(Une fois n’est pas coutume, ce n’est pas de cinéma dont je parlerai aujourd’hui. Mais ça me démangeait de partager cette expérience extrême…)
Chronique d’un uppercut.
Fin de la première partie. Le temps de sortir fumer une cigarette. Franck est toujours introuvable. Une légère appréhension quant à mes capacités d’encaissement auditif jaillit à nouveau, mon oreille gauche qui se trouvait non loin de l’enceinte pendant la performance de Richard Bishop me met en garde : le mec était seul et tout à l’heure ils seront six et ne joueront pas comme s’ils étaient dans leur salon. Comme s’il avait parcouru mes pensées, Fred se demande s’il ne faut pas mieux choisir une place un peu plus stratégique que celle que nous avions lors de la première partie. C’est décidé : ce sera dans la fosse mais judicieusement placé à distance équitable des deux plus grosses enceintes. Si on doit être sourd, autant l’être des deux oreilles. Nous nous frayons un chemin, sans difficulté, tout en jetant encore un œil aux alentours afin de détecter l’éventuelle présence de Franck, en vain. Une place parfaite, ne reste plus qu’à attendre. On parle musique, on parle ciné, au milieu d’un brouhaha général.
Les membres du groupe s’installent sur la scène, je discerne ce que je peux discerner, tentant de glisser mon regard entre une épaule et une tête. Thor Harris est déjà torse nu. Phil Puleo, pas encore. Michael Gira n’a pas de chapeau, il arbore une longue chevelure poivre et sel. Les premières notes se font entendre, elles se meuvent au travers de la salle comme autant d’effluves vampiriques. L’oreille n’est pas encore malmenée, c’est déjà fort certes, mais comme une vague qui pénètre l’ouïe avec amour, sorte de ressac qui s’abat contre le bord d’une falaise. Les instruments ne s’accumulent pas encore, la guitare est absente. Quel est donc ce morceau d’intro ? Ne connaissant que leurs deux derniers albums j’espère en mon for intérieur qu’ils joueront un maximum de morceaux qui ne me sont pas étrangers, une manière sans doute de me rassurer car malgré tout je ne suis pas vraiment confiant, je pourrais même dire que depuis que je me suis résolu à ne pas endosser de bouchons d’oreilles, je suis terrifié. Je ne le sais pas encore mais je ne vais pas avoir beaucoup plus le temps de cogiter. Je l’apprendrais le lendemain, le morceau en question se nomme To be kind, apparemment c’est une nouvelle chanson, non enregistrée. Michael Gira donne de la voix, le son des instruments s’intensifie derrière lui. Ce ne sont pas ces derniers qui perturbent provisoirement mon champ auditif mais bien cette voix, entêtante, hypnotique qui vient transpercer mes tympans et se frayer un tunnel dans mon cerveau. A mes côtés, un garçon plaque ses mains sur ses oreilles. En un sens je suis rassuré. La voix s’installe définitivement, je plane déjà. Sa présence garantie cette ivresse agréable, c’est quand elle disparaît que l’inquiétude refait surface, un peu comme lorsque l’on est dans le wagon d’une montagne russe : il y a l’adrénaline de la montée, cet état si singulier où convergent toutes les sensations puis il y a cet entre-deux, lorsque l’on ne peut grimper plus haut, qu’il ne reste qu’à descendre et c’est imminent. C’est ce que j’ai ressenti à l’extinction de cette voix, certes au niveau sonore extrêmement élevé mais qui me préservait finalement de la décharge qui allait suivre. Première déflagration : tous les instruments ensemble comme un cri, venu d’outre-tombe. Mes jambes se raidissent, le sol tremble. Il me faut lutter pour ne pas me laisser convaincre de reculer d’un mètre. Quelqu’un devant moi, sans doute un poil plus surpris, effectue ce pas de recul et marche sur mes chaussures et s’en excuse. Je vois de la peur sur son visage. Je dois avoir sensiblement le même. Quinze, vingt déflagrations suivront celle-ci, toutes précédées d’une nappe sonore decrescendo qui envahit la salle. Gira commande chaque détonation. Le rocker effectue un mouvement en avant comme un bûcheron hachant ses bûches. Puis il se relève, marche un peu, nage dans le remous qu’il provoque pour le reproduire ad eternam. L’avantage de ce premier morceau c’est qu’on est déjà à bloc, il n’y a pas eu de round d’observation. Ce n’est pas ce qu’on va entendre ce soir de plus fou ni de plus éprouvant mais c’est déjà ce qu’on aura de plus fort. En gros, après To be kind, les tympans sont immunisés.
