En route vers les étoiles.
10.0 Une ellipse de quatre millions d’années. Voilà ce qu’entre autre il restera de cet immense film. Un os tournoyant vers le ciel qui devient une navette spatiale. Le premier outil qui devient le dernier. A moins que ce dernier ne soit Hal, cet ordinateur révolutionnaire à la tête d’une mission dans l’espace et capable de reproduire les traits du comportement humain. L’outil marque systématiquement l’évolution. Et l’outil prend un sens inévitablement péjoratif. Il permet de tuer dans un premier temps – afin de manger, récupérer un point d’eau, défendre un territoire – avant qu’il ne condamne l’homme à s’autodétruire. Kubrick n’est pas à proprement parler un misanthrope il se situerait davantage dans le pathétique. Son film qui illustre cela à merveille c’est bien entendu Barry Lyndon. A t-on mieux que lui, filmer une rencontre amoureuse (La comtesse de Lyndon) ou un jeu de séduction (le foulard) ? Et dans le même temps, n’y a t-il pas plus absurde et désespérant que ces duels au revolver qui ouvrent et ferment le film en miroir ? La beauté et la fulgurance de 2001 c’est d’occulter entièrement cet état de l’être humain d’une ellipse foudroyante. A peine l’homme a t-il commencé à penser qu’il ne pense déjà plus.
C’est une présence extraterrestre, prenant la forme d’un grand monolithe noir, qui est le vecteur de l’évolution de l’Homme. A l’aube de l’humanité, une tribu de primates dans un premier temps rejetée d’un point d’eau par une autre, se voit affublée d’une sorte de pouvoir abstrait à son insu lui permettant via l’un d’entre eux, élu, de découvrir l’outil par l’intermédiaire d’un os de tapir. Kubrick accompagne cette découverte de la musique d’entrée du film, Ainsi parlait Zarathoustra de Strauss, avec cet os, dans la main du primate (et ce bras s’élevant vers le ciel) qui rompt petit à petit un squelette animal qu’il a sous ses yeux, et l’on découvre dans un montage alterné la chute répétitive de l’animal attaqué. L’homme singe peut manger. S’il peut manger donc tuer l’animal, il peut faire davantage et tuer l’homme lui-même. C’est ainsi que la tribu récupère son point d’eau dans une scène de cris terrifiante qui, simplement par la puissante présence de l’os, permet de voir deux camps déséquilibrés. Deux camps qui n’appartiendraient plus à la même sphère temporelle, qui n’auraient pas accès aux même privilèges. L’inégalité sociale s’arrête là, l’enjeu du film n’est pas sociétal il est individuel.
Le récit se décompose en quatre parties. De l’aube de l’humanité succède une découverte lunaire puis une mission vers Jupiter et enfin un trip vers l’infini. La seconde partie du film est sans doute la plus faible, la plus explicative, la plus bavarde. Disons qu’elle pose les même bases que dans le roman d’Alan C.Clarke. Le docteur Floyd est appelé pour une mission secrète concernant la découverte d’un monolithe enterré sur le sol lunaire. L’objet qui permettait la réunion et le combat il y a quatre millions d’années devient quelque chose que l’on doit garder secret, ne pas divulguer à tous, devant lequel on se prend en photo. Cette partie fort passionnante l’est moins après moult visionnages. Elle ôte le mystère. Mais elle apparaît importante comme pont vers Jupiter, simplement elle aurait probablement gagné à être épurée. Elle est essentiellement nécessaire à montrer le quotidien humain, à poser les bases de ce que sera la partie suivante à son paroxysme de l’absurde. L’homme est devenu l’esclave de ce qu’il a crée. Il doit tout réapprendre, jusqu’aux moindres besoins comme cette notice afin d’aller aux toilettes en gravité zéro, ou encore les nombreux repas rencontrés dans le film, sorte de plateaux télé uniformes, où les aliments seraient séparés par couleur, qui ne sont pas vraiment appétissants.
Un signal sonore du monolithe envoie le film dix-huit mois plus tard dans une navette spatiale en direction vers Jupiter. En son sein, cinq hommes. Trois ethnologues dans un état léthargique permettant d’économiser un maximum d’énergie. Deux astronautes effectuant les tâches les plus quotidiennes et répétitives, réduits pendant plus d’un an à errer, dormir, manger ou réparer quelques dysfonctionnements. Et Hal 9000, un ordinateur new age qui contrôle absolument toute la mission dans la mesure où il est son cerveau, il dicte les tâches à effectuer et adopte un comportement humain (sa présence est un gros œil rouge) dans la détente en jouant avec les deux astronautes aux échecs et autres. L’espace est un élément important dans le cinéma Kubrickien, filmer l’espace. Ici, il se réduit à deux lieux opposés : l’immensité du dehors, silencieux, noir et vide de tout et le cloisonnement du dedans, cette navette en cercle, blanche, rangée minutieusement, avec d’un côté les lits de nos deux hommes, ceux des trois autres dans le coma, un petit lieu pour manger et un tableau de bord contenant l’ordinateur. Hal a déjà la place la plus importante. Mais ça ne s’arrêtera pas là car le parti pris du cinéaste est alors, quelque soit le lieu d’une scène, de le montrer partout. Quand ils apparaissent en dehors de la navette il est là, les observe, prend à nouveau tout l’écran. Ceci est évidemment renforcé pendant le virage que prend cette partie, avec l’erreur de diagnostic de Hal. Alors que les deux astronautes sont obligés de s’enfermer pour discuter de l’avenir de Hal, celui-ci observe le mouvement de leur lèvres. Hal, simple ordinateur, simple création de l’homme, prolongement de cet os préhistorique devient la présence inquiétante du film, celui qui semble pouvoir anéantir tout effort humain. Dans une spirale meurtrière qui voit la disparition de Poole, perdu dans l’immensité et l’anéantissement des vivres des trois ethnologues endormis, Hal s’attaque alors à Bowman, en l’empêchant d’entrer dans la navette car il sait que celui-ci est bien décidé à le débrancher. Et à Kubrick de faire de la mort de cet ordinateur la scène la plus émouvante du film.
Pour bien faire, il faudrait désormais parler du génie de la mise en scène qui se poursuit dans la suite du film qui se déroulera sans aucune parole. Un dernier voyage psychédélique qui devient l’aboutissement du génie Kubrickien. Cette partie là confine au monumental, il est inutile d’en dire davantage. Et que l’on ait ou non une explication logique à lui offrir ce n’est pas ce qui le rend si merveilleuse. La fin c’est la même dans le bouquin. Le détail c’est que cinématographiquement, Kubrick en a tiré quelque chose d’extraordinaire, de divin.