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Archives pour janvier 2012

35 rhums – Claire Denis – 2009

19039993I guess I’m floating.

   9.0   Le cinéma de Claire Denis abrite beaucoup plus qu’il ne montre. D’un iceberg, elle masque la partie immergée. Elle a cette faculté à faire que l’on débarque dans une histoire, le tournant d’une histoire, pas non plus édifiante mais qui a le mérite d’exacerber émotions et sensations. Et ceci, c’est le cinéma de Claire Denis. Probablement celui qui se rapproche le plus de Us go home, son meilleur film. Des adolescents grandissent le temps d’une soirée, un père et sa fille vivent leurs derniers instants vraiment ensemble sous le même toit avant que la seconde ne prenne son envol d’indépendance. Une page se tourne. La forme est un poil différente ici : la réduction en une journée semble avoir glissée vers une retranscription plus elliptique selon une temporalité moins aisément situable. C’est le quotidien d’un père et de sa fille. Un pot en honneur d’un collègue retraité. Une soirée concert qui prend une autre tournure. Un voyage en Allemagne sur la tombe d’une mère défunte. Les préparatifs d’un mariage. Et bien d’autres moments encore. Sinon celui de la fatalité, ce cinéma là recherche l’instant définitif. Aux trois regards fuyants dans des directions opposés dans le dernier plan de Us go home qui semblent vouloir dire qu’une simple nuit comme une vie vient de passer, 35 rhums apparaît plus chargé, l’idée apparaissant sous différentes formes, au moyen de plusieurs destins. La retraite apaise un homme autant qu’elle masque une inquiétude, un manque, elle devient errance et solitude, s’engouffrant dans un vide existentiel suicidaire. Un jeune homme peine à quitter le foyer probablement familial, tout du moins un appartement hérité, où les souvenirs s’entassent autant que les bibelots et la poussière. Grégoire Colin dans le rôle du garçon c’est tout le cinéma de Claire Denis qui ressurgit, fait apparaître les fêlures par la simple présence d’un visage que l’on a tant pu croiser. Une fille en fac qui vit seule avec son père est elle aussi sur le point de partir. Et une femme attend éternellement. Les édifices du scénario n’ont rien de foncièrement sensationnel c’est ce qui me plait dans ce cinéma. Un cadavre sur une voie ferrée, la visite à une femme/mère au cimetière, l’imminence d’un mariage, tout cela pourrait être lourd ailleurs mais ce n’est jamais appuyé ici, à peine esquissé qu’il peut planer quelques doutes, mais ça n’a pas d’importance, ce sont les interactions qui sont importantes. Ce n’est pas le but du voyage en Allemagne qui devient central (nous ne verrons qu’un plan unique de quelques secondes d’une gerbe déposée) mais le voyage lui-même, la rencontre, la présence d’une tante, d’une cousine, le dialogue en allemand et la promiscuité chaque jour plus forte entre un père et sa fille. Tout est affaire d’instant, où la sensation naît de la durée de cet instant. La plus belle séquence du film c’est le concert manqué. On peut même se dire, avec un peu de recul (car une fois encore rien ne sera textuellement explicite) que cette soirée est peut-être celle qui voit Joséphine choisir Noé, le voisin amoureux plutôt que Ruben, l’ami de la fac. Une voiture qui fait un caprice et un concert annulé, la soirée se termine dans un bar fermé qui va rouvrir. Les corps sont guidés par la singularité du moment, un mouvement nouveau, un peu de musique les entraîne et une chorégraphie, comme seule Claire Denis sait le faire, se met en place. Une danse puis une autre, dans la durée, où les regards et les gestes ont la charge d’une ivresse chaleureuse, d’une tendresse généreuse. Le film s’ouvrait sur le plan à l’avant d’un train, en mouvement, à l’orée du crépuscule. Ce n’est pourtant pas un film crépusculaire mais celui d’une attente liée à une inquiétude des lendemains. Les rails prennent la moitié du plan et sont déjà des personnages, ils suivent une ligne droite, se chevauchent, tournent, se dédoublent, prennent une autre direction. Ils sont déjà ce mystère. Le mystère c’est la réussite de ce 35 rhums. Film simple et limpide qui masque tout mais ne cache rien. C’était ma deuxième fois. La deuxième rencontre avec un film de Claire Denis est au moins aussi importante que la première, elle permet une autre lecture, plus axée sur l’histoire que sur son ambiance, donc d’y voir un autre film. C’est magnifique. Je m’y sens comme chez moi.

1974, une partie de campagne – Raymond Depardon – 1974

raymond_depardon_1974_une_partie_de_campagne_002Président.

