Les fous normaux.
8.0 Klaus Kinski tient un papillon dans le creux de sa main qui se met à remuer les ailes puis voltiger autour de lui, avant de se reposer sur sa peau et l’acteur sourire béat, doux comme un agneau qui fixe la caméra de sa fierté habituelle et d’une jovialité nouvelle. C’est la fin du film, ses dernières images. Herzog raconte, non sans une émotion retenue, que ce sont ces instants qu’ils souhaitent garder – ce même si sa raison s’y oppose – de l’homme fou allié et acteur incroyable, son ami lointain, son ennemi intime. Cette raison, ce sont ces cheveux blancs qui envahissent peu à peu son crâne, qui, dira t-il un peu plus tôt dans le film, portent tous le nom de Kinski. Le film est à la fois un documentaire sur cette relation pas banale, entre haine et admiration et un semblant de making-off des cinq tournages effectués ensemble.
Le cinéaste parle de l’acteur comme on évoquerait un génie tout en admettant qu’il fut systématiquement le problème de tous ses tournages. Les plus périlleux du monde. Et ce ne sont pas des mots en l’air, c’est vraiment impressionnant ! A se demander comment un type comme Gilliam a pu être autant maudit dans tout ce qu’il entreprenait tandis qu’un mec comme Herzog, mégalomane en puissance, a pu terminer des projets aussi fous que Fitzcarraldo avec un acteur principal que l’on pourrait qualifier de tout sauf de bonne patte. On parle de Brando ou Nicholsson mais je pense sincèrement que c’est de la gnognotte comparé à cet allemand au regard halluciné, tout en fureur et gestes désordonnés qui se prenait ni plus ni moins pour Jésus. Un comble génial quand un type comme lui vient se greffer à des films comme Aguirre. C’est probablement l’acteur le plus dingue qui a existé, capable aussi bien de partager une séquence impossible sur un bateau dans un rapide, au risque même de se noyer, tout en refusant d’en tourner une autre pour une petite invasion de moustiques. Capable d’investir son rôle au point de blesser un figurant à l’épée. Capable aussi, hors cinéma, puisque Herzog et Kinski auront vécu quelques mois dans le même appartement, de s’enfermer quarante-huit heures dans une salle de bain pour tout casser. Capable de refuser de tourner une scène parce qu’il n’y est pas le centre d’intérêt – l’ouverture magistrale d’Aguirre.
Mais l’acteur c’est celui que l’on voit, il ne peut se cacher derrière une caméra, or je pense que Herzog était (il s’est sans doute calmé) aussi fou que lui, différemment. Quand le cinéaste désavoue avoir menacer Kinski au revolver (comme celui-ci le revendique dans son autobiographie, évoquant l’instant où il voulait quitter prématurément le tournage d’un des films) il avoue lui avoir dit que s’il s’en allait, il le tuerait et se tuerait ensuite, et Herzog de dire d’une nonchalance désopilante, que son acolyte a eu raison de rebrousser chemin. Kinski est mort prématurément, seul chez lui. Herzog dira qu’il avait gaspillé son énergie. Quoi qu’il en soit, il laisse derrière lui cette fructueuse collaboration (au moins deux chefs d’œuvre) dans laquelle l’interprétation n’aura jamais, à travers l’histoire du cinéma, été autant adéquate à la réalisation, comme s’ils s’étaient tous deux retrouvés pour le pire et le meilleur, au service du cinématographe, afin de défier l’irréalisable. Ennemis intimes raconte donc cette singulière rencontre, entre témoignages, extraits de films et accrochages divers.