En vase clos.
6.5 L’absence d’un parti pris radical est le problème majeur de ce beau film ukrainien qui utilise la catastrophe de Tchernobyl comme décor. Michale Boganim vient du documentaire et cela se voit dans la facilité de reconstitution et son attention à la nature. Et dans le même temps elle est aussi très attirée par le climat oppressant et poseur du film d’horreur, elle sait d’ailleurs le mettre parfaitement en scène. En l’occurrence, l’alliance des deux ne fonctionne pas très bien et puis le film est bien trop scindé pour espérer tenir sa forme hybride deux heures durant. L’autre mauvaise nouvelle c’est l’emploi du drame choral, c’est à dire cette focalisation non pas sur un individu ou une famille mais sur plusieurs personnages centraux, qui à priori ne se connaissent pas et vont être amené ou non à se croiser durant le film. Ce penchant Kieslowskien/Inarrituien provoque un sentiment d’impuissance dans la progression du récit, notre attachement aux personnages et à mettre en avant l’espace même.
Le film se concentre donc sur l’avant et l’après Tchernobyl. Le documentaire dans la fiction, ou l’inverse. Le 26 avril 1986, les prémisses d’une cérémonie de mariage d’une jeune demoiselle avec un mari pompier appelé en renfort, qui ne reviendra jamais. Un garde forestier qui voit son itinéraire habituel modifié par une horde de militaires. Un scientifique qui découvre les radiations et met sa famille à l’abri. Un petit garçon qui plante un pommier avec l’aide de son papa, ingénieur à la centrale. Une journée comme une autre semble t-il, avant les signes avant-coureurs puis le drame. La nature se transforme, la population est évacuée. Les hélicoptères tournent et des hommes en uniformes blancs tuent les animaux touchés et brûlent les cultures contaminées. De la catastrophe nous ne verrons rien, ou presque, simplement un feu au loin, que dans l’ignorance la plus totale, quelques personnes lors d’une fête, trouvent joli. L’orage gronde, une pluie noire s’abat sur la ville.
1996, Pripiat, la ville la plus touchée, est devenue fantôme. Celle qui se mariait dix ans plus tôt, est dorénavant guide pour touristes qui viennent visiter la ville morte, encore sous les coups de radiations, donc une visite respectant un processus hyper sécurisé. Une mère et son fils se recueillent sur la tombe du père dans une parcelle forestière dédiée aux victimes. Ce champ de ruines invisible devient un espace de cinéma incroyable, une zone désaffectée, une ville engloutie. Cette pudeur avec laquelle la cinéaste préfère filmer cet espace vide et silencieux plutôt que les conséquences directes de la radioactivité (la transformation des corps par exemple) demeure la belle idée du film. Privilégier le rapport à la Terre, ce lieu sans vie, qui un certain 26 avril voyait une catastrophe alors inexplicable anéantir des familles entières. Privilégier cette mélancolie qui s’abat sur les personnages, systématiquement confrontés à cette douleur parce qu’ils ne pourront jamais oublier, à l’image de ce garçon au pommier, maintenant devenu grand, pétri de culpabilité sans doute du au fait qu’il avait décelé quelque chose ce jour là, lorsque son arbre se mourait. Le film suivra essentiellement son errance dans la zone, évitant la protection militaire afin de retrouver les lieux de son enfance. Comme il suivra le quotidien de cette femme qui a perdu une moitié d’elle ce jour-là et n’a jamais pu s’en aller. C’est aussi et surtout de cela que parle le film : aussi maudite soit une terre, l’être humain y reste attaché, sans doute encore davantage après des événements dramatiques. Toute proportion gardée, cette émotion qui m’a traversé durant une bonne partie m’a rappelé celle éprouvée devant Still Life de Jia Zhang-Ke et cet incroyable retour dans une ville sous les eaux.
C’est un film terrifiant donc, digne des plus grands films d’horreur, un film de monstre, mais un monstre invisible, une menace sans apparence, où l’inquiétude est alors à son paroxysme. Il y a cette séquence forte où la guide demande aux touristes d’écouter la terre irradiée plutôt que de jouer avec leur boîtier de détection de radioactivité. Ils ne comprennent pas puisqu’ils n’entendent rien. Il n’y a plus rien à entendre en effet, il n’y a plus que transparence et silence, qu’y a t-il de plus terrifiant ? Le bruit, parfois présent, apparaîtra de façon anormale, par le moteur d’un bus ou même le galop de chevaux perdus. C’est cet état inexplicable qui fait froid dans le dos. Des conséquences radioactives nous verrons et saurons que très peu. Une femme qui reçoit d’une infirmière le jour de la catastrophe d’oublier son mari qui n’est plus un être humain mais un réacteur. Ou encore cette même femme qui sous la douche subit des pertes capillaires. La transformation corporelle sera uniquement symbolisée par ces touffes de cheveux serrés dans une main mais évidemment ils représentent davantage, ils représentent tout le reste, tout ce qui restera hors-champ.
C’est un film qui n’est pas vraiment réussi, qui oscille assez mal entre ses différentes histoires et il y a des problèmes de rythmes très marqués et il préfère clairement l’ambiance aux personnages alors qu’il essaie de filmer les personnages. Mais dans le même temps c’est aussi un film qui m’a tétanisé, un film d’une puissance incontestable qui fait froid dans le dos, sans doute aussi parce qu’il résonne beaucoup encore aujourd’hui (Fukushima), qu’il permet de voir que depuis 25 ans rien n’a véritablement changé, que cet accident là peut resurgir à tout moment et que mine de rien l’Homme en restera le seul vecteur.