   7.0   C’est déjà du cinéma de l’instantané. Un instantané dépourvu de sensationnalisme. Depardon réalise un film sur la campagne présidentielle de Valérie Giscard d’Estaing qui aboutira à son élection face à François Mitterrand. 50,81%. C’était le titre du film avant qu’il ne soit rebaptisé. C’était en pourcentage le score du futur président un soir de 19 mai 1974, une différence si infime avec son homologue que l’annonce n’a pu être officialisée aux heures habituelles, afin de préserver un éventuel bouleversement. Depardon s’intéresse aux jours qui ont précédés le scrutin, une campagne singularisée par la mise en scène et le choix de mettre en avant les instants rares : suivre la balade du futur président en forêt, être à ses côtés dans sa DS, dans son hélicoptère, saisir quelques mots prononcés lors des meetings, quelques mots échangés avec ses adjoints de campagne à son bureau, le suivre jusque chez lui, observant ses discours à la télévision ou attendant les résultats du second tour dans son bureau au ministère des finances. Tout concourt à mettre en valeur l’homme dans l’événement plutôt que l’événement même qui n’intéresse guère le cinéaste, comme celui de donner son avis sur la présidentielle. Depardon filme déjà les traces laissées, le reste n’a pas vraiment d’importance. Filmer une campagne dans sa singularité. Celle de Giscard comme ça aurait pu être celle d’un autre, je l’ai saisi ainsi.

 

Profils paysans – Raymond Depardon (L’approche – 2001 ; Le quotidien – 2004 ; La vie moderne – 2008)

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Parties de campagne.

   7.5   Le cinéaste filme un monde en disparition. Dix ans de la vie agricole en Lozère, Haute-Loire, Haute-Saône et Ardèche à travers le quotidien de retraités ou jeunes agriculteurs évoquant leurs exploitations, s’introduisant dans leurs fermes tout en les questionnant sur leurs valeurs de transmission, leurs craintes quant au statut d’agriculteur et les bouleversements provoqués par l’ère du temps. Raymond Depardon entreprend le documentaire à sa manière, selon une mise en scène privilégiant le plan-séquence afin d’apprivoiser ce métier (d’aucuns parleront de passion) comme un art de la patience, de la solitude et du silence. Pas de fulgurances édifiantes, simplement un noble travail de mémoire comme enregistrement d’un monde à part, voué à disparaître, traces laissées par l’Homme comme combat contre l’oubli.

     Les sous-titres de ces trois films formant une trilogie n’ont rien de catégoriques. On pourrait tout aussi bien considérer le tout, Profils paysans, comme un film unique de près de cinq heures, relatant une période de dix ans. Les trois films peuvent d’ailleurs se décliner ainsi, comme trois époques, mais elles ne sont jamais vraiment indissociables les unes des autres. Depardon n’hésitant par exemple pas à réintégrer dans La vie moderne le souvenir d’une rencontre vécue dans L’approche en y proposant certaines images déjà vues. Simplement, le film devient encore plus fort dès l’instant que l’on y rencontre à nouveau certains personnages rencontrés à plusieurs reprises, que le temps a fait évoluer, ou encore ceux que le temps a fait partir. L’approche se termine sur les obsèques de Louis Brès, agriculteur octogénaire qui fut l’une des premières rencontres filmées de Raymond Depardon. Dans la même lignée, Le quotidien s’achève sur une rencontre avec Paul Argault, jeune agriculteur cinquantenaire qui s’inquiète de sa faculté à rencontrer une femme et La vie moderne commencera sur son mariage avec une jeune femme rencontrée via petites annonces.

     A la différence d’autres documentaires plus pédagogiques, c’est le cinéma qui intéresse Depardon comme instrument à faire vivre les lieux et à témoigner du passage du temps. Un jeune agriculteur dira un moment, en évoquant le départ accidentel d’une de ses voisines retraitées, qu’il est le dernier du village, que c’est une nouvelle maison qui a cessé de vivre. Ceci résume assez bien la démarche du cinéaste qui outre de nombreux face à face (il privilégie régulièrement la parole par personne) plonge son film dans l’ambiance du lieu, plans fixes sur la cour d’une ferme, le village en son entier, les champs ou encore, en mouvement avant puis arrière dans l’introduction et l’épilogue de La vie moderne. Les plans sont majoritairement longs et s’ils n’ont pas vraiment de volontés esthétiques ils cherchent à reproduire le réel, offrir par la durée un climat, une vérité sonore, ne se séparant aucunement des creux que certains dialogues provoquent. Et le film se veut un voyage, d’où chaque rencontre, dans une région qui lui appartient, provoque inévitablement un déplacement, que Depardon, à la manière d’un road movie, n’hésite pas à insérer dans le film, accentuant l’idée évolutive, l’idée d’un chemin tracé dans l’histoire de la vie agricole moderne. La transmission du patrimoine ou la transformation d’exploitations en résidences secondaires. Ça a un goût terrible car c’est inéluctable, c’est un monde qui change. Et la démarche cinématographique est d’autant plus touchante de la part de Raymond Depardon, qui en temps que fils de paysans, se trouvent lui aussi dans ce registre douloureux de la destruction transmissive puisqu’il a choisi, comme d’autres ont choisi l’industrie ou le tertiaire, de faire du cinéma plutôt que de servir de relais au métier éternel de ses parents. C’est aussi un cinéma du questionnement sur soi, ce que Raymond Depardon, au-delà de ses travaux photographiques, a toujours essayé de faire, afin de comprendre ce qu’il est aujourd’hui en éclaircissant son propre passé. Les trois films sont à voir à la suite, la puissance émotionnelle n’en est que plus forte.

