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Archives pour 5 janvier, 2012

Shame – Steve McQueen – 2011

Shame - Steve McQueen - 2011 dans Steve McQueen 19812108Heart of glass.

   8.5   Je crois que les films de McQueen parlent de la parole, de son utilisation. De la captivité bien entendu, intérieure, qui ronge, mais aussi et surtout de la parole, ce qu’on en fait. Bobby Sands se murait dans le silence et parlait avec sa merde dans Hunger et le film nous emmenait vers une séquence hors norme, simple dialogue qui imposait ses motivations dans un débit impressionnant jusqu’à saturation. Brandon se réfugie dans la solitude, le silence pour contrer son addiction sexuelle qui l’accule et éviter tout dialogue, toute relation, dans Shame. C’est une thématique qui semble revenir. Dans les deux cas, littéralement opposés, puisque l’un ne trouve rien d’autre que le jeûne pour faire sa résistance tandis que l’autre est entièrement libre de ses désirs en apparence, la parole crée un langage, une passerelle vers l’intimité, qui paradoxalement ne permet pas de la comprendre, qui laisse un goût de souffre, préserve le mystère. Dans les deux films, le personnage est muet longtemps. Même si Hunger avait un truc supplémentaire, c’était la cassure, le glissement, d’un personnage vers un autre que n’a pas Shame, qui se concentre complètement sur un seul homme. Le glissement est provoqué ici par le récit – l’apparition de sa petite sœur, qui débarque chez lui à l’improviste – alors que dans l’autre, les soubresauts du récit ne changeaient jamais la donne. Un maton se faisait tuer. Un prisonnier, longtemps personnage central, disparaissait. Un prêtre se heurtait au mur Sands. Le récit suivait une ligne claire : la grève de faim. Du début à la fin. D’une cellule que l’on recouvre d’excréments jusqu’aux gerçures et cicatrices précédant la mort. Ici, l’arrivée inopinée de Sissy provoque un dérèglement. Non pas que Brandon soit heureux au quotidien, mais justement, cette donnée nouvelle chamboule ses habitudes, sert de prise de conscience. D’une ligne tracée froide et clinique succède un parcours plus chaotique, hésitant et chaud. Une chaleur qui peine à s’imposer, un corps qui souffre pour reprendre vie – les larmes sur le New York, New York. Au rythme froid et précis des premières séquences qui suivent la préparation de Brandon avant d’aller au travail s’ensuit une déconstruction du quotidien, la naissance d’un rejet de ce corps, de ces pulsions sexuelles. Et la parole reste au centre de tout. C’était son absence qui le faisait tenir jusqu’ici puisqu’elle n’existait pas dans son intimité, qui se résumait aux branlettes à répétition devant les sites pornographiques. Sissy devient cette parole. C’est la chanteuse. C’est cette sœur qui voudrait qu’elle et son frère se serrent les coudes. C’est cette fille qu’il doit sans cesse rappeler à l’ordre concernant d’infimes détails qui sont pour lui des détails monde. Très tard dans le film il ira jusqu’à lui demander de se taire, de penser, de réfléchir pour changer. Car cette parole il doit la supporter dans sa vie professionnelle, elle est matérialisée par son boss, tchatcheur invétéré, qui séduit avec sa voix. Pendant que Brandon a un ordinateur blindé de vidéos pornos, son boss est en discussion en visio avec ses enfants. Pendant que l’un invite à danser, l’autre est embarquée sans un mot pour aller baiser.

     Sissy devient le catalyseur de la naissance d’un nouveau Brandon. Disparu celui qui se branlait à outrance ou baisait à la va-vite dans une ruelle ou en invitant des prostituées, Brandon semble tomber amoureux, non pas de ce corps féminin qui lui est interdit – rien n’est mentionné à propos d’un rapport incestueux par le passé mais on y pense – mais d’un autre, une de ses collègues. Alors, tombe t-il amoureux ou tente t-il de faire comme tout le monde ? Une chose est certaine, Sissy n’est pas étrangère à la naissance de ce sursaut. Une esquisse manquée – et magnifique – dans la première scène du film glisse vers cette rencontre plus terre-à-terre avec une collègue de bureau. La plus belle scène du film de Hunger – bien qu’il m’ait fallu deux visionnages pour apprécier sa puissance, comme on réécoute un disque – c’était cette scène quasi-centrale, du dialogue. Vingt minutes, trois plans. Tout cela sans faire tour de force. La plus belle scène dans Shame c’est le restaurant. ‘It’s just a date’ lui dira la demoiselle remarquant la nervosité du garçon. Le cadre restera fixe ou presque fixe très longtemps, pendant qu’ils effectuent leur commande, tandis qu’ils s’interrogent mutuellement, apprennent petit à petit l’un de l’autre. Ce charme absent à la fois inquiétant et fascinant qu’exerce Brandon cache un sentiment que l’on connaît, une gêne, plus que ça, une honte, comme le veut le titre du film, que la jeune femme ne peut imaginer. Pourtant ce qu’il se passe dans cette scène est magnifique. Chaque parole, chaque silence, regards ou sourires. Au-delà d’une mise en scène que beaucoup trouveront clinquante – c’était déjà le cas dans Hunger – ou proche de la pose, Steve McQueen arrive à faire exister ses personnages, son film a sa respiration bien à lui et cette scène, bien que très belle sur le principe de la rencontre, de l’échange, qui témoigne d’une avancée du personnage masque cette peur de l’affront, cet acte sexuel que Brandon ne peut éprouver pleinement qu’au moyen d’une baise. Lorsque plus tard il se rattrape de cet after manqué – cette longue et terrible hésitation lorsqu’elle s’apprête à reprendre le métro – c’est une impuissance qui le frappe quand ils sont en train de faire l’amour. Brandon ne bande que lorsque le rapport est bestial. Lorsqu’il se déroule dans les normes, ou disons plutôt en douceur, en simplicité – c’est probablement au passage la séquence de séduction corporelle la plus excitante vue depuis longtemps au cinéma – il n’y a plus rien. Son addiction sexuelle se borne à son exploitation la plus crue, bestiale, physique. Et cette parole qui lui ferait une fois encore tant de bien il la refuse. La jeune femme s’en va, Brandon est assis, la tête entre ses mains, le corps face à ce New-York qui se referme sur lui, ville prison. Cette prison géante dans laquelle il ne peut vivre et vaincre ce corps qu’il ne veut plus. Il y a des tas de trucs à dire sur l’utilisation de l’espace, la ville/cellule, ce mouvement urbain qui attire et rejette. Il y a toute une fortification autour du personnage, de murs et de glaces, que la mise en scène sait mettre en valeur. A ce titre, les scènes de métro sont sublimes.