Ma découverte de Swans n’a qu’un mois. Une écoute de The seer, le dernier album, un lundi matin ne faisait qu’entamer de longues heures d’écoute, de longs voyages violents et sensoriels. Voilà donc seulement quelques semaines que je ne peux me passer de Swans, The seer tout particulièrement et à l’intérieur de The seer, ce fut avant tout de l’ouverture, Lunacy, dont il me fallait ma dose quotidienne, en sortant du boulot, essentiellement, où ces sept intenses minutes participaient à ce lâcher prise et me faisait entrer en transe. Puis ce fut Avatar, puis le morceau qui porte le nom de l’album. Aujourd’hui c’est The apostate. Ce morceau me dévaste à chaque fois, il est d’une richesse colossale. C’est un monstre. Mais un album tout propre que l’on écoute au casque et une prestation scénique n’ont absolument rien à voir, m’avait-on prévenu. Confirmation. Exit les balades country, la reposante voix de Karen O ou les ambiances hypnotiques de crépitement d’un feu de bois ou les ruptures nettes de ton. Les si importantes interludes échappées de l’album ont disparu, ne reste qu’un concert à l’énergie, au forceps. La tracklist révélée le lendemain du concert laisse entrevoir huit morceaux, j’ai l’impression d’en avoir entendu seulement cinq, peut-être que certains ont fusionné ? Il m’avait bien semblé reconnaître The seer et The apostate, mais de façon tellement étirée et transcendée – sans compter l’état dans lequel j’étais plongé – que je n’étais plus sûr de rien, j’en avais perdu mes repères. Le dernier morceau qui doit être une sorte de Mother of the world fondu dans The apostate m’a littéralement anesthésié. Quarante-cinq minutes ? Une heure ? Je ne sais pas sur combien de temps il s’est étiré. Les mecs ne se sont pas foutu de notre gueule. Evoquer le concert dans son intégralité, soit deux heures et demie, est mission impossible. Dans ces moments là on est loin, trop loin pour distinguer l’écoulement du temps et pour l’installer durablement dans notre mémoire, c’est un trip, un trip total, sur l’instant, un voyage dans une autre sphère, le paradis ou l’enfer, je ne suis plus sûr de rien, un état proche de l’absolu.
J’ai pourtant eu une période de doute (traduit par un mal de hanche phénoménal) et je crois que mon point de rattrapage fut de regarder Thor Harris. Jusqu’ici, sans doute qu’une tête m’empêchait de l’observer aisément. A cet instant je me souviens qu’il était le centre vers lequel gravitait mon champ de vision. J’avais mal et le morceau me terrifiait, par sa durée, ses baisses de rythme qui n’en finissaient pas de rebondir. J’ai bloqué sur Harris. J’étais fasciné par ses grimaces, sa manière de bouger et de manipuler ses planches et ses cylindres. La transe totale s’est emparée de moi à nouveau.
Et un mot sur le final, enfin disons l’après concert, lorsque chacun s’est levé pour saluer la salle. Six silhouettes rincées, dont deux le torse nu, ou tatoués, ou poilus, cheveux en bataille, barbe luisante, tels de vieux taulards dégoulinant de sueur qui lèvent les bras et secouent les mains au-dessus de leur tête juste avant de saluer. C’était très émouvant et chaque fois suivi d’une denrée d’applaudissements supplémentaires. Ils ont répété le mouvement à plusieurs reprises, cela devenait presque inquiétant, je me demandais s’ils allaient saluer comme ils jouaient, jusqu’à saturation ? Et puis Michael Gira a remercié le public en anglais d’abord, puis en français ensuite avant de nous convier au stand de Cd et T-shirt où il serait dix minutes plus tard. Six mecs de tout âge, plutôt costauds mais qui donnent une apparence de nounours, là, alignés devant nos yeux ébahis, esprits lessivés. C’était beau. Et extraordinaire de voir le regard de Gira, adouci, avec le sourire, alors qu’il donnait auparavant l’impression, cent cinquante minutes durant, qu’il voulait liquider toute la salle, engueulant parfois les membres du groupe à la sortie d’un son qu’il ne souhaitait pas, menaçant une personne dans le public qui abusait de l’appareil photo ou se crachant dessus à répétition dans la transe éternelle du morceau final. Et pourtant, paraît-il qu’il a par le passé été bien pire. Quelqu’un dans la salle a crié, à la fin du deuxième morceau : « You’re fucking sexy Michael ! » Il a ri, ça a dû le détendre. Pas moi. Ce rire discret, quasi diabolique, sur ce visage marqué par cette prestation de guerrier m’a fait plus flipper qu’autre chose.
C’était puissant. Je croyais m’être suffisamment préparé psychologiquement, je pensais qu’en imaginant le pire, en me projetant souffrant le martyr l’expérience passerait plus facilement justement parce que je n’avais pas négligé sa force. Mais non, c’était encore au-dessus de ça. C’était un voyage cosmique. Ou plutôt dirais-je, un voyage limbesque. A la fois purgatoire sonore, tourbillon orgasmique, danse terrifiante et ascensions apocalyptiques. Et j’ai survécu.
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