que l’évocation des souvenirs partagés de deux amis autour d’un verre. On boit toujours autant chez le cinéaste coréen, mais c’est la première fois que l’alcool est plus hors qu’en-champ. Chaque mini-histoire racontée – chacun leur tour – qui nous est proposé sans voix off, simplement comme la version intégrale du souvenir en question, est ponctuée de petits commentaires discrets et d’un récurrent ‘A la tienne’,’tchin’,’buvons !’. Et pourquoi pas quelque fois un certain Ha ha ha. Ce petit gadget cheap (noir et blanc, image immobile, voix off) n’est pas désagréable en soit mais n’a pas vraiment raison d’être. On aurait tout aussi bien pu les accompagner au départ et à l’arrivée que c’eut été aussi bien. Au lieu de cela, chaque séquence, même si c’est je pense voulu, répond à la précédente comme les cases d’une Bd et cette répétition lourde rend le film un peu long. Après c’est du Hong Sangsoo. Six personnages. Deux hommes, deux mémoires. Au centre de la même histoire tout en l’ignorant. Croisant les mêmes personnes, tout en l’ignorant. Un cinéaste et un critique de cinéma. La bonne humeur est à l’honneur. Les deux amis décident de se raconter uniquement les bons souvenirs. Même les plus difficiles, mais rétrospectivement bons, qui les ont fait grandir. C’est un film délicieux et une merveille de simplicité de mise en scène. Le délice d’un film friandise, qui se déguste allègrement à l’arrivée du printemps. Et un plaisir de balade géographique dans un petit patelin portuaire que l’on commence à connaître une fois que le film se termine. Je ne suis pas convaincu entièrement, surtout en ce qui concerne le ludisme du film, mais j’aime qu’il se pose là, en témoin de ce qu’il raconte comme d’une époque révolue, cela le rend très aérien, très mélancolique.

Fighter (The Fighter) – David O.Russell – 2011

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Ragging bull.   

     6.0   Si l’on s’attend, comme moi, à voir un biopic convenu, qui ne sort jamais du balisage, déroule tranquillement à l’instar de précédents films, déjà sur la boxe, le film de David O’Russel est plutôt une bonne surprise. Non pas qu’il bouleverse quoi que ce soit dans la narration où les enjeux scénaristiques, se contentant de faire défiler entraînements, matchs de boxe, coulisses et ambiance familiale – schéma très connu de la stagnation et ses déboires, puis ascension partielle jusqu’à la gloire – mais il arrive à atteindre une force assez rare.

     Que le film soit tiré d’une histoire vraie ne m’intéresse pas. Je me fiche complètement de savoir que les vrais frères boxeurs ont été présents et ont aidé lors du tournage. De la même manière la performance ne m’intéresse pas, qui plus est dans ce type de film dont on entend déjà partout la démonstration de force de Christian Bale qui aurait perdu une vingtaine de kilos pour le rôle, l’abnégation de Mark Walhberg entraîné longtemps pour ne pas avoir l’air d’un guignol sur le ring. Ce sont des rôles à oscars, des rôles de spectacle, pas des rôles de cinéma. Mais voilà, voir Christian Bale déambuler comme il le fait, maigrichon, tout tremblant, un peu barje, un peu imprévisible, un peu fragile aussi, boxeur à la carrière derrière, désormais accro au crack n’entre plus dans le cadre de la performance, tant il représente assez vite une incarnation de nombre de ces talents déchus. Ou alors ça dure cinq minutes, où l’on se dit qu’il en fait trop, avant de découvrir cette immense fêlure qui se trame au fond de ce personnage si charismatique. De la même manière, voir Mark Walhberg sur un ring, frapper de ses propres mains, esquiver des coups, en prendre, en mettre, sans jamais que la caméra ne force elle-même ce côté sensationnel est là aussi une très bonne surprise. Plutôt que d’adopter un montage épileptique comme il est coutume d’en voir dans les films de boxe, afin que ça fasse plus vrai, plus rapide, plus impressionnant, David O’Russel use de la caméra circulaire et offre de l’énergie au combat qu’il filme (la préparation de Walhberg prend alors tout son sens) ou alors il filme façon HBO dans la reproduction des matchs, de façon à ce qu’il y ait cette impression de télévision, d’événement, avec présence du public, séquence grotesques, univers sonore important. L’idée est bonne.

