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Archives pour 3 novembre, 2011

L’Apollonide, souvenirs de la maison close – Bertrand Bonello – 2011

01_-lapollonide1 Nights in white satin.

   10.0   C’est dans le passé que se situe l’action du dernier film de Bertrand Bonello, un passé révolu, disparu, englouti puisque la prostitution auparavant en lieu clos, symbolisée dans le film par une totale absence de point de vue extérieur, de la ville, du réel, est remplacée aujourd’hui par une crudité désacralisée, à portée de n’importe quel regard et de manière illégale : c’est dans la rue, sur le trottoir qu’elle se trouve. Point de défense ni de nostalgie des maisons closes mais un regard lucide posé sur ce désir de liberté et cette utopie empoisonnée. Chez Bonello le réel sait disparaître, celui de l’échange avec le monde, du mouvement géographique, le réel sociétal. Son précédent film De la guerre avait apprivoisé cet état bien qu’il démarrait dans le presque réel et qu’on le retrouvait de temps à autres, décharné, sans saveur. C’était le fruit d’un choix – celui d’un homme qui retrouvait goût à la liberté dans une secte de la jouissance sexuelle et spirituelle, à la fois apaisante et terrifiante – selon des motifs cérébraux liés à un sentiment d’enfermement dans le vaste jeu ouvert du monde – la première scène dans le cercueil donnait le la. Ce choix n’a pas disparu de son cinéma mais il semble beaucoup plus nuancé. Pauline, la nouvelle, choisit délibérément d’entrer dans cette maison close, pas plus pour une y trouver un quelconque plaisir malsain que par endettement (ce qui est le lot de toutes les autres filles du film) mais par simple volonté de gagner de l’argent. Le paradoxe intéressant est celui de la motivation : faire la courtisane dans une maison close afin de gagner de l’argent s’apparenterait à une liberté. Offrir son corps participerait à l’émancipation individuelle. C’est ainsi que la jeune Pauline voit les choses et s’en retournera plus tard. La condition féminine dans le film, celle d’Aujourd’hui comme celle d’Hier, prend chez Bonello un détour surprenant. Sans complaisance facile, mais surtout sans condescendance. La prostituée n’est pas observée comme une putain au sens péjoratif du terme, c’est avant tout une femme. Il donne des visages, des noms, des destins, des craintes, des espoirs à des demoiselles qu’on a trop souvent l’habitude de nous présenter comme des corps objets écervelés. Douze femmes dans une maison à plusieurs étages. On se dispense de l’extérieur. On se détache du réel. On entre dans un monde parallèle, bien vivant, jamais factice.

     La femme, marchande de plaisir, devient le centre du film si bien que les hommes n’existent pas, ils sont là, ils circulent, on les voit, on les revoit, on les reconnaît puisque ce sont pour la plupart les habitués qui reviennent, mais ils n’existent pas comme des entités, avec un destin singulier, ce sont des hommes de passage, riches ou désespérés, fétichistes ou rêveurs. Ce ne sont plus des personnes, ce sont des concepts, des adjectifs, des statuts : simplement des hommes dans une maison close. Pas étonnant que Bonello convoque ici, dans le rôle de ces hommes de passage, quelques personnages cinéastes (Jacques Nolot, Xavier Beauvois, Pierre Léon) qui sont par essence dans le cinéma des passeurs, des faiseurs. Ils fabriquent quelque chose qui ne leur appartient plus une fois terminé. Ils sont la présence dans l’ombre. Pas explicitement cependant, mais il suffit de voir combien la promotion dans le cinéma populaire et médiatique se transmet par l’interprétation. On entend davantage « un film avec untel » qu’ « un film de ». Par ailleurs, le cinéaste nie clairement cette intention, prétextant que ce choix était davantage guidé inconsciemment par la crainte d’avoir dû diriger de nombreux acteurs, considérant que le simple rôle d’une présence à l’écran, d’un modèle, devait sans doute échoir à des cinéastes plutôt qu’à des acteurs. Cette idée m’intéresse finalement autant que l’autre et répond quelque peu à ce choix d’une cinéaste en taulière (Noémie Lvosky) et d’une autre cinéaste en voix off (Pascale Ferran). Le seul véritable acteur du film, c’est Louis-Do de Lencquesaing qui endosse le rôle du personnage le plus présent justement, pas torturé mais intéressant, existant à l’écran, ce qui ne veut pas dire qu’il est le plus sympathique bien au contraire, son admiration pour le sexe de la femme réduisant celle-ci à n’être qu’un trou divin est tout aussi flippant qu’un homme qui aime baiser dans un bain de champagne. Cela dit, c’est l’homme poétique du film, donc le plus fascinant, il n’est jamais celui qu’on craint, pourtant il dégage cette considération de la femme répugnante. La femme de la maison close n’est donc plus une simple marchande de plaisir chez Bonello, elle est le centre, la dramaturgie même du film, ce pourquoi il existe et bouleverse. Et faire le parti pris que douze femmes existent à l’écran de manière équitable (leur présence n’est en aucun cas guidé par leur notoriété et s’il y a une légère focalisation elle est passagère, simplement car un destin s’avère plus central qu’un autre à cet instant là : L’arrivée de Pauline, Clotilde qui tombe amoureuse, la syphilis de Julie ou bien entendu ce que subi Madeleine, ce qui n’empêche pas le cinéaste de cadrer, essentiellement dans les scènes de salon, sur des visages de femmes que l’on connaît moins, de filmer de façon naturaliste ce qui ne participe pas directement à la progression du récit) est l’idée géniale du film. L’Apollonide aurait été un film choral chez d’autres cinéastes, là il devient film collectif. Toutes ces filles sont incroyables – je parle des personnages, je me fiche de l’interprétation, sublime par ailleurs – dans l’échange, l’entraide et le tact qu’elles ont l’une envers l’autre. Et le cinéaste magnifie cette beauté et de part cette proximité il en fait une petite famille. Ce sont quelques baisers de réconfort ou d’amour, ou alors elles dorment ensemble, s’écoutent rêver d’un ailleurs, partagent des fous rires. Il suffit d’évoquer cette balade dans un jardin en bord de Marne, seul moment du film où Bonello nous laisse respirer, mais sans tricher, sans faire genre, Léa lâchant ces mots comme s’ils nous étaient destinés : « voilà longtemps que nous n’avions pas fait de sortie ». C’est terrible, ça devient douloureux pour nous aussi, étouffant au possible et cette balade Renoirienne (Partie de campagne) voire Pialatienne (La maison des bois) devient un moment de détente pour tous, une suspension du temps ou une reprise de la vie, momentanée, c’est au choix, en tout cas quelque chose de bouleversant, par la simple communion de ces femmes magnifiques (que l’on connaissait jusqu’alors qu’en lieu clos) avec les éléments.

