Du côté d’Ault.
9.0 Je n’aime pas écraser les films sous le poids de leurs influences, mais en grand admirateur de Rohmer et Rozier il est essentiel de dire que le film de Guillaume Brac est une aubaine, un petit miracle, un film dans l’influence qui s’en affranchit magnifiquement.
Le mois d’août touche à sa fin, on sent l’amenuisement touristique, la fin de l’été, presque le raccourcissement des journées. Un homme, la trentaine passée, donne les clés d’un appartement de location à deux parisiennes dont il fait la connaissance avant de les revoir plus tard sur la plage, les sauvant bon gré mal gré d’une horde de petits jeunes en rut qui avaient déployé leur filet, se laissant ensuite entraîner dans une soirée arrosée ornée d’un jeu de mimes, puis dans une boite de nuit locale. Brac choisit de succéder les séquences, finalement assez peu de séquences, en leur offrant un beau tempo, sans trop les charger et pourtant avec une gestion du dialogue et des situations assez merveilleuse. Il travaille toutes les rencontres même ces petits rôles superbes (la vieille dame et son caddie, la vieille femme au bistrot) qui en deviennent des grands. Et n’hésite justement pas à suivre ses personnages, en étoile, pas nécessairement ensembles donc. L’attention peut tout aussi bien être porté à Vincent Macaigne, avant qu’elle ne glisse plutôt vers les femmes, Laure Calamy et Constance Rousseau, dont nous apprendrons tardivement mais sans que ce soit catalogué comme un scoop, le lien de parenté.
Ce monde sans femmes c’est celui de Sylvain, naufragé dans sa tanière mal rangée où il fait du tennis sur sa Wii ou pêcheur à l’épuisette errant dans les vaguelettes picardes. Le film s’intéresse à ce monde, exceptionnellement marqué par la présence féminine. Un corps quelque peu archaïque, timide et maladroit où gravitent bientôt à son abord deux femmes, aussi séduisantes et différentes l’une que l’autre. L’une dans les quarante ans, l’autre vingt de moins. Et Sylvain, au milieu ; Un Sylvain séduit par Patricia, sans doute l’attirance de la frénésie dans la maturité, l’hystérie communicative, tout son contraire, même si l’intelligence du récit est d’en faire une femme forte et blessée. Guillaume Brac ne met pas en lumière le passé des personnages, tout est au présent, mais l’intelligence avec laquelle il travaille ses situations du présent (des dialogues absolument incroyables) évoque un certain passé, les solitudes et les douleurs. Il y a cette scène formidable où Sylvain prend la main, maladroitement, on dirait qu’il ne le fait pas exprès, de Patricia par empathie, consolation parce qu’il est très touché par ces quelques mots qu’elle lui confie, ce questionnement existentiel, transmissionnel qui lui donne cette boule au ventre.
Un monde sans femmes apprivoise ce juste milieu que j’aime tant dès qu’il s’agit de films de vacances, de plage, ces films de fuite du réel, ces parenthèses providentielles. On pense inévitablement à Du côté d’Orouët et le spectre de Rozier n’est pas si loin, pourtant Brac ne crée moins l’abstraction du réel que sa transformation, moins le groupe que l’intimité, moins l’enlisement dans un lieu que le déplacement circulaire. Et si la séquence de la pêche répond à celle des anguilles, Brac joue moins sur la durée, il cherche un autre miracle, il le cherche autrement. Il viendra à la fin. La durée s’étire alors, quelque chose de fort se passe, une nouvelle parenthèse, quelque peu surprenante, l’envolée divine d’une fin d’été. On pense aussi à Pauline à la plage, Le rayon vert mais Brac se distingue assez clairement de Rohmer dans son utilisation du dialogue, les errances de ses personnages et la temporalité. Cela fonctionne moins sur les hasards, moins sur la répétition quotidienne (il n’y a plus d’intertitres des journées à venir, Un monde sans femmes n’a aucun ancrage temporel, on ne sait pas sur combien de temps il se déroule, il semble suspendu dans un temps inconnu, l’approche de la fin en devient douloureuse, même si le film est relativement court) et moins sur l’idée de la rencontre, du jeu de séduction. Vincent Macaigne campe un attachant personnage, rappelant celui de Bernard Menez chez Rozier (où la discrétion répond à la truculence) dans leur distinction totale d’avec le monde. C’est quelqu’un de très beau et touchant parce qu’il est un peu pathétique. Il y a cette scène devant un château abandonné où Sylvain tente d’écarter les mauvaises herbes avec un vieux bâton pour que Patricia, en mini-jupe, ne soit pas trop gênée. C’est super drôle. La scène en boite lui ressemble beaucoup, il y a ces corps qui s’excitent, se lovent, ne craignent pas le ridicule et ce corps complètement hors tempo, forcément attachant. Le film ne cherche pas non plus à faire le gentil, les personnalités peuvent aussi bien rentrer en collision, comme ce début de bagarre entre Sylvain et ce gendarme, qu’il surprend rouler des galoches à Patricia. Le gendarme a un rôle intéressant dans la mesure où c’est à mon sens le même personnage que Sylvain, l’assurance et la suffisance en plus. Il n’est pas méchant, le film ne dit pas cela, mais il est bourru, pas suffisamment maladroit pour être touchant et lorsqu’il sort de l’eau, sur la plage, pour rejoindre Sylvain, qu’il lui conseille d’y aller, il dit « elle est bonne », et durant une demi-seconde on n’est pas certain de savoir de quoi/qui il parle. Ses maladresses ne peuvent pas être touchantes. Et ça n’a rien à voir avec le respect ou quoi que ce soit d’autre, je pense simplement que Sylvain pourrait être ce personnage en calculateur mais qu’il ne l’est pas, c’est un beau personnage, juste et bienveillant, justement parce qu’il contient cette innocence là, qu’il ne rentre jamais dans un jeu de séduction. A l’image de ce baiser à Juliette plus tard, où il ne semble pas maître de ses volontés corporelles, c’est rare au cinéma, il y a là, avant tout, la beauté d’une gêne imparable, et ce qui suit ce baiser est absolument monumental ; Constance Rousseau je t’aime !
C’est un film d’une richesse et d’une beauté folle. Guillaume Brac avait les plans pour en faire un long métrage, mais ce n’était pas ce qu’il voulait. A la base ce n’était déjà pas ce qu’il voulait. Le film fait donc 56 minutes. Il est parfait comme ça. Je trouve cela assez génial qu’aujourd’hui, un producteur soutienne ce genre de tentative et surtout que l’on ait la chance de voir ce presque long métrage en salle. Maintenant, ne me reste plus qu’à le revoir, le revoir encore, m’y baigner, m’y abandonner une nouvelle fois. Un monde sans femmes est un film tombé du ciel. Et Guillaume Brac est devenu en moins d’une heure, l’un des, jetons-nous à l’eau, dix cinéastes dont j’attends avec impatience le prochain film…