Mountains falling.
10.0 Une route sinueuse, belle et dangereuse, qui surplombe la cite des anges, c’est Mulholland drive. Souvent utilisée au cinéma, mais jamais autant que chez David Lynch qui, le temps d’une scène violente et drôle, s’en servait déjà dans Lost Highway. Lieu qui accroît l’étrangeté, qui attise les impulsivités, où les masques tombent, les visages se forment et se déforment, à l’image de la soirée festive à la fin de Mulholland drive, le film. Lieu mystérieux au-dessus des lumières, d’une profondeur sans fin, s’apparentant à « des milliers d’algues phosphorescentes dans un océan géant » disait Neil McCauley (Robert de Niro) dans Heat de Michael Mann. Lieu qui prend une dimension incandescente et paraît ressembler à un berceau de l’amour, l’amour accomplie comme déchu. Une des plus belles séquences de Mulholland drive voit Camilla (Laura Elena Harring, l’ange de la réussite) guider Diane (Naomi Watts, l’ange trompé) à travers la nature, dans un raccourci fait d’arbres voûtés, qui accouchent sur une vue donnant sur Los Angeles – cette grande route a disparu - : deux femmes, deux lumières, deux spectres, deux fantômes s’extirpant de cette jungle, de ce berceau, comme un amour couronné juste avant qu’il ne soit violemment et intégralement détruit…
La longue séquence d’humiliation est probablement la scène centrale du scénario de Lynch, l’événement déclencheur, qui va plonger Diane, arrivée à L.A. avec des rêves plein la tête, dans une spirale cauchemardesque, meurtrière et suicidaire. Séquence très forte et d’une violence inouïe, pour elle comme pour nous. Les convives ne laissent pas Diane se remettre de chacune de ses émotions, et Lynch rend cette scène étouffante, cadrant sur chacun des visages de façon très rythmée, ce qui accentue l’idée d’agressivité, ce qu’il réitèrera à la toute fin du film avec le couple de vieux poursuivant Diane. Ce procédé, bien qu’ici il ne soit pas directement violent, puisque c’est le dialogue qui rythme cette violence, rappelle certaines réussites cinématographiques qui évoquaient déjà la folie, par exemple celle de Roman Polanski himself dans Le locataire. Car Lynch a bien ici la volonté de perdre tout le monde. On vient seulement de subir un changement important dans le film, puisque tout semble être déréglé, et cette scène pivot permet à Lynch d’enfoncer le clou. Car si Diane semble avoir hésité avant de venir (« the car’s waiting ») on peut considérer que c’est l’amour qui l’a sans doute décidé, elle qui pensait récupérer sa Camilla. C’est donc un assaut de moquerie qui s’abat ensuite sur la jeune femme dont on se demande comment réussit-elle à tenir jusqu’à cet instant, où elle renverse la table, et que nous sommes propulsés – pour mieux nous perturber, alors qu’en réalité les choses sont simples : Cause/conséquence, violence reçue/vengeance orchestrée – un peu plus tard, lors de la mise en place du contrat fatidique.
C’est donc une scène importante à plusieurs niveaux, car c’est le moment aussi où le spectateur rencontre une seconde fois de nombreux personnages de la « première partie » du film, mais dans des situations et des noms différents. Des personnages dorénavant réels qui jusqu’ici étaient modifiés par projection mentale.