Intouchables – Eric Toledano & Olivier Nakache – 2011

38   3.5   Le film n’est rien d’autre qu’un coup médiatique. Les applaudissements dans la salle ne sont aucunement de l’ordre émotionnel. Le public va voir le film en étant conquis d’avance. C’est simple, partout il est écrit et dit que les gens applaudissent. Dans la file d’attente du film lorsque j’y suis allé j’entendais une famille dire « il paraît qu’on applaudit à la fin tellement c’est génial ». Donc, forcément les gens applaudissent à la fin. Ils n’applaudissent pas les auteurs, ils ne connaissent pas leurs noms pour la plupart. Ils applaudissent les acteurs pour leur avoir fait du bien. Même s’ils ne sont pas là, qu’importe. Une partie applaudit Cluzet, l’autre Omar. Mais en fin de compte, ils s’applaudissent aux-mêmes d’avoir été voir ensemble un film qui les réconcilie, en temps de crise quelle aubaine !

Ces dernières années il y a trois films où on applaudissait en chœur à la fin et évidemment je ne prends pas en compte les films que je suis allé voir en projections spéciales (présence du réalisateur, rencontres diverses, ciné concert…) : il y a eu Bienvenue chez les ch’tis et La môme. Cqfd. Je n’ai rien contre le film de Dany Boon, simplement il ne me fait pas rire, je trouve ça pauvre en idée et dix fois moins rigolo que La maison du bonheur, son précédent film. Mais voilà, ça prouve ce que ça prouve : Le public ira en sachant qu’il applaudira. Pour moi ça n’a rien à voir avec l’applaudissement émotionnel qui, même si je ne le comprends pas (moi c’est plus de la tétanie, des larmes ou un sourire nerveux) me paraît tout aussi touchant. Je n’ai pas besoin de remonter à loin : J’ai entendu deux personnes applaudir à la fin du dernier film de Guédiguian, Les neiges du Kilimandjaro. Pour le coup il y a aussi quelque chose de réconciliateur, mais ça m’a semblé être un applaudissement sincère, comme on verserait une larme, comme on resterait cloué au siège, tétanisé. L’an dernier aussi, une personne avait applaudit après la projection d’Another year, nous étions quatre dans la salle, il n’y avait pas photo. C’est alors le geste instinctif, d’une pulsion, d’une vraie sensation, d’une émotion réelle. Qu’elle se manifeste ainsi pourquoi pas. Je ne vois rien de tout ça pour Intouchables. Attention je ne remets pas en cause la possibilité que le film touche le public, mais je pense qu’il faut rester un minimum objectif et que l’émotion, aussi intense qu’elle soit, ne peut se manifester en chœur, sauf évidemment pour saluer un à côté du film, les auteurs par exemple. Là, ce n’est qu’effet de groupe et spectacle.

Je n’ai rien contre Intouchables, je trouve ça par moment extrêmement drôle et par moment un peu lourd, comme j’avais de l’affection modérée pour Nos jours heureux, de la même manière. Mais bon, ce n’est pas du cinéma. C’est de la détente rien de plus. Quelque chose de confortable, certes pas débile, moins débile que ce qui marche habituellement, mais confortable. J’aime beaucoup ce que le film essaie de faire passer sur le rapport au handicap. Moins ce qu’il montre du corps médical et de l’art. Après, je trouve que la réussite du film va beaucoup trop reposer sur l’histoire vraie. Il suffit de voir combien de reportages sont dédiés à Pozzo Di Borgio à la télé depuis la sortie du film. Et surtout, parce que je me suis dit que ça pouvait être intéressant, j’en ai regardé un, et c’est absolument incroyable de voir combien le film emprunte quasiment tout ce qu’il réussit sur le vécu du personnage, jusqu’à des paroles exactement similaires. Le seul personnage qui change complètement c’est la femme de Pozzo Di Borgo, absente du film alors que dans la vie c’était bien plus compliqué que ça. Ce parti pris est à l’image du film lui-même : j’avais trouvé ça un peu facile en sortant, mais j’étais en famille, tout était chouette, j’ai d’ailleurs plus le souvenir de la séance et ses à côtés que du film lui-même, car plus j’y pense aujourd’hui plus je trouve ça vraiment pantouflard.

L’étrange affaire Angélica (O Estranho Caso de Angélica) – Manoel de Oliveira – 2011

50Les mystères du Douro.  

   8.0   Il est très difficile de parler de ce film, j’ai essayé maintes fois, sans succès. Dans son rapport au cinéma, ce qu’il lui apporte, sa manière de le définir, le film du centenaire Oliveira est bien le plus représentatif et allégorique de l’année. Il est donc tout aussi déroutant que fascinant. Car au-delà de la démarche on ne peut plus théorique (puissance de l’image, par extension du cinéma, dans sa capacité à faire renaître la mort, dupliquer la substance matérielle et la substance spirituelle) c’est une histoire d’amour impossible digne de ce que le cinéma muet a jadis pu nous offrir. L’amour d’une vision, d’une image.