     Le plan suivant ce douloureux acte manqué, en écho à une scène plus tôt dans le film, Brandon baise – puisque c’est le cas de le dire – une jeune demoiselle contre la baie vitrée de cette même chambre d’hôtel dans laquelle il n’avait auparavant pas réussi à bander. On retrouvera une séquence similaire un peu plus tard, un truc complètement dingue, entre assouvissement bestial ultime et tristesse d’une jouissance égoïste, le tout en musique avec deux nanas et Brandon, trois corps devenus de simples vecteurs d’orgasme. Ce visage grimaçant qui anime deux sensations complètement opposées semble dire que jouir c’est mourir. Le film pourrait se terminer là-dessus pourtant McQueen va le faire sur un espoir, masqué certes, mais une tentative d’espoir ou le mystère d’un espoir. Il y a d’abord une scène incroyable où il se rend compte que sa petite sœur – qui l’appelle à l’aide à répétition ce qui l’indiffère – pourrait être celle qui s’est jetée sous le métro, que l’on a momentanément stoppé pour enquête. Il se met à courir. Quand Brandon court, c’est comme une renaissance. Rappelons-nous lorsqu’il sortait courir pour fuir les gémissements de sa sœur et de son boss en train de baiser dans la pièce d’à côté. McQueen avait alors choisi de suivre la course de Brandon selon un unique travelling latéral sur quelques centaines de mètres. La beauté de cette scène, en plus de son côté vertigineux, c’est que Brandon ne s’arrête jamais de courir. Quand un instant il s’arrête et sautille sur place, c’est son image en général qu’il laisse transparaître car d’un coup le feu piéton repasse au vert et il se remet à courir, puis le plan reste fixe sur la rue désertée. La caméra n’arrive plus à le suivre. Et c’est cette surprise que l’on retrouve au moment où il cavale jusque chez lui. J’ai pensé deux choses : soit que McQueen allait être sans pitié, que cette fille sous le métro ce serait elle, ça aurait été affreux ; soit que Sissy serait dans l’appartement, que le film se terminerait sur un regard, peut-être même une parole qui emporterait tout. Je ne pensais pas que Brandon retrouverait Sissy baignant dans son sang après qu’elle se soit ouvert les veines. La beauté de cette scène c’est que j’ai eu le sentiment que Brandon le savait déjà. Que l’événement du métro n’était qu’un écho. On ne comprend pas vraiment le lien qui unit dans le film le frère à sa sœur, mais il y a quelque chose de fort, une connexion par le vécu (« nous ne sommes pas mauvais, dira t-elle à son frère, c’est là d’où nous venons qui l’est »), et ces bras lacérés de la jeune femme semblent prouver que ce choix qu’elle a fait là n’était pas le premier – se rappeler de la scène où le boss de Brandon regarde les bras de Sissy, inquiet avant qu’elle ne le rassure en lui disant que c’est de l’histoire ancienne.

     Le film ne se termine pas vraiment là-dessus. Il y a deux notes d’espoir. D’une part, Brandon semble être arrivé à temps. Et cet effondrement en larmes le long d’un quai maritime n’évoque pas tant un désespoir absolu qu’une remise en cause intime à son apogée. D’autre part car le film se clôt sur une boucle. La dernière scène rejoint la première. Cette jeune femme dont Brandon avait croisé le regard dans le métro, avant de la suivre dans les couloirs et de la perdre. On ne sait pas ce qu’il adviendra de ce nouveau regard, avec cette même femme. On ne sait si Brandon éprouve de la crainte ou si c’est une symbiose qui arrive à dépasser le statut de simple appétit sexuel. On n’en saura donc pas plus. Le film se termine sur cet échange. Le dernier regard dans Hunger était celui d’un homme mort. Ici c’est un regard inaccessible, incompréhensible. Toujours pas la parole mais on peut espérer qu’elle viendra. Ou alors que ce regard soit celui d’une connexion qui s’en passe – en référence aux paroles de Marianne lors de la discussion au restaurant. Il y a encore de nombreuses choses à dire, c’est un film d’une richesse inouïe, qui tente des choses, qu’il ne réussit pas toujours, marche constamment sur la corde démonstratif/immersif et surprend par ses choix évolutifs, ses partis pris de mise en scène, son jusqu’au-boutisme. Mais c’est surtout un film d’ambiance, intime avec une respiration qui lui est propre. Ça m’a terrassé !


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silencio


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