Wrong floor.
8.0 La première séquence du film, pré-générique, est un modèle de mise en scène de course-poursuite non pas selon des critères traditionnels, et c’est là que se situe sa réussite, mais de manière tout à fait singulière, avec ces nombreuses cassures de rythme. Il ne s’agit pas d’avancer pied au planché à toute berzingue, mais de se faufiler, devenir invisible. Lorsque les deux malfrats que l’homme doit conduire montent dans l’Impala, on se dit qu’on n’est pas prêt de souffler ; j’attendais, au vu de cette attention mise en scénique des premières images et de l’aura que le film a dégagée de son passage cannois, un étirement majestueux de la course, une sorte de fusillade de Heat transposée dans la course-poursuite de bagnoles. L’Impala démarre, fait cent mètres puis avant un carrefour où roule une voiture de police, s’arrête derrière un semi-remorque, le long d’un trottoir, feux et moteur éteints en attendant que le chemin se dégage. J’étais scié. Une course-poursuite qui fait une pause au bout de trois secondes. En passant, cette séquence est un bijou en son entier. Pas une parole, simplement comme univers sonore, le bruit du moteur, une musique d’ambiance hypnotique reproduisant comme des battements de cœur et surtout l’utilisation d’une double radio : les commentaires d’une retransmission d’un match de baseball (qui semble se juxtaposer miraculeusement à la poursuite) et en parallèle la radio de la police qui s’occupe de l’Impala. On ne sortira jamais de cette voiture, Refn multipliera les plans, de coupe, gros plans, rétroviseur ou pare-brise pourtant on entend cette radio de la police si bien qu’on se demande si elle n’est pas dans la voiture, sur le même canal que le base-ball. Elle est bien présente puisqu’un plan du chauffeur avant la course le montre sortant une sorte de talkie de policier. Du coup, on sait absolument tout, même l’issue du match de base-ball – stade vers lequel roule d’ailleurs l’Impala – tout en restant dans la voiture. J’aime ce parti pris autant que son refus du naturalisme et du sensationnalisme. Jamais tape à l’œil, la course-poursuite qui est en réalité un jeu du chat et de la souris, adopte un rythme complètement nouveau. Cette première scène est tellement parfaite qu’on se demande comment le film va pouvoir s’en relever. Pourtant, même le générique qui s’enchaîne est une merveille !
L’obsession du vrai et le tour de force ne sont de toute façon pas ce que recherche le cinéaste, en perpétuelle quête de l’exercice de style. Un exercice de style hype, c’est évident, qui navigue sur la corde-raide, entre maniement de l’absurde, de l’action et de l’histoire d’amour. Celle-ci serait d’ailleurs bien sirupeuse sans cet enrobage. J’aime ce jusqu’au-boutisme. Je l’aimais déjà dans Valhalla Rising. Je l’avais pourtant détesté dans Bronson. Cette ambition moins prétentieuse à mon goût que mégalo (le spectre Kubrickien rode) cachaient une suffisance et un cynisme exécrable dans ce film là qui m’avait profondément agacé tandis que j’étais rentré, non sans une crainte décuplée par l’ampleur du projet, corps et âme dans son film de viking. Match nul. Drive se devait d’être une confirmation, mais laquelle ? Confirmation que lorsque Refn se concentre sur l’image davantage que sur l’idée, force est de constater qu’il est meilleur. Drive devient film jouissif par excellence, dans lequel le cinéaste peut tout se permettre. J’ai marché du premier au dernier plan. La mise en scène colle à ce personnage, sait enrober ce climat de rêve (ambiance ralentie, présence spectrale de Carey Mulligan) à une imagerie pop (l’utilisation musicale) tout en incarnant cette minutie millimétrée, ce calcul quotidien. Le film ne bascule d’ailleurs pas dans une survie à la Essential killing mais dans un déferlement de violence mécanique, le même que l’on peut trouver régulièrement chez les Coen ou dans le Terminator de Cameron. Une machine enraillée. Une impassibilité extrême transformée en pulsions animales protectrices compulsives.