On vient chercher Isaac, photographe, un soir, sous une pluie torride afin qu’il fasse le portrait d’une jeune femme, qui vient de mourir peu après la célébration de son mariage. Il entre dans une belle demeure où nombreux se recueillent autour du corps sans vie de la belle Angélica, qui paraît apaisée. Isaac cherche le bon angle, porte l’objectif à son œil puis découvre soudain une Angélica qui ouvre les yeux et lui sourit. Il est le seul à le voir, uniquement à travers le viseur de son appareil photo. Dès lors, cette simple image, aussi brève que magique, va ensorceler Isaac, hanter ses pensées et habiter ses rêves.

Oliveira ne scinde jamais son film qui suit une linéarité et est d’une simplicité exemplaires. Le film avance lentement comme un doux rêve. Et continuellement on va naviguer entre cette idée du rêve, l’abstrait, le merveilleux et le quotidien d’Isaac, qui photographie des paysans fauchant la terre. L’âpreté et la magie du réel face à la douceur et la magie du merveilleux. Lumière et Méliès. Deux mondes cohabitent, comme s’il existait une ligne qui permettait de passer de l’un à l’autre, symbolisée par ce fil dans l’appartement de Isaac, sur lequel sont disposées les quelques photos qu’il vient de développer. Il y a d’ailleurs ce plan incroyable où la caméra opère un travelling magnifique et lent sur ces photos d’où l’on découvre des hommes armés de pioches et au milieu de ces hommes, une femme, Angélica, morte. Si l’on a l’impression de voir et d’entendre les paysans qui fauchent la terre (parce qu’on les a vécus précédemment) on est tout aussi surpris par le mouvement de la photo d’Angélica, qui ouvre les yeux et sourit à nouveau comme elle l’avait fait la première fois. L’obsession est née là et elle se poursuit jusque chez lui, puis jusque dans ses rêves où les amants, anges d’entre les morts, volent tous deux au-dessus du Douro. C’est presque du Chagall.

Le film se délite ensuite, non pas qu’il soit moins bon mais il semble davantage s’axer vers une ambiance plus dépressive, et joue moins sur la découverte d’Isaac que sur une métaphore de son chagrin d’amour. L’obsession est devenue invivable, presque invisible. Un oiseau dans une cage meurt. Quelques hommes parlent de l’anti-matière. Et Isaac succombe à petit feu, il meurt d’amour. La séquence finale où le corps franchit à nouveau la limite entre les deux mondes, se scinde en deux pour laisser mourir l’un et laisser échapper son jumeau spectral, est l’un des trucs les plus beaux vus depuis longtemps.

Americano – Mathieu Demy – 2011

Americano - Mathieu Demy - 2011 dans Mathieu Demy accident-voiture

   6.5   Durant le générique final, on apprend que les images du film, représentant les souvenirs d’enfance du personnage, sont des séquences d’un film d’Agnès Varda, Le documenteur (que je n’ai jamais vu) dans lequel elle filmait son propre fils, Mathieu Demy. Ce sont de vraies images de lui, enfant. Dans Americano, la récurrence de ces scènes souvenirs, dépareillées du reste par l’intermédiaire d’un format carré ne correspond que trop bien à l’idée d’un voyage mémoriel en terme de cinéma, ostensiblement différent afin qu’on l’identifie aisément du reste. C’est une affaire de format, ce pourrait tout aussi bien être l’utilisation du noir et blanc. S’il est un procédé désuet et désincarné force est de reconnaître qu’il obtient une entière légitimité dans ce cas-ci, surtout lorsqu’on le colle au sujet du film. Mathieu Demy propose avec Americano son premier long métrage, destiné à interroger le passé, aller à sa recherche, tout en ne sortant jamais d’un cadre entièrement fictionnel. C’est une fiction qui convoque le réel. Débusquer le vrai par le faux. C’est un road-movie de tradition, où la découverte du monde et de soi semblent liées. Sans doute un peu schématique – l’antipathie initiale se délite au profit d’une générosité un peu forcée – l’évolution de Martin se révèle en fin de compte très touchante. Le film m’a beaucoup fait penser à Paris, Texas et c’est impossible que Mathieu Demy n’y ait pas un minimum pensé. De belles choses dans ce premier film qui commence par un voyage – Martin s’en va aux Etats-Unis pour vendre l’appartement de sa mère, récemment décédée avant qu’elle ne soit rapatriée et inhumée en France, en Vendée. Un voyage d’apparence simple dans lequel Martin va peu à peu se détourner de son processus, par le biais avant tout de la rencontre d’une amie de sa mère un peu trop présente puis par la découverte d’une lettre testamentaire dans laquelle il apprend que sa mère lègue son bien à une certaine Lola. Cette jeune fille que Martin fréquentait par le passé avant de revenir en France, après la séparation de ses parents. Tout le film devient un questionnement du passé. Ces moments oubliés qui reviennent. Outre ces souvenirs qui réapparaissent dans la mémoire de Martin (les images du film Le documenteur) il y a aussi cette photo, en noir et blanc, sur laquelle se trouve Lola, sa mère et lui-même. Un enfant revient à plusieurs instants dans le film, c’est le miroir de Martin. Comme Rosita (Salma Hayek) n’est pas la Lola qu’il croit (et que l’on croit longtemps) mais une substitution de Lola. Il y a un plan qui résume tout le film : celui où Martin observe au travers d’une vitre et il y découvre cette face du monde qu’il rejetait, en même temps qu’il paraît englouti par l’océan en arrière plan. A première vue, ce voyage n’allait rien changer à sa vie. Il y a cette relation qu’il entretient dans les premières secondes avec une jeune femme (Carla Mastroianni) qu’il ne semble pas vivre passionnément. On sent dans les derniers mots prononcés que Martin a découvert un Martin qu’il ne connaissait pas, qu’il a sans doute bien plus appris dans ce voyage que lors de toute sa vie, que sans doute cette relation à laquelle il n’accordait que peu d’importance est sur le point de renaître. Mathieu Demy ne fait que tracer un nouvel horizon au travail magnifique de ses parents. Ça n’a rien à voir avec la nostalgie du passé, c’est un travail de mémoire, façon road-movie, de ce qu’était la comédie musicale chez son père ou le docu chez sa mère. Espérons que ça ne soit qu’une esquisse et que ce qui suivra sera cette fois encore plus puissant, cela dit ce premier beau film est encourageant.