Adam Kescher est toujours cinéaste, mais il tient une belle ascension hollywoodienne et il est sur le point de se marier avec Rita, ou plutôt Camilla, à défaut d’être à la fois cinéaste mis sur la touche et mari cocu. Coco, la voisine, est restée Coco, mais c’est devenu la mère d’Adam, femme tout aussi indiscrète que Diane avait rêvé – c’est le rôle ingrat de la belle-mère en fin de compte – en propriétaire délurée qui n’aime pas les animaux, surtout le kangourou boxeur de son ancien locataire. La Camilla de l’inconscient devient une femme dont on ne sait guère le nom, qui est apparue brièvement dans la vie de Diane, ce même soir, en déposant un baiser sur les lèvres de sa vraie Camilla. Il y a aussi cet homme au chapeau, le cow-boy. Personnage qui attire l’attention de Diane plus que les autres, simplement parce qu’il dénote dans le paysage, et qui joue alors un rôle à part entière dans le rêve, même s’il n’y a pas grande explication quant à sa personnalité in dream. On peut juste se dire qu’il était le personnage phare interchangeable entre les deux mondes, qu’il faisait aussi faux dans le vrai, que vrai dans le faux. Il n’est pas un point de bascule, mais simplement comme indice, un personnage tout à fait Lynchéen d’ailleurs, que l’on pourrait aisément retrouver dans Twin Peaks ou Blue Velvet. L’inconscient, qu’il soit déformé, amplifié, improbable, sensuel ou terrifiant travaille énormément dans le cinéma de Lynch, dans chaque plan, chaque personnage et c’est ainsi que ces films oscillent vite entre les genres. Mulholland Drive pouvant se voir comme un film puzzle flippant et excitant avant de dévoiler les enjeux mélodramatiques d’une histoire d’amour incroyable. Il n’y a que chez David Lynch qu’on voit ça.
Car bien entendu, Mulholland Drive est une des plus belles histoires d’amour du cinéma. Une histoire de passion incroyable. Cette séquence où les deux femmes découvrent leurs corps, appartenant à la fois au rêve et peut-être aussi aux souvenirs de Diane, est un moment troublant et bouleversant. C’est un amour qui n’est pas vécu de la même manière, c’est presque un amour non réciproque. Il y a cette séquence du café (encore une figure récurrente) qui fait la transition entre le présent et le souvenir, où la blonde abandonnée, laide et pétrifiée laisse place à la blonde ivre d’amour, qui prend les choses en main, transpire le sexe, puis braque son regard tel un chien se sentant menacé lorsque la brune déclare, presque désintéressée ‘il vaut mieux qu’on arrête’ prémices humiliant à cette scène insoutenable du repas festif. Cette scène sur le canapé donne la nette impression de sentiments complètement différents entre les deux femmes, plus vraiment sur la même planète. Une passion aveugle et dévorante qui se heurte à une raison froide et incompréhensive.
L’objet – en tant qu’image forte, symbole - récurrent est une donnée centrale du cinéma de Lynch et il prend toute sa dimension dramaturgique dans Mulholland drive plus que dans n’importe quel autre de ses films.
Il y a cette fameuse clé bleue. Soit elle occupe le fond d’un sac contenant une liasse de billet et est destinée à ouvrir une mystérieuse boite bleue, soit elle sert de repère criminel. Lorsque Diane la reçoit cela signifie que le contrat est rempli. La clé fait peur puisqu’elle est le symbole/objet qui sert de rupture. Dans les deux cas elle semble être la fin de quelque chose, d’un rêve ou d’un amour. Et c’est parce qu’elle s’apparente à la fin d’un amour qu’elle correspond inévitablement à la fin du rêve. C’est le terminus du schéma ultime du crime de la passion, ce que Diane fait de plus moche, ce qui l’empêche de s’en séparer par le rêve, ce qui constamment la rattrape, comme cette course finale hallucinée en est l’idée prolongée. Autre point intéressant concernant la clé : elle s’apparente à la fois à une clé tout ce qu’il y a de plus banal dans ce que l’on appellera la réalité. Elle a une forme divine, éclatante, une couleur bleue brillante dans la partie rêve. Lynch ne s’est pas amusé à nous perdre davantage là-dessus, au contraire il offre des pistes. Deux clés, deux univers. L’un réel, quotidien, trivial, l’autre factice, symbolisé par cet objet tout droit sorti d’un film de science-fiction.