Drive réussit l’exploit d’être un film attendu, dans le sens où l’on sait où il nous emmène, dans les grandes lignes il reste un polar classique, tout en se révélant surprenant dans la manière. Lié l’attendu à l’inouï. La séquence emblématique est bien entendu celle de l’ascenseur d’où l’on sait qu’ils n’en sortiront pas comme ils y sont entrés mais dont on aurait guère imaginé cette issue. Refn tente et réussit quelque chose d’assez incroyable, climax de son histoire d’amour et apogée de ce déluge de violence enfouie, tout cela en trente secondes. Utilisation de ralentis, cadrages en lumière tamisée, baiser langoureux suivi d’un défonçage de cervelle pur et simple que Gaspar Noé, et son extincteur dans la scène de son film le plus célèbre, doit admirer. Le croisement de regard qui s’ensuit est un truc absolument dément. Le regard de Gosling joue d’ailleurs beaucoup dans ce film, à la fois inexpressif et inquiétant. Ce nouveau regard semble être celui d’une bête qu’on a réveillée. Mais c’est celui de Carey Mulligan que l’on retient essentiellement de cette scène, qui se rend compte en une fraction de seconde que ce type là, qu’elle prenait pour un nounours silencieux et maladroit est un dingue bien plus dangereux que son taulard de mari. Il y a une idée géniale à la fin de cette scène c’est le scorpion sur le bombers de Gosling qu’on a l’impression de sentir respirer à sa place, témoignant de la naissance de la bête. Et le film regorge ainsi de moments sublimes qui ne sont jamais des instants de bravoure comme dans un film d’action hollywoodien basique, mais des éclats de magie de pure mise en scène hypnotique. Il suffit là de n’en citer qu’une seule autre : celle de la plage.
Ces dernières années, les films de loups solitaires réussis – dont je suis absolument friand à en perdre toute objectivité – nous emmenaient aux côtés de tueurs accomplis dès le commencement du film. Et quand bien même c’est souvent le cas – revoir Le solitaire de Mann en 1981 ou Le samouraï de Melville en 1967. Il y avait le magnifiquement hypnotique film de Jarmusch il y a deux ans : The limits of control. Collatéral un peu plus tôt. Le guerrier silencieux ou The american l’an dernier. Mais il n’y avait chaque fois pas de réelle mutation et si le déchaînement surprenait par sa force (le Mann principalement) il ne paraissait pas spécialement inattendu et disproportionné, comme c’est le cas dans Drive. Car cet homme qui paraît avant tout malléable et inoffensif même s’il dégage l’impression de ne faire aucune erreur, d’être invulnérable lorsqu’il tient un volant entre les mains, se révèle être finalement un dangereux psychopathe. Ryan Gosling, blondinet à la gueule d’ange, devient l’incarnation de cette froideur impassible puis destructrice, personnage mutique, benêt, qui se révèle amoureux transi mais dont on ignore longtemps la rage qui sommeille en lui.
Cette double lecture du héros silencieux / bad guy apparaît à de multiples reprises dans la mise en scène du cinéaste, non pas dans une symbolique bas de gamme (miroirs, reflets, etc.) mais selon un procédé un peu fou comme lors de ces doubles séquences post-générique quand on le découvre dans son boulot diurne. Premièrement, il nous apparaît avant tout en costume de policier, scène qui fait rire la salle bien entendu puisqu’on vient de le voir réussir à les semer avec son Impala grise. Costume que l’on découvre être son déguisement pour la scène qu’il tourne en tant que cascadeur dans un film. Juste après, dans le même registre, il y a ce plan très étrange où l’on distingue le visage d’un homme rasé, sans doute le véritable acteur, que le plan en travelling remplace comme un tour de magie par celui du cascadeur prêt à enfiler le masque. Drive devient alors film de masques. Masque qui cache le visage et surtout la véritable identité. Drive me rappelle Point Break à plusieurs reprises. A la différence que dans l’un c’est essentiellement une amitié qui va éclater, ici Refn ne démord pas de ce coup de foudre en silence et il a raison car c’est sublime. C’est l’adéquation qui est sublime. Le film accentue chaque fois l’idée de la doublure, jusqu’à cette scène pivot où par simple coup de main au mari de sa nouvelle amie, l’homme au volant découvre qu’il s’est fait doubler. Où jusqu’à ce simple regard de la scène de l’ascenseur, ce regard de la jeune femme qui est le même que celui du jeune flic du film de Kathryn Bigelow, le regard de la désillusion, lorsqu’il se rend compte que ses amis surfeurs sont les braqueurs qu’il recherche.
