Instinct de survie.
8.0 Le film s’ouvre sur des tons ocres, chemins sableux, minuscules falaises comme autant d’enclaves piégeuses dans la terre. C’est dans ce lieu désertique que trois soldats américains (on peut entendre certaines de leurs phrases) recherchent quelque chose, armes et détecteur de métaux en main. Ils s’arrêtent un instant devant une grotte sombre, couverte d’une énorme masse rocheuse, dans laquelle se trouve un homme – mais ils ne le savent pas encore – qui semble assaillis ou fuyard au vu de son inquiétude et de cette fuite éperdue. Nous ne voyons que très peu de cet homme dans un premier temps, quand il s’agit de le filmer, observant les soldats, cherchant une cachette ou récupérant l’arme d’un taliban mort, tout est montré de son point de vue, en caméra subjective. Essential killing sera ainsi durant tout le film, une variation de point de vue. Lorsqu’il abat les soldats à l’aide de la roquette qu’il a récupéré sur un cadavre, l’homme se met alors à courir à travers les roches simplement guidé par l’idée de survivre. L’hélicoptère aperçu au tout début du film le pourchasse et Skolimowski varie les angles. Un coup nous sommes cet homme et nous courrons à travers les sables advienne que pourra. Un coup nous sommes dans cet hélico aux côtés de GI attendant les directives, armes en main. Une roquette est tirée. Où se trouvait l’homme qui courait il ne reste plus qu’un brouillard de sable. Pourtant il semble vivant. La caméra repasse à nouveau de son point de vue et nous le découvrons KO et à moitié sourd, cette fois capturé par les soldats qui l’embarquent. Cette première séquence, bien qu’assez détachée du reste du film, ne serait-ce que géographiquement, pose les bases de ce que deviendra par la suite le film de Jerzy Skolimowski. Une chasse à l’homme épuré, éprouvante, violente et silencieuse.
Pourtant, l’aspect survival disparaît un temps, évidemment. Durant la captation. Elle ne dure pas bien longtemps car elle n’intéresse pas le cinéaste. On voit un interrogatoire inutile, une séquence de torture, un protocole à respecter pour les différents prisonniers, bientôt affublés de la tunique orange puis de façon elliptique (car on se doute que ce ne fut pas si rapide) on retrouve notre homme, encagoulé, dans un fourgon qui semble traverser les frontières et rester secret, sillonnant les routes minuscules et montagneuses. C’est lorsqu’un accident se produit et la chute de l’un des fourgons dans un ravin, que les prisonniers sont plus ou moins libérés, toujours attachés par leurs chaînes, mais pieds dans la neige. Certains ne bronchent pas, d’autres s’enfuient, le personnage joué par Vincent Gallo fait partie de ceux-là.
La beauté chez Skolimowski, c’est le silence. Et le mystère qui accompagne ce silence. On se souvient de son précédent film Quatre nuits avec Anna, où l’on accompagnait ce garçon qui se faufilait dans la maison d’une femme pour la regarder dormir. Ce personnage n’était pas simple d’empathie, sans doute était-ce la limite de l’expérience, quelque chose entre l’initiation au désir et le film d’épouvante, on ne savait pas vraiment où se placer, c’était beau, riche autant que c’était déroutant. Le procédé est sensiblement le même ici, à savoir que ce personnage en fuite n’est ni excusable, ni héroïque ou quoi que ce soit, il est uniquement mue par le désir de la survie. Il lui arrivera donc, et à plusieurs reprises, de tuer pour ne pas qu’on lui barre la route. De voler le poisson d’un vieux pêcheur ou de téter le sein d’une femme accompagnée de son bébé, pour ne pas mourir de faim. De déposer une de ses chaussettes ensanglantées sur le collier d’un chien qui a subi, comme lui, la loi d’un piège à loup, pour semer ses poursuivants, toute une armada de flics armés, vêtus de blanc, aidés par leurs chiens.
C’est étrange car autant j’aime énormément la multiplication de points de vue offerte par le cinéaste, mais il faut qu’elle concerne l’action du personnage, il faut qu’elle reste avec lui, autour de lui, en subjectif, en plan d’ensemble ou du point de vue inverse. Dès qu’elle le quitte, momentanément bien entendu, le film perd de sa puissance et il devient presque explicatif, comme s’il avait peur de nous perdre. L’exemple idéal c’est la chasse à l’homme qui mènent la police à une vieille cabane abritant un homme parce que le chien à la chaussette les a amené jusqu’ici. Je me fiche de savoir ce qu’ils sont devenus, ça je pouvais me l’imaginer. Le procédé se répercute dans les premiers flash-back du film (les suivants, entre flash-back et flash-forward prendront une dimension plus métaphysique et onirique) que le cinéaste semble vouloir nous donner pour nous garder sur sa voie (il le confirmera dans une interview donnée aux Cahiers du Cinéma) refusant à l’imagination du spectateur de se laisser happer, voulant à tout prix donner un statut à son personnage en fuite. En somme, il n’a pas assez confiance en son cinéma. C’est le plus grand défaut du film, qui avec le temps me paraît vraiment imposant, heureusement encore que le film n’existe pas autour de ces minuscules saynètes, même pas jolies, mais bien en tant que film de survie à l’état pur.
Essential killing est un film éprouvant et rarement complaisant. Il y a à mon sens les mêmes maladresses que pour son précédent film mais il appartient davantage au cinéma que j’aime, à l’idée que je m’en fais. Ça dure 1h20 et c’est dans sa brièveté qu’il devient impressionnant aussi, comme si le film lui aussi, à l’image de son personnage central, essayait de ne jamais mourir (il débute et se termine sur la fuite, premier plan/dernier plan) mais y échouait…