     Dans sa construction, Fighter est plus classique. C’est en gros l’histoire d’un boxeur qui n’arrive pas à percer, coaché par un frère junkie jamais à l’heure aux entraînements, managé maladroitement par sa mère qui lui plantent quelque peu sa carrière. Lorsqu’il tombe dans les mains de personnes plus haut placées qui souhaitent miser sur lui (le désir de son père), à la suite de l’incarcération provisoire de son frère, sa carrière fait un bond, mais il y a ce match qu’il n’aurait pu gagner sans les indications de ce mentor éternel. En fait le grain de sable qui enraye cette machine indubitablement cassée, puisqu’elle voue systématiquement Micky a des contre-performances, c’est sa rencontre avec une jeune serveuse, qui voudrait le sortir de ce cercle familial nuisible. Cette énergie représentée par la boxe, cette fougue, cette hargne, se retrouve dans les climats houleux qui accompagnent chaque rebondissement. On peut se dire que tout change grâce à cette jeune femme, qui n’est pas loin de s’en aller (« je ne pèse pas lourd » lui dit-elle, évoquant la présence de ses sept sœurs, de son frère et de sa mère) mais qui s’accroche, parce que ce qu’ils vivent tous deux est très fort, et au-delà du ring. On se dit que c’est probablement la première fois que Micky vit quelque chose au-delà du ring, à tel point qu’il est maladroit (la séance de cinéma) et enfantin (son désir soudain de remballer les gants).

     La force du cinéaste est de ne pas avoir systématisé les influences de chacun, d’avoir fait de cette mère un monstre, de ce frère une pauvre merde, de ce boxeur un toutou, de cette jeune femme un messie. Il n’y a que concernant le père et les sept sœurs où il manque une épaisseur à mon sens, ce sont des personnages un peu mécaniques, qui peinent à exister, obstrués par les quatre personnages majeurs, dont le cinéaste a beaucoup travaillé les nuances.

     Parce que cette mère, si répugnante, ingrate, a un truc touchant, bien caché en dessous cette épaisse carapace (truc que l’on entrevoit par exemple lors de la sortie de taule de Dicky) dans sa manière de se jeter à corps perdu dans le business pour permettre à son fils de combattre. C’est la recherche d’une fierté perdue. La volonté de faire parler de soi (il faut voir comme elle prend cher devant le documentaire sur son fils). Il n’est presque jamais question d’argent, en tout cas pas comme besoin primordial. O’Russel ne fait pas le même portrait de la précarité qu’en avait fait Eastwood avec Million Dollar Baby, qui ne laissait aucune chance à la famille de la boxeuse. Là, on ne sent pas de méchanceté, d’avidité mais de la passion, une passion si intense, si orgueilleuse qu’elle en oublie que le boxeur, peut aussi choisir ce qu’il veut devenir.

     Quant à sa jeune amie c’est exactement le même procédé, le cinéaste n’en fait pas un ange, elle a une façon si intransigeante de séparer Miky des siens qui laisse perplexe. De la menace elle répond par la menace. Attaquée, elle attaque. Un moment donné le perron de son appartement se transforme en ring de boxe. C’est une fille au caractère bien trempé, qui sait ce qu’elle veut, n’hésite pas à entrer dans le lard (des sœurs cauchemar, de la mère, du frère), c’est sans nul doute le vecteur qui permet aux choses d’évoluer, mais elle s’investit sûrement de trop. « Tu es comme elles » dira Micky agacé, tentant alors de lier les uns aux autres, seules manières qu’il a de s’en sortir, choisissant de ne laisser tomber personne.

