La douleur.
9.5 Comment réactiver les mémoires, donc lutter contre l’oubli en naviguant entre l’expérimentation et la pédagogie cinématographiques ? L’holocauste nazie n’a pas dix ans que l’on se doit d’en rendre déjà compte en images, le plus vite possible, c’est sans doute ce que se sont dits Alain Resnais et Jean Cayrol (auteur du texte de Nuit et brouillard). C’est un document. Peut-on le qualifier de film de cinéma ? Cannes l’avait d’ailleurs refusé de son festival. C’est faire un mauvais amalgame entre la dureté du propos et l’expérience de cinéma. Nuit et brouillard est un document, un ovni donc (Comme on pourrait en dire autant de La jetée, Schizophrenia ou Holy motors ?) ? C’est à s’y perdre. Si le cinéma fait renaître les fantômes, Nuit et brouillard est le cinéma pur, et par la cruauté de son évocation, ni plus ni moins la plus grande catastrophe humaine du XX° siècle, et par ses partis prix de cinéma, flirtant tour à tour entre l’évocation de lieux du passé au présent, images d’archives insoutenables et texte monocorde, pas systématiquement relié à l’image de façon coordonnée. Nuit et brouillard est un film incomplet. Il suffit de voir ce que Lanzmann a fait cinématographiquement de la Shoah, soit tout autre chose, de dispositif moins centré sur le montage mais davantage sur la rencontre, dialoguer avec ces victimes et bourreaux de la guerre, recréer la sensation par la lente traversée et les mots sans rien enlever. C’est l’aspect pédagogique du film d’Alain Resnais, sa durée, sa faculté de synthétiser, ce pourquoi on le propose dans les écoles davantage que le film de Claude Lanzmann. A l’image ici, celle du présent, des terrains vagues, le vide, des ruines, beaucoup de ruines et ce qu’elles suggèrent, des lieux ou machines de mort à l’abandon mais dont on s’en méfierait comme de la mort elle-même. Et puis des images du passé, en noir et blanc, essentiellement des photos, ce passé là a cessé de vivre, d’être en mouvement. Un homme mort sur un grillage de barbelés. Un mur à fusillade, protégé contre le ricochet des balles. Les marques d’ongles qui ornent le plafond des chambres à gaz. Un amas de cheveux. Un amas d’os. Des corps calcinés. Des corps transportés à la pelleteuse. Les images sont d’une violence insoutenable. Et le film dans sa rigueur et sa faculté de mettre en relation ce présent, ce texte et ce passé devient le document ultime sur la Shoah, celui que l’on garde sous la main, pour se rappeler que cela est vraiment arrivé, il y a à peine plus d’un demi siècle, pour ne pas oublier, jamais.