10.0 Vingt minutes, le chat dort. A mes côtés, je l’entends parfois ronronner, couvrant certains plans silencieux avant que les vocalisations de son plaisir ne disparaissent dans la richesse sonore qu’en offrent certains autres. Absence humaine totale jusqu’aux alentours du dixième plan et l’irruption d’un hélicoptère, son bourdonnement puis son apparition réelle, dans le plan. C’est le moment que le chat a choisi pour ouvrir l’oeil – une attirance sonore particulière sans doute – et être happé par l’écran. Lui aussi a sa propre réaction quant à ce changement soudain qui impose une première esquisse de l’intervention humaine. A nous aussi, ce plan nouveau fait son effet, non pas qu’il nous sorte de notre torpeur mais il atténue l’hypnose, propose une éventualité. Une possibilité que l’on n’attend plus. Un glissement. Dès lors, l’Homme n’aura de cesse de forcer l’entrée, grappiller, habiter, envahir le plan, relâchant parfois son effort, permettant à la nature de reprendre ses droits, entre immenses déserts de cactus, forêt d’arbres penchés et vallée forestière à l’infini. Mais c’est une nature menaçante, une nature qui résiste. Les plans sont harmonieux, une harmonie violente. Entre plantes épineuses érigées vers le ciel et troncs curvilignes aux allures indécentes. On ne retrouvera plus, l’hélico passé, le doux agencement qui régnait, qu’il se fasse en silence (branches recouvertes de neige) ou dans un brouhaha magnifique (vagues déferlant sur une plage rocheuse dans le tout premier plan du film). C’est une question d’empreinte. Guerrière, comme ce convoi militaire qui apparaît brutalement dans l’image pour se fondre éternellement dans l’horizon. Antique, avec ces pétroglyphes inscrits sur ce qui peut ressembler aux restes rocheux de la lave d’un volcan disparu. Absurde : ces deux morceaux de bois plantés en tant que possible délimitation de piste dans le désert. Monstrueuse lorsqu’une immense grue, d’abord hors champ, récupère ou dépose de longs troncs d’arbre, arrosés et immobilisés sous la chaleur, avant que le long bras métallique accompagné de son bruit volumineux ne disparaissent à nouveau du plan. Gigantesque comme ici avec ce gisement quelconque à plusieurs étages où l’on perçoit en tendant l’oreille le bruit des chenilles qui sillonnent ses longs chemins sableux. Eternelle, et ce barrage intéressant dans l’ultime plan du film, que l’on aperçoit au loin, distinguant même parfois le bruit d’un moteur d’une auto qui le franchit, tandis que devant nous se plante là un énorme puits, bloc de béton improbable, inutilisable étant donné le faible niveau des eaux, s’érigeant étrangement vers le ciel. Ce plan là m’évoque, de loin, la série Les revenants, avec ce paysage immergé qui réapparaît à mesure que le lac se vide. Il faudrait aussi parler de l’immensité, il y avait de cela dans Los. Certains plans sont hors norme, à la fois proches des photographies apocalyptiques et fantaisistes de beaux blockbusters ou des plus belles envolées lyriques et sensorielles d’un Weerasethakul ou d’un Herzog, je pense bien entendu à ce plan géant dans une vallée, tapissé d’une forêt verte, bordé par les montagnes dotés d’un silence résonnant comme dans un gouffre, aucun mouvement si ce n’est celui de cette cascade, rendue minuscule par sa distance, qu’il nous faut du temps pour apercevoir. L’eau est un élément important dans le cinéma de Benning, je ne me suis toujours pas remis de cet enchaînement de lacs (13 lakes) et voilà qu’ici, à maintes reprises, le plan se liquéfie à nouveau. Déchaînement naturel d’une part entre vagues s’échouant sur le sable et rapides s’engouffrant dans une rivière en cascade. Ce n’est pourtant pas là qu’elle terrorise ni interroge le plus. Sa nonchalance répétitive me repose, sa puissance me laisse songeur. Un songe hypnotique qui sollicite inconsciemment les sens. Car il y a plus dérangeant. Il y a cette étendue d’eau, mer d’huile, qui accueille une alternative humaine. A la fois par la présence