     Plus tard justement, lorsque Micky s’entraînera à nouveau avec Dicky, une des plus belles scènes du film verra le jour, montrant l’énervement du jeune boxeur jusqu’ici resté en retrait. L’entraînement est observé par la famille. Il ne sera question que de Dicky, de sa sortie de prison, de son retour, de cette forme qui ne l’a jamais quitté, Dicky ceci, Dicky cela. Le petit frère foutra son frère à terre, s’égosillant sur le fait qu’il aimerait que pour une fois ce soit de lui que l’on parle, de son match. C’est aussi la compréhension qui naît autour de lui qui est très émouvante. C’est la même plus tard lorsque le grand frère demandera confirmation à son frère cadet qu’il a bien mit au tapis Sugar Ray, parce que les gens autour de lui, et en particularité la petite amie, en doutent, voire vont jusqu’à dire que son adversaire a glissé. Le grand qui cherche du réconfort auprès du petit, le petit qui lui offre, non avec gentillesse, mais avec sincérité. « Tu l’as promené pendant dix rounds, t’étais le meilleur ce jour-là ! » (sic). C’est très beau cette reconnaissance. C’est un film qui en est baignée. Quand l’un est aux prises avec la police, l’autre, pourtant empêché par ses pairs, coure à ses devants, n’hésitant pas à prendre part aux mouvements quit à en perdre momentanément sa main.

     Je voudrais revenir sur Dicky, maintenant, le grand frère. C’est aussi un film sur lui que fait David O’Russel. Sur les chances disparues, les occasions non saisies, la déchéance physique, le désir de rattraper ce qui lui a échappé grâce à son petit frère. Dicky c’est un peu la mère de Natalie Portman dans Black Swan. C’est aussi un personnage fascinant qui vit dans une unique fierté, qui date de près de quinze ans. Il en parle tout le temps, regarde régulièrement les faits du match, le reconstruit, c’est le seul souvenir qu’il veut garder de cette carrière tumultueuse, tandis qu’il ne cesse d’annoncer un come-back imminent. Lorsque l’on tourne un documentaire sur lui, il ne sait pas qu’il se fait piéger et se plait à dire que l’on tourne sur son retour alors que l’on tourne sur les effets de la drogue. C’est incontestablement le plus beau personnage du film, celui à qui l’on n’en veut jamais, celui qui est aussi excessivement drôle à son insu, celui sans doute le moins aimé mais le plus aimant. Il a quelque chose de bouleversant.

     De l’avoir fait catalyseur d’une réconciliation générale lui rend grâce évidemment, mais le film perd alors un peu de sa puissance dans le dernier quart. On se doute qu’il s’agit d’une entente générale provisoire mais elle est tout de même présente. C’est très beau, très touchant mais sans doute un peu facile. Reste que c’est un happy-end rêvé dans sa façon d’aller le chercher via le personnage le plus antipathique aux yeux de tous, le moins rattrapable. La discussion si importante entre Dicky et la petite amie de son frère est un haut moment du film. Vraiment très fort. C’est comme si Rocky avait trempé chez Loach. David O’Russel réussit l’un des films les plus émouvants de ce début d’année, un film sans grande prétention, mais un film d’interprétation essentiellement, car tous sont incroyables.

La bande des quatre – Jacques Rivette – 1989

La bande des quatre - Jacques Rivette - 1989 dans * 100 bande-des-quatre-1988-04-g

Désordre.    

   10.0   Il y a dans ce titre l’idée d’un ordre dans lequel s’immisce un désordre. La bande correspond au désordonné d’une communauté, symbolisé ici par ces scènes de théâtre où le groupe se disloque, s’éparpille, quelqu’un joue quand un autre regarde, les rôles changent, s’inversent, il y a moins de fesses que le nombre de sièges libres. Mais il y a aussi cette maison de banlieue parisienne, collocation de quatre jeunes femmes, en pleine modification puisque l’une d’entre elles, quand le film commence, cède la place à une autre. Collocation comme afflux de corps, croisements, on se parle, on s’évite, on se connaît par cœur ou le contraire, une bande, un désordre rangé. Le chiffre quatre du titre représente à lui seul une certaine ténacité, quelque chose d’ordonné, de déjà tissé, d’intouchable. Quatre. Pas une de plus, pas une de moins.