Long weekend – Jamie Blanks – 2009

Long weekend - Jamie Blanks - 2009 dans Jamie Blanks long_weekend_1-300x200     3.0   Je ne me souviendrais que d’une chose : cet épisode du dauphin/baleine, tué pour avoir été pris pour un requin ou que sais-je d’autre de plus terrifiant, échoué sur la plage, avant qu’il ne réapparaisse au réveil de Caviezel, sous ses yeux, bien loin de cette plage où il était laissé pour mort, créature témoin d’une nature qui n’a pas fini de se déchaîner. C’est maigre. Cette séquence pourrait être l’un des trucs les plus terrifiants dans le surréalisme qu’elle suggère, mais elle est affreusement mise en scène.

     Le problème majeur de ce film c’est qu’il laisse peu de place à une interprétation libre. L’abstraction provoquée par cette rébellion de la nature en complot est imaginée d’entrée, le film ne laisse jamais entrer la possibilité que le danger soit autre. Et s’il le fait, il y va de ses gros sabots – la rapide escale dans le bar de la station essence où les autochtones ont l’air bien trop bête pour être envisagés comme de possibles assaillants – ce qui provoque l’abandon de cette piste inquiétante qui pouvait être envisagée. Long weekend se dévoile bien trop vite. La nature est filmée autrement : de nombreux gros plans sur la faune, des macros sur la flore, un danger en permanence provoqué par les éléments. Qu’il s’agisse d’une ombre dans l’océan, d’une minuscule araignée sur une toile de tante, d’un serpent sous un saladier, d’un orage menaçant et j’en passe. L’immense forêt dans laquelle s’est échoué le couple abrite même un chemin sans fin, circulaire, véritable labyrinthe dont il sera impossible de s’évader. L’idée me plait mais elle est marquée à gros traits et surtout il n’est jamais question de faire de cet espace une peur cinématographique. J’entends moins les bruits de l’environnement naturel que cette musique ronflante ou trépidante sans intérêt sinon celui de créer un rythme à elle toute seule.

     Long weekend est un film de Jamie Blanks, réalisateur du médiocre Urban Legend qui n’arrivait jamais à s’extirper de son influence Scream. Long weekend pourrait surfer sur cette nouvelle vague de films anglais qui jalonnent le genre depuis quelques années, ressembler à Eden Lake auquel on peut penser une minute en début de film, à la différence que celui-ci est déjà terriblement daté et mise trop sur le principe de remplissage pour espérer parvenir à la cheville du film de James Watkins. Ce film là n’ose pas proposer un simple survival en milieu hostile. C’est que la réussite de ces films repose aussi sur l’empathie envers leurs protagonistes. Le couple est détestable d’un bout à l’autre ici. Il emmène ses petits problèmes et règle ses comptes au beau milieu de la nature. Il incarne la beaufitude suprême en tirant aux canards pour le fun, balance ses canettes de bière dans la mer ou écrase un kangourou ; Elle la lâcheté, demeurant transparente tout en voulant être ailleurs – le film se voudrait psychologique en une scène balayant les problèmes conjugaux du couple et le traumatisme d’un éventuel avortement – préférant se masturber dans son coin plutôt que de répondre aux demandes sexuelles de son mari, mais qui en tant que femme, ne peut rien canaliser. Le film m’apparaît très misogyne selon ce point de vue là. La femme devient le déclencheur de tout. Lorsque son mari la retrouve inerte, les seuls mots qu’il lâchera seront ceux d’une déception quant à sa volonté de s’enfuir sans lui.

     Long weekend est au survival ce que Home de Yann Arthus Bertrand est au documentaire. Un clip écologique démago. En fait, Jamie Blanks veut tellement raconter quelque chose d’édifiant que les mécanismes de la peur voués au genre sont involontairement obstrués. Le film se termine sur la mort du personnage central via une séquence qui frise le ridicule : ce dernier s’est enfin extirpé de la forêt (comme le personnage féminin à la fin de Eden Lake en somme) et débarque sur une route, faisant des signes à un camionneur qui ne peut le voir parce qu’un oiseau malin s’est immiscé dans sa cabine, troublant sa conduite. Le camion écrase le personnage. Le film semble dire que la nature est bien trop forte pour l’homme. Oui, et ?

