L’arène du meurtre.
8.0 Werner Herzog s’intéresse à un fait tragique bien particulier : un triple meurtre pour une Camaro rouge, survenu dans l’Etat du Texas, courant 2001. Une mère de famille est tuée avant que son fils et un ami de son fils subissent le même sort sans aucun autre mobile apparent que le vol de leur voiture de sport. Jason Burkett et Michael Perry sont reconnus coupables et condamnés à quarante ans de prison ferme pour le premier, à la peine de mort pour le second.
Le cinéaste s’intéressant à la folie et aux orientations malveillantes de la nature humaine ce n’est pas nouveau. Plus récemment, son cinéma s’est quasi définitivement orienté vers le documentaire, citons Encounters at the end of the world ou La grotte des rêves perdus, autant de films marqués (déjà suggéré par leur titre) par l’expérience humaine extrême, le retranchement absolu. Une station en Antarctique. La grotte Chauvet. Inutile de revenir sur ses fictions qui nombreuses portaient déjà le sceau de cette démesure, un appétit du vertige, la volonté de sonder l’âme humaine dans son caractère excessif. Et maintenant : Into the abyss. Titre on ne peut plus Herzogien. Ce sont les abîmes du meurtre, de l’incarcération, de la perte et de la peine capitale dans lesquels le cinéaste va (nous) plonger. L’abîme suprême en somme.
Il entreprend de rencontrer et de questionner plusieurs personnes, liées au fait divers en question, ou en rapport au système carcéral ou les proches des victimes ainsi que ceux de leurs bourreaux. Les témoignages seront brefs mais surtout relativement peu éparpillés. Le film s’ouvrira sur la parole d’un révérend. Il y aura aussi plus tard un ancien chargé d’exécution. Et un enquêteur. Les autres seront directement liés au triple crime : Jason Burkett et Michael Perry, évidemment, tous deux interrogés dans un box vitré, mais aussi le père Burkett ainsi que la petite amie de Jason, et le frère du garçon assassiné ou encore la fille et sœur des deux autres victimes. Personne d’autre. Et pourtant, cela suffit à proposer un éventail d’analyse passionnant, incomplet certes mais riche, sur la place des Hommes dans la société américaine aujourd’hui, l’hyper individualisme (Aguirre ou Nosferatu en étaient déjà les sujets) et la description d’un monde reclus.
La construction du film mêle interviews face caméra, vidéos de scène de crimes d’archives de la police (C’est entre parenthèses incroyable qu’on ait le droit, dans un Etat aussi répressif que le Texas, d’utiliser ce genre d’images) et quelques plans détachés de la chambre d’exécution, de la résidence pavillonnaire où avait eu lieu le crime dix ans plus tôt, de la ville de Conroe, du champ de pierres tombales numérotées représentant les condamnés exécutés. Sa force réside aussi dans son montage, gage de distance importante quant au sujet qu’il traite. En effet, je pense que la difficulté de ce genre de documentaire c’est la question de la distance que l’on va mettre entre le cinéaste et ses cibles interrogées ainsi que celle qui existe entre le spectateur et l’écran de cinéma. Herzog a les bons mots, il ne manipule personne. Lorsque Perry se trouve en face de lui, il y va au culot, espérant qu’il gardera toute son attention, lui avouant que l’absurdité de la peine de mort n’excuse en rien le geste qui l’a poussé à commettre ce crime. Il n’a pas de sympathie pour lui mais il le considère en tant qu’humain. Herzog ne fait pas un film pour débusquer les coupables (l’intérêt n’est pas de fustiger le déni ni d’accentuer les culpabilités) il s’intéresse aux ignobles faits mis en cause : le crime gratuit et la condamnation à mort. Il ne cherche pas à en rajouter sur les destins tragiques ou meurtris des personnes qu’il rencontre, son cinéma est fait de chairs et de fantômes, il ne naît pas par les larmes mais par les tripes.
Les témoignages prennent parfois une dimension métaphysique surprenante, au détour d’un dispositif mise en scénique ou de la direction d’un dialogue. Un révérend s’effondre en larmes en parlant d’un écureuil qu’il avait failli écrasé sur un terrain de golf, ravi de l’avoir manqué, puis se taisant en réalisant qu’il accompagnera le soir même les derniers instants d’un condamné à mort. Un moment, les contours du visage d’Herzog épousent ceux de Michael Perry à travers le plexiglas comme s’il voulait entrer dans son esprit. Plus tard, une femme accablée par la double perte de sa mère et son frère, raconte qu’elle a presque perdu toute sa famille en l’espace de six années, entre accident de voiture et crise d’anévrisme, meurtres et suicides. La rencontre avec le père de l’un des meurtriers est très forte aussi puisqu’elle est réalisée en prison étant donné que le père est lui aussi condamné, mais à perpétuité et nous raconte que son deuxième fils est lui aussi en prison. Il dit qu’il s’est même retrouvé exceptionnellement pour fêter Thanksgiving en leur compagnie à tous les deux, entre quatre murs, il ne comprend pas comment il a pu tomber si bas, lui, père de famille et ses fils qu’ils tenaient dans ses bras bébés il y a longtemps, s’effondrant en racontant que Jason a subi jusque l’âge de cinq ans de multiples opérations pour ne pas mourir. Lorsqu’il évoque la date de sortie de prison éventuelle de son fils, il se trompe d’un siècle, il n’a plus de repères temporels, il s’en remet aux valeurs humaines et familiales et préfère prendre la culpabilité de son fils, exonérant ses actes en encaissant tous les torts. Il y a encore ce dialogue avec cet ancien capitaine, qui aura par le passé assisté à cent vingt-cinq exécutions alors qu’il était un fervent défenseur de la peine capitale, qui avoue avoir eu une illumination spirituelle quant à l’absurdité de cette procédure lorsqu’il assistait aux dernières heures de la vie d’une femme condamnée qui le remercia pour l’accompagner à ses côtés jusqu’au bout. Il faudrait impérativement aller voir le film ne serait-ce que pour ce témoignage là et pour l’évocation de l’écureuil.
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