Baisers volés.
9.5 J’aime beaucoup la manière qu’a le film de me raconter des choses, son caractère introspectif mais sans se barricader, n’hésitant pas à élargir le récit et les émotions qu’il suscite vers d’autres personnages, d’autres situations, adopter même par instant une autre respiration, se décentrer de son schéma initial, faire grandir le personnage féminin et surtout utiliser la force du temps, faire apparaître les fêlures sans pour autant les expliquer systématiquement. Ce n’est pas vraiment un film sur la mémoire ni sur le vieillissement. C’est plutôt un film sur l’emprise qu’on a sur les choses un moment donné et l’emprise qu’elles ont sur nous, avant de laisser place à une autre emprise, ou à la souffrance, de les faire disparaître puis de les retrouver. Comme dans Le père de mes enfants, le précédent film de Mia Hansen-Love, il y a des cassures temporelles, le film fonctionnant par ellipses. Et c’est à la manière d’un Rohmer que la cinéaste, grâce à ces ellipses, décentre provisoirement son récit, s’intéresse partiellement à autre chose mais comme si c’était devenu le plus important, c’est rare de voir ça au cinéma.
Il y a trois séquences très belles qui illustrent très bien cette riche idée. Une première assez banale qui concernent les parents de la jeune fille. Nous n’avions que peu d’éléments dans la première partie (aux côtés de Sullivan) à leur propos, mais ils étaient présents, peut-être un peu sévères mais on sentait une belle attention, qui se multiplie après la tentative de suicide de Camille. Une ellipse plus tard (trois ans à peine) et le père n’est plus là, les parents sont séparés – l’idée de n’avoir montré aucun signe précédemment est très bien d’ailleurs. Et Valérie Bonneton (puisque le père est passé hors-champ) devient touchante, un peu agaçante aussi, dans son obsession de vouloir montrer à sa fille qu’elle se sent mieux dorénavant, qu’elle peut manger devant la télé le soir, qu’elle peut rien faire de ses journées. Mais cette carapace nous apparaît fragile, à aucun moment nous ne verrons suite à ça, mais la cinéaste le laisse en suspens pour qu’on se l’imagine. Il y a beaucoup de choses en suspens dans ce film, Sullivan par exemple, dont nous voyons absolument rien hors Paris et l’escapade ardéchoise. Il y a dans ce film un élargissement du champ des possibles, justement parce qu’il nous surprend mais aussi parce qu’il ne raconte pas tout. Dans cette ambivalence, forcément aidé par ce choix de découpage qui fait intervenir plusieurs époques, sans pour autant les catégoriser, je suis par moment circonspect devant la vitesse de l’enchaînement quant au contraire parfois le plan se pose un peu, la séquence est travaillée de l’intérieur dans la durée – la scène au Danemark, magnifique. C’était déjà le cas avec son précédent film, j’aurai sans doute préféré qu’elle ne se laisse pas tenter trop régulièrement par la répétition, la redite, alors que le film a largement les moyens de ne pas le faire, d’être plus radical, mystérieux et puissant.
Il y a un moment dans le film où ce que j’évoquais (l’idée de décentrer) se reproduit, mais de manière beaucoup plus radicale, cette fois. C’est lors de l’apparition à l’écran de l’architecte allemand (acteur magnifique, déjà entrevu dans Le père de mes enfants, une vraie gueule de cinéma, sorte de fusion entre Klaus Kinski et Sharunas Bartas) qui n’apparaît plus comme un personnage secondaire qui viendrait étayer le récit centré sur Camille, mais comme personnage central. Toute la partie « architecture » est je crois ma préférée du film. Et Mia Hansen-Love choisit de raconter cette rencontre de cette façon là : en prenant connaissance de Lorenz, même pas par l’intermédiaire de Camille, mais comme si nous étions quelqu’un d’autre, que l’on faisait partie intégrante du groupe. Et ce n’est pas qu’une simple scène, ça prend vraiment de la place dans le film. J’y repense en écrivant, il y a d’ailleurs une scène incroyable dans la continuité de cette rencontre, elle intervient après une ellipse, une fois encore, où l’on n’a encore vu ni approche ni flirt entre les deux personnages alors qu’ils nous apparaissent ensemble, en couple. Dans leur façon de se parler, de marcher l’un à côté de l’autre, de se regarder. Pour le spectateur, Camille et Lorenz forment maintenant un couple. Mais quelques instants plus tard, dans une séquence très déroutante, nous assistons à leur premier baiser. La cinéaste aime à déstabiliser avec ce genre de parti pris qui prouve que l’on se base énormément sur les apparences, qu’elles soient cinématographiques ou morales. Dans cette partie, centrée essentiellement sur le rapprochement entre Camille, l’élève et Lorenz, le professeur rappelle aussi beaucoup le rapport qu’entretenait le personnage joué par Balsan dans le précédent film, avec ses trois filles. On y parle de lueur dans l’obscurité. Assez pour que Camille écrive dans son journal intime que les jours sombres sont en train de s’éclaircir. Et j’aime aussi beaucoup le choix de l’architecture. Ça me rappelle Everyone else de Maren Ade, avec ce personnage masculin qui lui aussi construisait des maisons et qui aurait aimé les construire comme on construit un amour. Là, cette fille qui devient architecte permet un contrepoint assez fort avec l’idée d’emprise qu’elle veut avoir sur les choses, emprise qu’elle a laissé s’envoler avec cet amour de jeunesse. Je ne sais pas encore trop comment parler de cette analogie mais ça me semble très intéressant et d’une grande richesse.