Dans la deuxième partie du film on a cette impression d’être aiguillé vers un autre film, un film coréen. The murderer n’est pas loin. Ces belles échappées délicates du début, comme la scène magnifique des égouts pluviaux de L.A. avec le sensuel morceau pop de College, ont complètement disparus. Le film ne devient pas plus sombre pour autant. Il était autant diurne que nocturne et ça ne changera pas – la fin m’a d’ailleurs beaucoup fait penser à celle de No country for old men, règlement de compte en plein jour dans un endroit tout à fait public. Mais une rage nouvelle fait son apparition et quelques accès de violences sont d’une puissance quasi insoutenables. Il y a une scène de shotgun qui m’a littéralement tétanisé. D’ailleurs, s’ensuit ce premier carnage un visage de Gosling tuméfié par les éclats sanguins, qui attend, silencieux le long d’une porte avant d’en disparaître lentement derrière jusqu’à ce qu’on ne voie plus rien de lui. J’avais rarement vu un regard et un déplacement humain aussi animal et terrifiant.
Le Los Angeles chez Refn rappelle énormément celui de Friedkin de To live and die in L.A. Sans compter que ce magnifique générique, écritures en lettres roses et musique de Kavinsky très eighties, donne l’impression de se replonger dans un film des années 80. Du coup, on ne sait pas vraiment si le cinéaste recherche ou non à faire un film hommage, tout est à l’image de cette absence de symbolique, comme si l’on avait vidé de sa substance les canons du genre pour en injecter une nouvelle dans un même moule. On a l’impression de connaître Drive mais l’instant d’après on ne le connaît plus. J’aime la sensation que le personnage soit le prolongement de sa carrosserie, comme dans Crash de Cronenberg, dans une version moins érotisée que fusionnelle, qu’il ne fasse qu’un avec le véhicule, que ce soit sa carapace, que tout ce qui gravite autour n’appartienne pas à son réel à lui. Dans un premier temps tout du moins. D’abord réglé comme une horloge (les fameuses cinq minutes sont chronométrées, ce ne sont pas des paroles en l’air), sorte de Jeanne Dielman sur le bitume, cet esprit déraille d’un seul coup, dans la disproportion, jusqu’à (l’auto)destruction. Le personnage semble invulnérable dans sa voiture qui est comme son bouclier. Il n’est pas à son aise quand il n’est plus dedans – scène terrifiante de la boite à strip-tease, où il adopte une posture étrange, le poing serré sur un marteau, tremble, transpire, première fois qu’on le voit dans cet état. Cette rencontre amoureuse, fenêtre ouverte sur le monde, sa beauté, ses dangers, le conduit à sa perte, disons plutôt à la perte de ses repères inamovibles. Ce personnage n’est jamais aussi fort que lorsqu’il est au volant d’Une voiture – Je tiens à appuyer sur l’article car contrairement à de nombreux autres films de bagnoles il y en a aucune d’attitrée ici, tout engin à quatre roues semble convenir, il n’y a pas de culte du modèle. La voiture en général le rend invincible. C’est d’ailleurs dedans qu’il se permet de séduire sa jeune voisine. C’est dans cette voiture qu’à la fin du film il renaît.
Le film ne dit à mon sens rien de plus que ça. Il est donc compréhensible que l’on n’y voit qu’une coquille vide. Mais une coquille vide aussi jouissive moi j’en verrais bien une par semaine.
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