Autre élément récurrent chez David Lynch : le téléphone. Dans la série Twin Peaks c’était par l’intermédiaire du téléphone que Leeland Palmer apprenait que l’on avait retrouvé le corps de sa fille. Dans Blue Velvet la première apparition de Franck est faite par le téléphone. Dans Lost Highway il est provisoirement remplacé par un interphone, le fameux « Dick Laurent is dead ». Avant de revenir en force dans Mulholland Drive, de couleur rouge, apparaissant fréquemment, renforçant l’angoisse, symbolisant lui aussi, comme la clé, la fin du contrat ou un moment délicat. « The car is waiting », dit Camilla, avant de l’embarquer dans cette soirée cauchemardesque. Et puis très souvent on l’entend sonné ce téléphone d’ailleurs, sans le voir, il est toujours menaçant, avec ce son aigu, agressif, redondant.
Evoquons aussi la place des rideaux. Donnée ô combien Lynchéenne. Présents inévitablement dans Blue Velvet (la chambre de Dorothy) où ils semblent même remplacer les murs, déjà dans Eraserhead, ils sont bien sûr le point d’orgue de Twin Peaks, la red room, pièce magique, porte ce nom parce qu’elle est enfermée par des rideaux rouges. Ils sont plus sombres dans Mulholland Drive, moins évidents, mais toujours menaçants. On les rencontre dans cette pièce étrange où se trouve un nain mafieux qui semble tenir les rennes du monde. Le rideau apparaît dans l’inconscient, systématiquement, il reflète une dimension onirique, comme quelque chose qui en cache une autre, quelque chose qui brouillerait des pistes.
Quant à l’argent, il semble avoir un double sens. Celui d’argent comme la contrepartie d’un talent, ou comme contrepartie d’un contrat. Deux entités, ici complètement antagonistes, que Diane va côtoyer. L’argent peut tout aussi bien symboliser l’image que l’on se fait d’Hollywood, cette idée festive, plein de champagne, dans d’immenses villas piscines comme c’est le cas chez Adam Kescher, le vrai. C’est l’argent montré comme un rêve. Pas le rêve de Diane, mais celui de toute actrice montante à Hollywood. Mais il a une toute autre fonction, qui devient dominante. Il s’agit en effet de la rémunération de ce tueur effectuant le contrat. Il apparaît donc dans le rêve comme une donnée dangereuse, il accompagne la clé au fond d’un sac à main. Ce sont des portes de sortie du rêve, celles qui nous rapprochent de la réalité cruelle.
Et il y a la photo. Une photographie toute simple, un portrait, comme à la petite école, le même style que celui de Laura Palmer dans Twin Peaks, mais cette fois-ci en noir et blanc. Celui de la blonde Camilla Rhodes, puis celui de la brune Rita/Camilla Rhodes. Cette photo et cette phrase « This is the girl’ »qui l’accompagnera durant tout le film correspondent au commencement de la spirale infernale dans laquelle Diane s’est lancée. Par vengeance, et probablement surtout parce qu’elle devient folle, ne maîtrise plus rien, Diane engage un tueur en lui montrant la photo de sa petite amie qui l’a trahit. Ce tueur, froid, sans scrupules on l’imagine, réalise le contrat. Dans la première partie du film, ce tueur apparaît sous un autre jour, maladroit, une séquence très drôle. Toujours dans la première partie du film, on voit successivement des types mafieux qui semblent avoir la mainmise sur les castings cinématographiques. ‘This is the girl’ répètera à maintes reprises cet homme dégluteur de café expresso (comme si le personnage et ses actes faisaient vomir Diane) alors que nous le verrons plus loin, donc dans la réalité, dans la terrible soirée chez Adam Kescher, comme quelqu’un d’indépendant, mais dans une posture similaire, assis à une table, immobile, le regard sombre et déterminé. Probablement une des projections de Diane, qui tente à tout prix à se déculpabiliser de ses actes. On ne peut guère tout expliquer ici, laissons aussi place au mystère, mais une chose est certaine, cette projection Casting/Gangsters est fascinante, elle déréalise complètement la trivialité de ce crime passionnel, nourrit le rêve et notre attention quant à une histoire qui en fin de compte n’existe pas, ou seulement dans l’imagination de la jeune femme déchue, dont l’inconscient déforme pour tenter de s’affranchir de cette culpabilité chaque jour de plus en plus inavouable.