Un amour de jeunesse est aussi et surtout un film sur le premier amour. Celui qui ronge à s’en laisser mourir. Celui que l’on a laissé partir. Que l’on a pas vu partir. Celui qui traverse le temps, intact. Le choix d’exploiter la vie adolescente insouciante des deux amoureux pendant une bonne partie du film montre à quel point la cinéaste cherche à apprivoiser nos émotions par la durée et non par le bon sentiment. C’est en faisant exister le jeune couple que sa chute apparaît violente et douloureuse, comme elle peut l’être pour Camille. Sullivan est parti en Amérique du sud, presque un an, autant dire une éternité. Ça pourra tenir, par un rapport épistolaire régulier, une impression de voyager à ses côtés en se prostrant devant la carte du continent et en y pointant le trajet quotidien effectué qui chaque jour finit malgré tout par les rapprocher. Ça pourrait repartir, « ça passera vite », lui dit sa maman, puis les lettres s’estompent avant de s’interrompre. Le récit saute alors deux ans. Puis encore trois. Et Lola Créton continue de jouer Camille, à 15 ans comme à 20 puis à 23. Mais ce n’est jamais gênant, d’une part car on a l’impression de la voir grandir sur son visage, l’impression de détecter ce qu’elle a pu vivre et souffrir. C’est ce qu’il y a à l’intérieur qui est important. D’autant plus fort je pense quand il y a les retrouvailles huit ans plus tard – par l’intermédiaire de la mère de Sullivan, par hasard dans le bus, ça rappelle un peu Conte d’hiver. Que les deux acteurs n’aient pas changé rend compte de l’application offerte par la cinéaste à son histoire plutôt qu’à ses apparences. Et c’est beau de se dire que Camille et Sullivan n’ont pas changé, qu’ils on l’impression de revivre ce qu’ils ont vécu fut un temps, mais qu’uniquement ce qu’ils ont construit depuis les empêche de s’aimer comme avant.
En guise de parenthèse, j’aimerai dire deux mots sur ce que je pense de l’interprétation de l’acteur qui joue Sullivan. Quelque chose ne marche pas bien, en tout cas pas dans la première partie du film (ça ne me dérange plus durant les retrouvailles bizarrement). Mais je ne sais pas si c’est un décalage avec le cinéma de Mia Hansen-Love (faut-il rappeler que les enfants dans son précédent film sont tous remarquables ?) ou simplement avec la palette d’émotion que peut nous offrir Lola Créton, impériale. Après, ça rentre dans le schéma du film. C’est vrai qu’il semble à côté de la plaque, oui c’est vrai, il est déjà en Amérique du sud quelque part, du coup cette sensation d’une interprétation théâtrale ou désincarnée est à mon sens entièrement légitime.
C’est un film qui m’a fait terriblement mal autant qu’il m’a fait un bien fou. Il m’a ému aux larmes à plusieurs reprises et j’en suis sorti en titubant. C’est tellement agréable de voir une cinéaste filmer si bien de nombreux personnages, de les faire exister comme des entités à part entière sans pour autant les nommer – la mère de Camille par exemple. On nous parle d’un couple mais aussi des autres – celui de Lorenz (qui hormis un baiser volé reste complètement hors-champ) est aussi évoqué. Il y a un regard intelligent et sensible posé sur ces choix qui font changer, ça parle de deuil mais ce n’est jamais plombé, toujours très vivant dans la manière de montrer la reconstruction, dans la manière de filmer quasi systématiquement en extérieur. Et même lorsque le film se laisse aller à une certaine démonstration du temps qui défile, avec après chaque grande ellipse son obsession à vouloir saisir une date, dans un calendrier, un agenda, une lettre pour ne pas trop nous perdre, ou plutôt pour que l’on sache parfaitement le temps écoulé, que l’on sache où en est temporellement la jeune femme, je ne vois finalement plus ça comme un bémol, simplement comme une emprunte qui accentue la douleur. Et j’aime aussi ce que dit le film sur les réminiscences des lieux, l’importance d’un instant parce qu’il en convoque un autre du passé. C’est un mélo sublime sur le premier amour et ce qu’il engendre comme souffrance.
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