     L’utilisation temporelle me fascine tout particulièrement ici. Le temps est présent, mais autrement. Pas de manière historique et classique comme ce que les deux premiers cartons du film « octobre 1899, au crépuscule du XIXe siècle » et « mars 1900, à l’aube du XXe » laissent présager. Bonello a un rapport au temps loin des costumes et lumières de Hou Hsiao Hsien (Les fleurs de Shanghai) ou des caprices anachroniques de Sofia Coppola (Marie-Antoinette), le temps chez lui devient le témoin d’une évolution, il devient une spirale où semblent s’enchevêtrer les deux derniers débuts de siècles, tout en le replaçant dans son contexte initial. De Hou il se rapprocherait finalement plus de Three times. Le temps n’est pas figé, il est universel. C’est un film du passé au présent. Ce n’est plus du réel mais une percée de cinéma. C’est fatalement la manière la plus honnête de le traiter, par l’anachronisme musical (Nights in white satin des Moody blues n’est plus une simple ambiance sonore mais une musique sur laquelle on danse, une sonate de Mozart est entendue comme on l’entend aujourd’hui et non sur un gramophone) autant que par celui du langage, du parlé et de son intonation (non que celui-ci fasse véritablement anachronique mais il paraît davantage sorti du XXIe siècle) mais aussi et surtout par cette fermeture inattendue, où l’on retrouve Clotilde sur une route du périphérique parisien, ou encore via ces multiples visions/cauchemars/souvenirs d’un événement traumatisant qui peuplent l’esprit de Madeleine et que le simple fait de voir la jeune femme à plusieurs reprises dans le film réanime aussi pour nous cette vision, donc cette impression temporelle dilatée. C’est un temps suspendu au même titre que le réel peut l’être. Un autre réel, un autre temps. C’est très difficile d’en parler mais ça me semble incroyablement passionnant.

     Formellement c’est magnifique. Il y a ci et là des choix de mise en scène et des idées fulgurantes. Esthétiquement irréprochable et fascinant dans sa représentation des lieux. Mon enthousiasme aurait été moindre si je n’avais pas eu l’impression d’avoir investis ces lieux, de les connaître, d’y avoir effectué un tracé (j’ai pensé aux films radicaux de Gus Van Sant) et visité assez distinctement ces quatre étages (la réception, le salon, les chambres du sexe, les chambres personnelles des femmes) ayant chacun une singularité, une angoisse, une symétrie (forte influence Kubrickienne) qui outre la beauté du décor offre un sentiment violent, une âpreté qui débouche sur une angoisse permanente. C’est un rêve étrange que l’on raconte, ce sont des larmes de sperme, un visage défiguré ou encore une demoiselle malade, des cicatrices ineffaçables, des fantasmes inquiétants (filmés sans complaisance, de façon déréalisée, lui ôtant tout caractère érotique – jusqu’à l’utilisation du split screen – mais avec une distance respectueuse qui met mal à l’aise) ou simplement encore un fou rire que l’on s’empêche de sortir, un vagin qu’on lave à l’eau de Cologne, une danse unie contre la mort – Le regard et la danse, c’était déjà au cœur de Cindy the doll is mine où il était aussi déjà question de larmes. Cette danse m’aura d’ailleurs arraché les larmes comme jamais. Il y a une telle puissance dans la précision et la durée offertes à ces regards, ainsi que dans cette chorégraphie du désespoir, les apparitions/disparitions dans l’ombre. D’un coup ça devient du Cassavetes, c’est beau, pénétrant, c’est un mouvement, un regard, une parole qui peuvent se révéler bouleversants.