     De ce changement – le départ de Cécile, l’arrivée de Lucia – naît un sentiment nouveau, moins la gêne d’une page qui se tourne – le groupe semble aussi à l’aise après qu’avant – qu’un mystère inattendu. Un mystère sous forme de secrets à percer, qui ne concerne pas la petite nouvelle – ce qu’il est coutume de voir au cinéma, l’immersion d’un corps étranger, dans les films de genre essentiellement – mais bien celle qui laisse sa place. Un désordre nouveau tente de se frayer un chemin. Un désordre qui va perturber le bon fonctionnement de la maison. Il est provoqué par l’arrivée d’un homme dans la vie de ces femmes. On pourrait tout aussi bien dire qu’il est provoqué par l’homme, d’une manière générale, puisqu’il y en aura deux, un qui multipliera ses présences, inquiétant, indiscernable, un autre que l’on ne verra jamais, pas directement en tout cas.

     Cet homme mystérieux rencontre les femmes de la maison, une par une, sous une appellation différente à chaque fois. On n’en saura pas plus qu’elles, excepté qu’il est louche, puisqu’on l’entend passer un coup de fil où il y évoque son intrusion dans la maison comme un Graal tant convoité. Qui est-il ? Flic ou voyou, on ne sait pas vraiment. Il est tout. Il est rien – il est un statut, un métier, un ordre, il n’est pas quelqu’un. Quand il rencontrera Anna et qu’elle lui demandera si elle est sensée le connaître, il lui répondra que tout le monde le connaît, ou personne. Il est conscient de ce qu’il est. Mais le mystère subsiste. Il déambule avec une sérénité sympathique et une fausse nonchalance agaçante éveillant peu à peu le doute des femmes face à cette rencontre singulière. Dès l’instant qu’elles effectueront un rapprochement, découvrant la supercherie de ce même inconnu aux multiples appellations – ‘il est plutôt beau, les yeux bleus, un grand nez, une gueule quoi !’ comme elles le décrivent à plusieurs reprises – le film va alors embrayer ailleurs, empruntant un chemin encore plus sinueux, comme souvent chez Rivette.

     Le mystère intervient alors autour d’une recherche. Des faux papiers. Une œuvre d’art. Puis un simple petit objet. Toutes les pistes sont brouillées. C’est une clé qui apparaîtra d’une cheminée. Apparue, littéralement. Et l’univers sonore crée l’étrangeté, comme si une force fantastique s’immisçait dans le quotidien. Lucia, la nouvelle, invoque les esprits et découvre le trésor tant convoité. Entre temps Claude filera Cécile, l’amie de scène et ancienne colocataire, qui laisse entrevoir une grande tristesse ces derniers temps, présente mais complètement absente, que ce soit dans les cours de théâtre comme dans les entrevues au bistrot du coin. Cécile se jettera dans les bras d’un homme sous les yeux de Claude qui l’avait suivie, puis elle disparaîtra. On ne sait si le mystère s’éclaircit ou s’il est agrémenté d’une donnée supplémentaire. Car il y a aussi ces cours en filigrane, qui occupent une place importante dans le film, avec ces jeunes femmes qui avouent de moins en moins comprendre les indications offertes par leur professeur, lucide et intransigeante, qui semble elle aussi saisie par autre chose, parfois un peu ailleurs, elle paraît cacher elle aussi un lourd secret.

     Et tout est affaire de secrets dans La bande des quatre. Lourds secrets, secrets futiles. On apprendra par exemple le temps d’une séquence d’apparence anodine – pour l’évolution du récit – que le vrai prénom d’Anna est Laura. Que ce prénom de substitution elle l’emprunte à cette sœur disparue il y a quelques années, on se doute que cela remonte avant son entrée dans la collocation car son amie n’est pas au courant. Ça ne fait pas avancer le film, c’est une scène sans suite, mais c’est dans l’esprit du film. Les secrets sont aussi des confidences, comme cette messe basse dans le jardin, petite allusion à l’arrivée prochaine d’un enfant, dont on peut penser que les autres amies n’en savent rien. Le film fourmille de petites choses comme cela, il prend le temps de s’intéresser à ses personnages, aux situations si bien que l’on sort de là en ayant l’impression d’avoir déjà croisé ces femmes, de connaître beaucoup d’elles, des problèmes conjugaux d’Anna aux interrogations sur sa sexualité de Claude etc.

