Enter the void.
9.0 Lars Von Trier tire sa mélancolie de l’inquiétude face à l’inéluctable et elle se traduit par l’espoir d’un désastre. Il prend la forme d’une fin du monde où une planète entrerait en collision avec la Terre. Mais ce n’est jamais montré comme une catastrophe, plutôt comme une aubaine, il suffit de voir avec quelle attention cette planète destructrice est filmée et cette admiration béate devant cette beauté non pas empoisonnée, mais fatale.
Pas un jour ne passe, depuis que j’ai découvert Melancholia, sans que je ne me demande si ce n’est pas, haut la main, le meilleur film du réalisateur danois à ce jour. C’est sans doute son film le plus direct, au sens où sa provocation habituelle est délaissée, son appétit de l’ampleur mélodramatique aussi et cette impression de trop plein remplacée par cette sensation de vide, de film vidé, aussi détruit et destructeur que ce qu’il raconte.
La première partie du film montre l’effondrement d’un mariage, par la simple volonté de la mariée, la seconde montre l’éminence de la destruction du monde par la simple approche d’une planète. Le lieu du film, un château, celui de Tjolöholm en Suède, est probablement le théâtre des deux évènements. Mais Von Trier filme tellement différemment chaque partie qu’on finit par en douter. Loin des utopies sexuelles des Larrieu, l’imminence de la mort est ici remise à la mélancolie. Tout s’effondre imperceptiblement, ce n’est pas vraiment une affaire de signes, c’est un ensemble. Le visage de Justine se crispe et l’inquiétude au départ incompréhensible s’installe durablement. Justine n’est plus folle à nos yeux, ce n’est pas non plus un simple caprice, Justine comprend, elle sait.
L’enjeu du film n’est pas à la surprise de l’effondrement. Lars Von Trier en a finit de jouer avec ses spectateurs et avec lui-même. Il est très sérieux. Tout est vécu comme si nous attendions tranquillement cette fin, comme si nous étions Justine plus que Claire. Un prologue s’est déjà chargé de nous raconter l’issue (grands tableaux mouvants, légèrement ralentis, de l’apocalypse, sous Tristan & Isolde de Wagner) mais même sans cela, une sérénité naît de cette approche cosmique. Le spectateur est conditionné à connaître la fin du film, il est associé à Justine, il est aussi le mélancolique en fin de compte.
C’est la manière qu’a le cinéaste et du même coup ses personnages de traiter avec Melancholia, la planète, cette fascination, cette inquiétude. La démesure chez Von Trier n’est plus dans le récit, elle se situe dans le ciel. Un petit garçon fabrique un instrument de mesure lui permettant d’évaluer le rapprochement ou l’éloignement de Melancholia avec la Terre. Son père n’a de cesse de l’observer par le télescope. Justine s’abandonne dans les marais et les muguets en Ophélie et semble entrer en symbiose avec son attraction, lui parler, se mouvoir en elle. Claire en est obsédée parce qu’elle n’y voit que le déclencheur de l’effondrement de ce monde qu’elle maîtrise.
Savoir se détacher de l’influence qu’on a ou croit avoir sur le monde. C’est aussi de cela que parle Melancholia. Cet abandon Justine semble l’avoir admit et sa consécration aboutit dans un final incroyable. Claire est la seule durant cette partie à montrer qu’elle est inquiète, tandis que son mari s’occupe de lui rappeler que le spectacle sera grandiose car il n’y aura pas de collision, que la belle planète bleu turquoise poursuivra sa trajectoire frôlant celle de la Terre. Il refuse qu’elle se documente via Internet et critique ses choix lorsqu’elle désire quitter le château ou lorsqu’elle se procure des médicaments. Mais cette volonté de maîtrise masque une inquiétude que l’on ne verra à aucun moment, que l’on découvrira à un instant incroyable du film, où les chevaux ne hennissent plus. La destruction chez Von Trier est devenue muette. Le petit garçon ne semble pas non plus inquiet – influence des ondes positives laissées par le père. Pourtant il s’effondre lui aussi en larmes à la fin. Il ne maîtrise plus mais il prend conscience.
Tout le film me paraît axé là-dessus, sur cet antagonisme fondamental, sans qu’il ne devienne dichotomique. La maîtrise de Claire se heurte dans la première partie du film à la conscience de Justine. La conscience de l’absurde. La film est sombre, sans nul doute le plus sombre de Lars Von Trier. Et cette maîtrise englobe tout ce qui nous apparaît comme le péché humain. Apparitions successives de personnages faux ou avides, par exemple via le rôle du père, dépressif évident qui masque sa tristesse en lui offrant une apparence joviale, clownesque, ou par le rôle du patron de Justine qui lui offre le poste de directrice artistique en espérant lui soutirer un slogan durant la soirée.
Les personnages ne sont pas vraiment désagréables (ce n’est pas le Festen de Vinterberg) mais ils dénotent avec la prise de conscience de Justine, simplement. C’est comme si jusqu’ici – enfin c’est l’impression qu’elle donne – elle n’avait pas ouvert les yeux sur son monde et qu’elle s’effondrait pendant la liesse, parce que la liesse justement. Qu’il lui fallait ça pour matérialiser ce revirement. Le futur mari a beau être un beau et gentil garçon, aussi attentionné que Claire a pu l’être dans l’abnégation qu’elle offre à la création de cet instant de bonheur, son désir ultime, rien que pour sa petite sœur, Justine semble soudain, mais il n’y a pas de séquence en particulier, détachée de ce monde, en rapport intime avec les dieux. Justine est un oncle Boonmee. Je n’avais en tout cas pas reçu cette plénitude de l’approche de la mort aussi magnifiquement depuis le film de Weerasethakul.
Melancholia devient alors une symphonie de l’attente. En deux actes. L’attente que cela se termine. La soirée, le monde. Plus rien n’a d’importance. A la dure réalité du mariage qui s’éternise – la première partie se déroule intégralement de nuit – vient succéder l’attente répétitive et elliptique d’un événement imminent. Les jours se suivent, se ressemblent, la planète approche, se lève puis disparaît. Puis réapparaît le lendemain. Esthétiquement les vues du château et de la planète sont les plus beaux plans vus cette année. C’est toute l’ambiance sonore qui accentue cela évidemment, qu’elle soit extrêmement silencieuse et fantastique au clair de lune, hypnotisante et tonitruante à l’approche imminente du désastre ou simplement comme la confirmation d’une apparition : les flocons de neige inattendus, le claquement des grêlons ou mieux, le chant des oiseaux à la lueur d’un matin, où la couleur rose orangé d’une aube ensoleillé aurait laissé place à une fine lueur bleutée, aussi impressionnante qu’apaisante. Melancholia se lève sur la Terre.
La fin du monde en désastre ultime, une fin brutale avec la beauté immense et cosmique comme dernière impression de l’œil cela devient très apaisant dans l’idée qu’en a Lars Von Trier. On y construit une cabane magique pour préserver la croyance, s’abandonner pleinement, oublier la peur et on se laisse aller au plus beau spectacle que la mort peut offrir. Clairement, j’étais/avais envie d’être dans ce dernier plan.
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