d’une ombre étrange (des fils électriques ?) qui précède une autre ombre, beaucoup plus impressionnante, sous-marine, peut-être un requin pense t-on dans un premier temps avant de découvrir l’irruption de ce cargo qui envahit bientôt une partie de l’écran laissant derrière son passage forte houle et mousse virevoltante. Dans Sogobi ce sont pourtant les plans les moins ouverts qui sont les moins aimables, des plans suspendus et angoissants, comme encore cet enchevêtrement d’arbres qui ne laisse échapper de perspective, silhouettes asymétriques, casse-tête boisé. L’inquiétude naît justement de cette absence d’intervention extérieure, quand la nature dévore absolument tout. A contrario, on se souvient de cette séquence dans Ruhr, où cette forêt d’arbre isolée, ne résistait pas au passage d’un avion de ligne hors champ, assourdissant puis secouant les feuilles des arbres. Il y a aussi ces deux plans que j’aime énormément avec cette horizon vertigineuse, spirale de l’enfer, tous deux lacs, gelés ou salés, salés ou gelés, c’est selon, c’est parce qu’ils sont indomptables qu’ils sont fascinants. Deux séquences qui pourraient durer une heure sans que l’on arrive à en épuiser les soubresauts, l’évolution, le mouvement, tout simplement parce qu’ils y sont infimes. Les nuages dans le premier bougent imperceptiblement, on les distingue dans le ciel, mais sans qu’ils n’apportent de véritable impact de lumière sur ce sol carrelé, sableux ou gelé, improbable. Le reflet des nuages dans le second, cette fois on ne voit pas le ciel, qui crée une variation de couleurs sur ce lac en longueur, qui pourrait aussi être une ancienne route creusée. D’un bleu nuit inaltérable, l’eau se transforme, par le mouvement au-dessus, en bleu turquoise paradisiaque ou presque, révélant dans ses fonds un autre bleu nuit menaçant, avant que cela ne disparaisse sans qu’on ait le temps de s’en apercevoir. C’est trop court. C’est la beauté de Sogobi, c’est aussi une frustration. Les plans sont temporellement identiques, comme toujours, mais cette fois extrêmement court (2min30) renforçant ainsi la double facette du cinéma de James Benning : l’éphémère et l’éternel.
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Archives pour janvier 2013
Sogobi – James Benning – 2002
Publié 30 janvier 2013 dans * 100, * 730 et James Benning 0 CommentairesNews from home – Chantal Akerman – 1977
Publié 29 janvier 2013 dans * 100, * 730 et Chantal Akerman 0 CommentairesSaute ma ville.
10.0 News From Home est un voyage à travers New York : ses boulevards, ses gratte-ciels, ses souterrains, ses rues désertes, sa circulation, ses magasins, ses fast-food, sa grandeur, le jour, la nuit… montrés sous travellings, plans fixes, ou panoramiques.
Chantal Akerman raconte deux quotidiens. Le sien, en filmant différents lieux de New York qui ont accompagné son séjour quelques années avant le tournage de son film. Et celui de sa famille par l’intermédiaire de lettres reçues de sa maman de Belgique, qu’elle nous fait parfois partager en off. Sa mère y raconte son quotidien triste, des banalités, son envie de la revoir, sa fille lui manque beaucoup. Elle lui demande de façon récurrente, même agaçante, de ne pas les oublier, de penser à leur écrire plus souvent. C’est un double récit, bien que sans doute par pudeur, la voix monocorde de la cinéaste – une voix de lecture – citant les mots de sa mère, se perd dans les plans de la ville, dévorée par le brouhaha des voitures ou celui du métro. A moins que ce ne soit pour reproduire un détachement, celui avec lequel elle lisait et s’appropriait ces lettres. Car on entend parfois dans cette parole, que l’on déchiffre ou non, selon notre humeur, de l’inquiétude et du désarroi quant au peu de nouvelles rapportées de cette vie alternative, outre-atlantique. Absente ou succincte, la réponse se fait attendre. Certaines lettres envoyées par la cinéaste (qu’elle ne lit jamais) provoquent un contentement relatif ou une déception de contenu.