     Constamment construit dans un double espace vital, le film oscille par de brefs mouvements automobiles ou ferroviaires, généralement nocturnes, simplement en guise de transition, entre cette maison ordonnée où naîtra le désordre et cette pièce de théâtre désordonnée où il faudra pour chacune des protagonistes y trouver un tempo selon un ordre précis. Et donc, nous avons aussi le droit à des instants extraordinaires de groupes, via les répétitions ou les moments de vie en communauté. Des femmes qui se donnent à corps perdus dans cette passion commune, qui débusque en elle une intensité incroyable, une émotion qu’elles ne retrouvent sans doute nulle part, ces instants qui on le devine leur permettent de tenir. Rivette ne montre d’ailleurs rien d’autre de leur vie. Ni leur travail, à aucun moment, ni leur relations (familiales, amicales, amoureuses) en dehors de la communauté. Dans cette maison rien de plus que ces femmes qui se croisent, discutent au petit déjeuner, dans le jardin ou en pleine nuit parce que les rats du grenier empêchent l’une d’elles de dormir. C’est à la fois drôle, posé, très calme, jamais étouffant.

Le canardeur (Thunderbolt and Lightfoot) – Michael Cimino – 1974

Le canardeur (Thunderbolt and Lightfoot) - Michael Cimino - 1974 dans Michael Cimino thund

Thunderbolt & Lightfoot.    

   8.0   Le titre français est à la fois une terrible ineptie (destiné à mettre en avant la présence de Clint Eastwood, alors seul vraie star du film) autant qu’il est révélateur de l’évolution du récit. Lightfoot a disparu de ce titre, comme s’il était déjà mort. En français, le titre annonce la scène finale. C’est pourtant l’homme canardeur qui était poursuivi dans les premières minutes du film, alors harnaché en pasteur, essuyant les tirs d’un tueur barbu tout droit sorti de chez Léone, pendant qu’il prêchait en pleine église. Il était sauvé par Lightfoot, complètement par hasard, que l’on venait de voir voler une cadillac. Dès cet instant on ressent cette crise d’identité qui nourrit chaque film de Cimino. Un homme improvisé pasteur qui ne l’est pas, s’accroche à une bagnole à s’en démettre l’épaule avant de se la remettre en place un peu plus tard par l’intermédiaire d’un arbre et d’une ceinture. L’autre homme est un hors-la-loi qui semble voyager au gré des vols divers, avançant sans but précis, sinon celui de la liberté et de la survie. L’un s’appelle Lightfoot, surnom qui ne sera jamais expliqué. Ses futurs acolytes l’appelleront même « Kid » plus tard. L’autre est surnommé le canardeur, et on l’apprendra dès l’instant que les deux hommes se parleront un peu d’eux, lorsque Lightfoot découvre qu’il voyage aux côtés d’un magicien des coffres. C’est un homme un peu désabusé, mais pas désagréable, vêtu d’une chemise bleue hyper sexy, sans doute quelque peu attiré, même si plus prudent que son compagnon, par les soubresauts d’une nouvelle jeunesse qui lui tend les bras en la présence de ce garçon, insouciant, en perpétuelle recherche d’une captation totale de liberté, symbolisée ne serait-ce que par ce surnom à consonance indienne qu’il traîne avec lui. C’est la fraternisation de deux voleurs, deux générations aux attentes différentes, sorte de road-movie à l’arrache, incarnation de l’anarchisme cool. Elles sont partiellement évoquées mais on parlera aussi des deux guerres, essentiellement par Thunderbolt, vétéran de Corée. Il y a dans cette collision de générations une forme d’envie prononcé par la jeunesse à son insu. Espoir, nostalgie et frustrations sont suscitées chez les anciens. C’est d’ailleurs de Lightfoot que vient l’idée de refaire exactement le même casse que les anciens avaient tenté dans le temps. Idée folle mais idée bonne. Ils se moquent tous de lui avant de suivre son idée sans hésiter.