Le cheval de Turin (A Torinói ló) – Béla Tarr – 2011

Le cheval de Turin (A Torinói ló) - Béla Tarr - 2011 dans Béla Tarr photo-The-Turin-Horse-A-Torinoi-lo-2010-1

La fin.

   6.0   L’ultime film  du cinéaste hongrois se divise en six jours. Six jours puis la fin de tout. Le film suit le quotidien d’un père et de sa fille. Elle prépare des pommes de terre, va chercher de l’eau au puits, fait de la couture, habille et déshabille son père qu’un bras capricieux handicape son indépendance. Il s’occupe d’aller chercher des vivres et probablement d’y vendre sa culture à la ville par l’intermédiaire de son cheval. Mais de ce voyage quotidien nous ne verrons que le retour au premier jour, par la suite le cheval refusera systématiquement la sortie. Ce retour représente à lui seul le cinéma de Béla Tarr dans sa radicale beauté. Plan-séquence en mouvement où les corps se croisent autour de l’animal et la caméra les contourne, entre dans l’écurie, en sort de l’autre côté, suit ce cheminement dans la plus brute de sa représentation. La musique n’est pas omniprésente mais elle encercle la séquence, comme elle enveloppera tout le film. Une variation autour d’un seul thème, obsédant, funèbre, qui n’attendrit pas le film mais accentue son climat, le rend plus proche d’une fin imminente. Le quotidien est alors perturbé par divers événements plus ou moins évidents, témoin du dérèglement du monde. Le cheval refuse le voyage puis cesse de manger, il est le personnage joué par Kirsten Dunst dans Melancholia, le mélancolique que la mort n’effraie pas plus que le fait de s’y substituer. Un groupe de tsiganes venus pour piller l’eau du puits avant de disparaître. Un homme qui s’invite afin de récupérer une bouteille de Palinka après avoir récité du Nietzsche. Puis une fuite avortée. Un puits asséché. Un feu qui ne s’allume plus. Une voix off annonce certaines des journées à leur commencement. Elle cite Nietzsche dans l’incipit puis évoque quelques actions ponctuant une scène, ou en introduisant une autre. Entre le cinquième et le sixième jour, elle annonce la fin du monde : les violentes bourrasques ont cessées, il règne désormais un silence de mort. Et auparavant on aura compris que le monde était plongé dans une nuit éternelle. Dans la dernière scène, l’homme et sa fille se font face, dans la pénombre, il lui ordonne de manger, ce qu’il fait de son côté, pelant cette pomme de terre froide du mieux qu’il peut avant de croquer dedans péniblement. La fin du monde aura pris diverses représentations cette année (L’Apollonide, Melancholia, Habemus Papam, La dernière piste) mais jamais elle n’aura été si froide, précise, terrible et minimale. Pourtant, le film est le contraire d’un objet clinique puisqu’il est très vivant dans ses nombreuses idées accolées au quotidien de ces deux personnages. Cela devient de la survie aucunement théorique, quoique un peu programmatique à mon goût. Tout est chargé d’une telle puissance, d’une porte que l’on ferme à un verre d’eau de vie que l’on vide sans réfléchir. Ou encore dans la manière de manger une pomme de terre, calmement, sans pression ni artifices pour la jeune demoiselle, dans le bruit et avec une violence animale presque loufoque pour le père. Mais c’est le vent qui est l’élément le plus présent dans le film, il semble s’intensifier, créer l’angoisse et pour autant il est le marqueur d’un monde en vie – lorsqu’il s’interrompt c’est que le monde se meurt. Son absence annonce la fin du monde autant que sa présence la retarde. C’est un film qui laisse au spectateur le temps de l’investir, d’y habiter, encore plus que dans les précédents travaux de Béla Tarr, parfois plus complexes, dans leur construction, leurs enchaînements. Le cheval de Turin est un film extrêmement simple, dépouillé et pour peu que l’on entre dans son rythme ça devient quelque chose d’unique. Malgré tout je m’y sens moins embarqué qu’habituellement chez Béla Tarr. Tout me paraît programmé, méthodique, j’ai cette sensation d’un film à ne voir qu’une seule fois pour le comprendre, qui ne me laisse rien pour un éventuel second visionnage. Pour du Béla Tarr, c’est une déception.

Shame – Steve McQueen – 2011

Shame - Steve McQueen - 2011 dans Steve McQueen 19812108Heart of glass.