     C’est l’un des films les plus durs et cruels vus cette année pourtant il y a des échappées, des instants de magie qui font que l’on voudrait s’y replonger aussitôt ou le plus vite possible, comme un besoin, une fois terminé. Et ces trouées ne sont pas systématiquement vouées aux personnages féminins, il y a un traitement de l’homme qui est ambigu ici, donc intéressant. Qu’il investisse les chambres de fétichistes et dégueulasses (Un des fantasmes consiste à demander à l’une d’entre elles de faire la poupée, qu’elle bouge tel un pantin désarticulé, un automate selon une gestuelle précise. C’est terrifiant. J’ai pensé aux poupées vieilles et usées de Cindy the doll is mine et je me demandais s’il existait plus terrifiant qu’une poupée. Cet objet qui traverse le temps, s’enlaidit ou se casse, avec sa présence éternelle) ou d’un admirateur du sexe de la femme, Bonello choisit de filmer cela en douceur, sans érotiser les situations mais en leur offrant une beauté qui essaie d’entrer dans le point de vue de l’homme. Le rapport de domination est d’ailleurs passionnant dans le film, puisqu’il semble y avoir un paradoxe entre ces hommes de pouvoir aveuglés, enfantins ou dupés et ces femmes objets dupes de rien, qui offrent le plaisir sans se permettre d’en recevoir et rêvent d’échapper un jour cette vie. Dans son précédent film, un court métrage intitulé Where the boys are, sorte d’esquisse à cet Apollonide, Bonello mettait aussi en scène des demoiselles dans l’attente, d’un garçon, d’une sortie, enfermées dans un appartement elles finissaient par danser ensemble et s’embrasser pendant que les hommes, dans quelques plans complètement détachés du film peaufinaient la construction d’une mosquée en face de l’appartement des adolescentes. Si elle n’est plus physique la domination devient mentale. L’homme semble parfois plus vulnérable comme ce moment où Louis-Do de Lencquesaing demande à dormir dans la maison pour ne pas rentrer ivre chez lui. Il fait jour, la domination change littéralement de camp, dans le sens où c’est la jeune femme en question, Léa je crois, qui l’invite à dormir entre elle et Samira mais « uniquement pour dormir ». Après, Bonello est un cinéaste qui déteste l’étiquette. Le rapport de domination, bien que changeant, est aussi plus nuancé. Ainsi, Clotilde tombe amoureuse de son habitué. Ainsi, un client lacère le visage de Madeleine. Ainsi, l’une des demoiselles chope la syphilis. Pas de fatalité mais un penchant nouveau pour le naturalisme et le romanesque.

     Puis, Bonello met en scène ces hommes qui sont de passage. Avec beaucoup d’élégance. J’en parlais précédemment, on finit par les reconnaître. Pas parce qu’on les connaît en temps que cinéaste, mais leur personnage respectif adopte une présence particulière. Je continue de parler de présence car il s’agit bien d’hommes au présent, rien ne sera divulgué de leur vie personnelle. C’est un vieil homme qui boite, un autre qui débarque systématiquement avec une panthère noire, un homme amoureux. Cette dimension hors du réel se ressent dans l’enfermement et l’utilisation du hors champ. Il y a par exemple un feu d’artifice où certains paraissent sortir de la maison, courir le voir et d’autres qui restent dans le salon ou dans les chambres ou cette panthère apeurée qui voudrait disparaître sous un sofa. La caméra restera avec ces derniers et le feu d’artifice perdurera en hors champ. J’aimerai aussi réentendre le bruit de ces verres que l’on fait chanter à de nombreuses reprises dans le film, que l’on fait crier en lieu et place des femmes qui préfèrent se contenter d’un « je pourrais dormir mille ans ». J’aimerai revoir cette douleur sur le visage de la femme qui rit, figure tragique de la putain aux faux sourire éternel, idée ô combien bouleversante. J’aimerai revoir cette tenancière, filmée comme une digne mère de famille, de deux fillettes qui se mélangent le jour, disparaissent la nuit, et de ces douze femmes, qu’elle traite évidemment comme des putains mais de façon maternelle, avec cette ambiguïté en permanence bien sûr car l’on sait que ce n’est rien d’autre qu’une figure contemporaine du capitalisme en état de marche et en transformation – rappelons que le film se situe entre deux siècles, que le monde change, évolue clairement et le cinéaste n’hésite pas à le mentionner, par une discussion, une lettre ou des paroles perdues dans la masse, sans jamais tomber dans un didactisme historique malencontreux. J’aimerai aussi et surtout revoir ces douze demoiselles, pleurer à nouveau sur Nights in white satin en leur compagnie. Et j’irai sans nul doute le revoir car c’est à mon avis la plus belle sortie de cinéma depuis bien longtemps…


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