     Tout ça (naissance d’une amitié, chasse à l’homme) serait beaucoup trop simpliste et pas assez référencé au genre western, Cimino y ajoutant une petite troupe de tueurs aux trousses de ce faux pasteur depuis la première séquence du film. C’est dans l’évolution de cette course que le film surprend. Cette manière qu’il a d’aisément passer d’une situation à une autre, de la naissance d’une amitié méfiante puis dévouée, qui échappe aux tueurs (dont on ne sait d’où ils sortent au départ) avant d’embrayer vers une combinaison improbable, où chacun y trouverait sa part dans un nouveau braquage minutieusement organisé. Cimino, avec toute sa puissance habituelle, ce cynisme maîtrisé, parle de l’Amérique, de ces héros solitaires, nés beaucoup trop tard. On voit très peu de la civilisation dans ce film, ou alors par petites touches absurdes et humoristiques, des personnages cinglés sortis de nulle part : Un fou du volant qui se shoote au gaz d’échappement, une motarde quasi nue qui n’hésite pas à dégainer un marteau si un chauffeur l’emmerde, une femme riche nue à sa fenêtre qui fait baver les ouvriers, un petit garçon qui connaît le trajet des marchands de glaces par cœur, un gardien pervers et névrosé, une secrétaire aguicheuse, un couple en Cadillac avec toute une garde-robe. Mais c’est aussi la folie de ces deux hommes qui est géniale, qui n’ont plus rien à se raccrocher sinon le simple plaisir du voyage. Cimino a surtout réussi un film extrêmement drôle, essentiellement dans les rapports entre chacun des types, cette espèce d’humour nonchalant, grotesque, en partie dû à notre duo de malfrats secondaire ridicule, Leary et Goody. Et Cimino continue de filmer les grands espaces, et la fuite ou l’enracinement de ses personnages à l’intérieur de ces grands espaces. Ces voyages inutiles. L’homme sans identité. L’homme qui traverse le temps puis disparaît. L’individu qui n’est plus dans l’histoire. La toute fin du film est à ce titre magnifique. Un butin est constamment évoqué durant le film (la raison de cette chasse à l’homme d’ailleurs), il serait caché depuis des années derrière un tableau dans une petite école du Montana. Entre temps, les recherches à son propos n’ont cessé mais l’école n’est plus où elle devait être. A l’instant où les deux hommes s’arrêtent, après que leur nouveau coup aura foiré, ils tombent sur cette école. Déplacée ici, pour l’histoire. Le butin n’aura pas bougé. Des touristes, alors en visite du lieu désormais patrimoine, s’excuseront auprès de nos deux compères, d’avoir pris des photos et déguerpiront aussi sec. Pendant ce temps et la redécouverte du trésor tant convoité, Lightfoot aura soudainement de grosses absences, une fatigue terrassante, une douleur dans le bras, des engourdissements, douleurs probablement dues à ce violent coup encaissé précédemment par Leary, qui depuis a été dévoré par les chiens. Les deux hommes chargent la voiture de lingots et s’en vont, nulle part, mais partent, sillonnent à nouveau la route. Lightfoot mourra un peu plus tard, heureux, comblé, la suite de l’histoire s’écrira sans lui. Il y a un mot qui revient sans cesse dans la bouche des protagonistes c’est le mot Progress, sur le mode de l’humour généralement, mais cela montre bien qu’ils sont rattrapés par ce progrès, qu’ils ne maîtrisent pas cette époque. Qu’ils soient (The deer hunter) ou non (Thunderbolt & Lightfoot) dans une idée logique de suivi d’un schéma de loi, d’engagement pour la patrie, les personnages des films de Cimino ne sont rien, au final, que les simples vecteurs d’une machine cassée. Et quand tout se termine bien, la mort se charge elle-même et naturellement, de couper court au rêve. Le passé tant recherché, la figure du western comme fantôme emblématique planant sur tout le film, n’est pas rattrapable. Figure de l’enfance aussi. L’individu ne peut pas traverser les époques et comme un symbole c’est le plus jeune des deux qui s’en va le premier.

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