Le club Silencio, lieu de toutes les vérités, les révélations, où les masques tombent, où rêve et réalité se rejoignent, où Diane ne doit pas mettre les pieds si elle veut conserver sa réalité fantasmée. C’est là que Betty et Rita se rendent en pleine nuit, sorte de grand théâtre, après que la brune se soit réveillée, répétant Silencio à maintes reprises, petit phare lumineux de la porte de sortie du monde onirique. La scène prise au premier degré est complètement incohérente dans son ensemble évidemment – ouverture du club la nuit, perdu dans une ruelle, les deux femmes connaissent les lieux, de nombreux spectateurs taciturnes y sont recueillis – car elle n’est autre que l’explication de tout, du rêve et de sa porte de sortie – la boite et la clé bleue. « Silencio, silencio ! No hay banda, no hay orchestra ! ». Tout ceci est faux nous dit l’homme-orchestre (on entend une trompette, un homme joue de la trompette sur scène, il s’arrête, s’en va, l’instrument continue…) et pourtant vous l’avez vécu. Tout ceci est une mascarade et pourtant vous avez éprouvé quelque chose, les émotions ont été sollicitées. Une femme chante alors en espagnol, une voix incroyable, ce visage prend tout l’écran, passionné, les yeux se plissent, les cris, tout semble vrai, tout est devant nos yeux, soudain la femme s’écroule, le chant se poursuit. Lynch s’adresse au spectateur dans cette séquence. C’est même l’unique instant où il s’adresse à nous. Serions-nous d’ailleurs pas ceux qui investissent l’estrade de cette salle, comme si cette scène représentait aussi un chevauchement entre deux mondes, devant et derrière l’écran ? Nous avons vu ce qu’il ne s’est pas passé (la projection idéalisée qu’en a imaginée Diane) mais la vérité se trouve derrière, la vérité vous allez la vivre maintenant. La scène conduit directement vers le réveil, disons plutôt vers un enchaînement de séquences/lieux déstabilisant, une boite bleue, une clé bleue, une disparition puis un « salut ma belle, il est temps de se réveiller » prononcé par ce cow-boy, seul personnage clairement inutile en vrai, mais qui poursuit ses apparitions justement surréalistes.
Sunset boulevard plane sur Mulholland drive, presque autant que Vertigo. Et malgré toutes les autres influences c’est bien le film de Billy Wilder qui vient d’emblée à l’esprit, dont on sait par ailleurs que David Lynch est fan, allant jusqu’à le citer dans des interviews comme son film préféré. Diane est le versant vingt-et-unième siècle de l’actrice de Sunset boulevard. Ce n’est plus la femme qui chute après la réussite, mais celle qui perçoit L.A. comme une rampe de lancement et se retrouve enrôlée dans la machine infernale du broken dream alors qu’elle ne connaît et ne connaîtra jamais la postérité. Ce sont deux films sur la destruction du rêve américain, et la grande différence c’est le niveau auquel ils se situent. Destructeur d’une carrière lancée, installée, vécue, mais destructeur aussi de carrières non entamées ou embryonnaires. Dans la première partie de Mulholland drive, il y a une scène incroyable : Diane, ou plutôt encore Betty, débarque dans une unité temporelle irréelle, les yeux pleins de rêves, le sourire en permanence. Il s’agit d’un casting. La scène est longue, Lynch l’étire au maximum, mais surtout elle a pour issue une pluie de congratulations où l’on félicite Betty de ses talents de comédienne. C’est une vision fantasmée d’Hollywood. Ce que l’on voudrait y voir, y vivre. Dans la réalité, encore loin à cet instant là, Diane n’a pas eu le rôle qu’elle convoitait. Sunset boulevard. Mulholland drive. Deux endroits mythiques. Mais aussi deux endroits minuscules dans une métropole comme Los Angeles. Deux femmes face à une notoriété inégalée, l’une dans un passé lointain, l’autre simplement dans ses rêves, deux âmes déchues, deux volontés avides de reconnaissance dynamitées par le cruel Hollywood qui détruit autant qu’il crée et fait rêver.