   8.5   Je crois que les films de McQueen parlent de la parole, de son utilisation. De la captivité bien entendu, intérieure, qui ronge, mais aussi et surtout de la parole, ce qu’on en fait. Bobby Sands se murait dans le silence et parlait avec sa merde dans Hunger et le film nous emmenait vers une séquence hors norme, simple dialogue qui imposait ses motivations dans un débit impressionnant jusqu’à saturation. Brandon se réfugie dans la solitude, le silence pour contrer son addiction sexuelle qui l’accule et éviter tout dialogue, toute relation, dans Shame. C’est une thématique qui semble revenir. Dans les deux cas, littéralement opposés, puisque l’un ne trouve rien d’autre que le jeûne pour faire sa résistance tandis que l’autre est entièrement libre de ses désirs en apparence, la parole crée un langage, une passerelle vers l’intimité, qui paradoxalement ne permet pas de la comprendre, qui laisse un goût de souffre, préserve le mystère. Dans les deux films, le personnage est muet longtemps. Même si Hunger avait un truc supplémentaire, c’était la cassure, le glissement, d’un personnage vers un autre que n’a pas Shame, qui se concentre complètement sur un seul homme. Le glissement est provoqué ici par le récit – l’apparition de sa petite sœur, qui débarque chez lui à l’improviste – alors que dans l’autre, les soubresauts du récit ne changeaient jamais la donne. Un maton se faisait tuer. Un prisonnier, longtemps personnage central, disparaissait. Un prêtre se heurtait au mur Sands. Le récit suivait une ligne claire : la grève de faim. Du début à la fin. D’une cellule que l’on recouvre d’excréments jusqu’aux gerçures et cicatrices précédant la mort. Ici, l’arrivée inopinée de Sissy provoque un dérèglement. Non pas que Brandon soit heureux au quotidien, mais justement, cette donnée nouvelle chamboule ses habitudes, sert de prise de conscience. D’une ligne tracée froide et clinique succède un parcours plus chaotique, hésitant et chaud. Une chaleur qui peine à s’imposer, un corps qui souffre pour reprendre vie – les larmes sur le New York, New York. Au rythme froid et précis des premières séquences qui suivent la préparation de Brandon avant d’aller au travail s’ensuit une déconstruction du quotidien, la naissance d’un rejet de ce corps, de ces pulsions sexuelles. Et la parole reste au centre de tout. C’était son absence qui le faisait tenir jusqu’ici puisqu’elle n’existait pas dans son intimité, qui se résumait aux branlettes à répétition devant les sites pornographiques. Sissy devient cette parole. C’est la chanteuse. C’est cette sœur qui voudrait qu’elle et son frère se serrent les coudes. C’est cette fille qu’il doit sans cesse rappeler à l’ordre concernant d’infimes détails qui sont pour lui des détails monde. Très tard dans le film il ira jusqu’à lui demander de se taire, de penser, de réfléchir pour changer. Car cette parole il doit la supporter dans sa vie professionnelle, elle est matérialisée par son boss, tchatcheur invétéré, qui séduit avec sa voix. Pendant que Brandon a un ordinateur blindé de vidéos pornos, son boss est en discussion en visio avec ses enfants. Pendant que l’un invite à danser, l’autre est embarquée sans un mot pour aller baiser.

     Sissy devient le catalyseur de la naissance d’un nouveau Brandon. Disparu celui qui se branlait à outrance ou baisait à la va-vite dans une ruelle ou en invitant des prostituées, Brandon semble tomber amoureux, non pas de ce corps féminin qui lui est interdit – rien n’est mentionné à propos d’un rapport incestueux par le passé mais on y pense – mais d’un autre, une de ses collègues. Alors, tombe t-il amoureux ou tente t-il de faire comme tout le monde ? Une chose est certaine, Sissy n’est pas étrangère à la naissance de ce sursaut. Une esquisse manquée – et magnifique – dans la première scène du film glisse vers cette rencontre plus terre-à-terre avec une collègue de bureau. La plus belle scène du film de Hunger – bien qu’il m’ait fallu deux visionnages pour apprécier sa puissance, comme on réécoute un disque – c’était cette scène quasi-centrale, du dialogue. Vingt minutes, trois plans. Tout cela sans faire tour de force. La plus belle scène dans Shame c’est le restaurant. ‘It’s just a date’ lui dira la demoiselle remarquant la nervosité du garçon. Le cadre restera fixe ou presque fixe très longtemps, pendant qu’ils effectuent leur commande, tandis qu’ils s’interrogent mutuellement, apprennent petit à petit l’un de l’autre. Ce charme absent à la fois inquiétant et fascinant qu’exerce Brandon cache un sentiment que l’on connaît, une gêne, plus que ça, une honte, comme le veut le titre du film, que la jeune femme ne peut imaginer. Pourtant ce qu’il se passe dans cette scène est magnifique. Chaque parole, chaque silence, regards ou sourires. Au-delà d’une mise en scène que beaucoup trouveront clinquante – c’était déjà le cas dans Hunger – ou proche de la pose, Steve McQueen arrive à faire exister ses personnages, son film a sa respiration bien à lui et cette scène, bien que très belle sur le principe de la rencontre, de l’échange, qui témoigne d’une avancée du personnage masque cette peur de l’affront, cet acte sexuel que Brandon ne peut éprouver pleinement qu’au moyen d’une baise. Lorsque plus tard il se rattrape de cet after manqué – cette longue et terrible hésitation lorsqu’elle s’apprête à reprendre le métro – c’est une impuissance qui le frappe quand ils sont en train de faire l’amour. Brandon ne bande que lorsque le rapport est bestial. Lorsqu’il se déroule dans les normes, ou disons plutôt en douceur, en simplicité – c’est probablement au passage la séquence de séduction corporelle la plus excitante vue depuis longtemps au cinéma – il n’y a plus rien. Son addiction sexuelle se borne à son exploitation la plus crue, bestiale, physique. Et cette parole qui lui ferait une fois encore tant de bien il la refuse. La jeune femme s’en va, Brandon est assis, la tête entre ses mains, le corps face à ce New-York qui se referme sur lui, ville prison. Cette prison géante dans laquelle il ne peut vivre et vaincre ce corps qu’il ne veut plus. Il y a des tas de trucs à dire sur l’utilisation de l’espace, la ville/cellule, ce mouvement urbain qui attire et rejette. Il y a toute une fortification autour du personnage, de murs et de glaces, que la mise en scène sait mettre en valeur. A ce titre, les scènes de métro sont sublimes.

