Tu n’as rien vu à Hiroshima.
6.5 Je me méfie de ces films à la fois hommage, biopic, adaptation d’une autobiographie et films à sketches. L’un peut dévorer l’autre, ou simplement, le cinéaste peut être tétanisé par l’enjeu. Yoshihiro Tatsumi, le mangaka japonais, son idole. Pourtant il y a d’emblée le choix passionnant d’une construction parallèle autobio/créations de Tatsumi. C’est à dire que le film est à la fois l’adaptation du récit autobiographique écrit par Tatsumi et sorti en 2011, de même qu’il reprend, en les entrelaçant avec le récit premier, cinq histoires courtes du maître. Le film semble donc ne jamais s’apitoyer sur l’hommage autant qu’il crée une esthétique de raconter. Si les petites histoires apparaissent sous une seule couleur dominante (sépia ou noir et blanc essentiellement) la couleur est travaillée quand il s’agit de raconter la vie de Tatsumi et fait majeur, le film raconte aussi beaucoup de l’histoire du Japon, celui d’Hiroshima, de l’après-guerre puis ensuite le Japon en pleine croissance. C’est tout à la fois passionnant et édifiant. Et d’autant plus fort que ces histoires entrelacs apparaissent bientôt comme des miroirs, dans la mesure où elles ne s’inscrivent que dans une seule chronologie, seuls la forme et un titre indicatif au début de chaque mini-histoire permettent de différencier le vrai du faux, le vécu du crée. J’avais été très dérouté par Be with me, l’un des précédents films de Eric Khoo, mais j’étais du même coup resté assez hermétique. Tatsumi m’embarque d’un bout à l’autre, je trouve la construction prodigieuse, le respect de la chronologie judicieuse et surtout commencer par le récit Hell, le plus terrifiant, le plus déroutant, sert de rampe de lancement magnifique au film. J’ai d’ailleurs le souvenir, pour revenir sur cette étrange volonté narrative, d’avoir cru, quelques minutes durant, à une seule et même histoire/personnage (la ressemblance entre le personnage principal de Hell et celui utilisé pour représenter Tatsumi est frappante), à Tatsumi mangaka autant qu’à Tatsumi qui prend des photos des horreurs d’Hiroshima. Par manque d’attention, ou d’habitude (à la différence formelle) probablement. Toujours est-il qu’il y a eu comme une confusion du vrai/faux qui m’a beaucoup perturbé. Si le film jouait volontairement là-dessus je pense que je le détesterais, mais il garde ce parti pris tout du long (j’en garde de savantes idées transitionnelles) du coup ça devient quelque chose d’unique que l’on apprivoise. Pour le reste, comme moi qui ne connais aucune des œuvres de Tatsumi, inventeur du gekiga, manga dramatique, grossièrement dit, on ne peut qu’être transporté par ces œuvres extraordinaires, aussi poétiques que désespérées, d’un ouvrier accompagné d’un singe pour combattre la solitude, d’un pré retraité dégoûté de/méprisé par sa femme et sa fille, d’une prostituée pour GI meurtrie par l’absence d’un père ou bien les plus forts : Ce garçon, soldat nettoyeur à Hiroshima, auteur d’une photographie semblant faire état du temps de paix où l’ombre de l’explosion sur un mur représente un enfant massant sa mère avant qu’elle ne soit confondue avec un matricide à l’étranglement. Ou encore cet auteur de mangas pour enfants, sur le déclin, soudainement attirés par les graffitis obscènes dans les toilettes. Toutes ces histoires évoquent l’état du monde après-guerre, raconté de manière improbable, démesurée, romanesque. Mais il se dégage une force dramatique incontestable et un parallèle intéressant aux inquiétudes et doutes de Tatsumi. Après, si les histoires en question semblent magnifiquement retranscrites, je ne sais pas ce qu’il en est de l’autobiographie Une vie dans les marges, récit de 800 pages. Peut-être que le film paraît alors trop condensé, trop schématique, je ne sais pas. En l’état, je trouve ça très beau, sans compter que la toute fin du film est aussi originale qu’émouvante.