     Le plan suivant ce douloureux acte manqué, en écho à une scène plus tôt dans le film, Brandon baise – puisque c’est le cas de le dire – une jeune demoiselle contre la baie vitrée de cette même chambre d’hôtel dans laquelle il n’avait auparavant pas réussi à bander. On retrouvera une séquence similaire un peu plus tard, un truc complètement dingue, entre assouvissement bestial ultime et tristesse d’une jouissance égoïste, le tout en musique avec deux nanas et Brandon, trois corps devenus de simples vecteurs d’orgasme. Ce visage grimaçant qui anime deux sensations complètement opposées semble dire que jouir c’est mourir. Le film pourrait se terminer là-dessus pourtant McQueen va le faire sur un espoir, masqué certes, mais une tentative d’espoir ou le mystère d’un espoir. Il y a d’abord une scène incroyable où il se rend compte que sa petite sœur – qui l’appelle à l’aide à répétition ce qui l’indiffère – pourrait être celle qui s’est jetée sous le métro, que l’on a momentanément stoppé pour enquête. Il se met à courir. Quand Brandon court, c’est comme une renaissance. Rappelons-nous lorsqu’il sortait courir pour fuir les gémissements de sa sœur et de son boss en train de baiser dans la pièce d’à côté. McQueen avait alors choisi de suivre la course de Brandon selon un unique travelling latéral sur quelques centaines de mètres. La beauté de cette scène, en plus de son côté vertigineux, c’est que Brandon ne s’arrête jamais de courir. Quand un instant il s’arrête et sautille sur place, c’est son image en général qu’il laisse transparaître car d’un coup le feu piéton repasse au vert et il se remet à courir, puis le plan reste fixe sur la rue désertée. La caméra n’arrive plus à le suivre. Et c’est cette surprise que l’on retrouve au moment où il cavale jusque chez lui. J’ai pensé deux choses : soit que McQueen allait être sans pitié, que cette fille sous le métro ce serait elle, ça aurait été affreux ; soit que Sissy serait dans l’appartement, que le film se terminerait sur un regard, peut-être même une parole qui emporterait tout. Je ne pensais pas que Brandon retrouverait Sissy baignant dans son sang après qu’elle se soit ouvert les veines. La beauté de cette scène c’est que j’ai eu le sentiment que Brandon le savait déjà. Que l’événement du métro n’était qu’un écho. On ne comprend pas vraiment le lien qui unit dans le film le frère à sa sœur, mais il y a quelque chose de fort, une connexion par le vécu (« nous ne sommes pas mauvais, dira t-elle à son frère, c’est là d’où nous venons qui l’est »), et ces bras lacérés de la jeune femme semblent prouver que ce choix qu’elle a fait là n’était pas le premier – se rappeler de la scène où le boss de Brandon regarde les bras de Sissy, inquiet avant qu’elle ne le rassure en lui disant que c’est de l’histoire ancienne.

     Le film ne se termine pas vraiment là-dessus. Il y a deux notes d’espoir. D’une part, Brandon semble être arrivé à temps. Et cet effondrement en larmes le long d’un quai maritime n’évoque pas tant un désespoir absolu qu’une remise en cause intime à son apogée. D’autre part car le film se clôt sur une boucle. La dernière scène rejoint la première. Cette jeune femme dont Brandon avait croisé le regard dans le métro, avant de la suivre dans les couloirs et de la perdre. On ne sait pas ce qu’il adviendra de ce nouveau regard, avec cette même femme. On ne sait si Brandon éprouve de la crainte ou si c’est une symbiose qui arrive à dépasser le statut de simple appétit sexuel. On n’en saura donc pas plus. Le film se termine sur cet échange. Le dernier regard dans Hunger était celui d’un homme mort. Ici c’est un regard inaccessible, incompréhensible. Toujours pas la parole mais on peut espérer qu’elle viendra. Ou alors que ce regard soit celui d’une connexion qui s’en passe – en référence aux paroles de Marianne lors de la discussion au restaurant. Il y a encore de nombreuses choses à dire, c’est un film d’une richesse inouïe, qui tente des choses, qu’il ne réussit pas toujours, marche constamment sur la corde démonstratif/immersif et surprend par ses choix évolutifs, ses partis pris de mise en scène, son jusqu’au-boutisme. Mais c’est surtout un film d’ambiance, intime avec une respiration qui lui est propre. Ça m’a terrassé !


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