C’est un exercice délicat de filmer le présent de ce que l’on a vécu par le passé. Chantal Akerman retrouve New York et laisse cette impression géniale de nous offrir des images qu’elle aurait prise durant son séjour, une impression d’absence de tournage, de saisies éparses sur le vif, ce qui n’est évidemment pas le cas. Au moment du départ (quitter Manhattan) que l’on peut interpréter par cette cassure formelle consistant en des mouvements de caméra forcés par les moyens de transport, pendant le dernier tiers du film, on a le sentiment d’un adieu au présent et non la reconstitution de cet adieu. Tout voir défiler. Images étirées comme autant d’impressions à jamais gravées. Pas étonnant que les plans soient beaucoup plus longs qu’auparavant. Il n’est question que de regard perdu dans l’espace et son immensité. Le cinéma permet cela : reconstruire un adieu et pouvoir le revivre ad aeternam.
Le dernier plan du film est l’un des plus beaux plans de cinéma de l’univers : Un bateau quitte Manhattan, et à mesure de ce déplacement, le plan dévoile ses gratte-ciels, d’abord immenses, sectionnés par le cadre, puis immenses plein cadre avant de devenir minuscules plus tard, lointains, perdus dans un brouillard épais. Il est précédé de quatre plans foncièrement similaires puisqu’ils évoquent déjà ce départ, me semble t-il. La fixité n’a pas disparu mais cette fois le paysage se dérobe. Ce sont de faux plans fixes ou de faux travellings. L’objectif adopte un regard. Une mélancolie. On a tous déjà vécu cette suspension du regard, comme ici derrière le pare-brise arrière d’un taxi, la vitre d’un métro. On retrouve d’ailleurs, durant cet adieu, un plan que nous avions déjà eu précédemment, l’intérieur du métro, en fin de compte le plus représentatif d’entre tous, l’adieu au balai des usagers, à l’homme. Car New York est la ville humaine par excellence, le berceau de la civilisation. Quoiqu’il en soit, cet ultime voyage de dix minutes, d’envoûtement pur, avec ce bruit incessant des vagues frappant la coque du bateau est un haut fait du cinéma Akermanien.
Esther (Orphan) – Jaume Collet-Serra – 2009
Publié 22 janvier 2013 dans Jaume Collet-Serra 1 CommentaireThe omen.
6.5 Film qui se situe dans la tradition pure du cinéma d’épouvante. La tradition impose parfois un surplus. Tout le monde ne s’appelle pas Kubrick et l’on sait combien Shining est une référence inépuisable et indéboulonnable. Ce surplus dans Esther se situe au début, dans cette inutile scène d’introduction et ce cauchemar explicatif. Collet-Serra cherche à démarrer sur les chapeaux de roue, atteindre d’entrée un climax. Le genre ne se porte pas forcément moins bien quand il se frotte à cet exercice, prenons les exemples de The descent ou Martyrs. Un accident de voiture mortel ou une jeune fille qui échappe ensanglantée à ses ravisseurs. Ici, l’idée est de rendre insoutenable un fait vécu que le rêve va amplifier (la perte d’un bébé) dans les cris et le sang. Déjà, la scène est formellement assez mauvaise, on ne repère que trop vite la supercherie, à cause de ce maniérisme à deux sous qui consiste à flouter les contours du cadre pour accentuer le climat paranoïaque. Cet affectation un brin old school est pourtant ce qui permettra au film d’être une réussite, atteignant une dimension éminemment classique dans le bon sens du terme puisqu’il se relève aisément de cette facilité ratée et s’apprête à grimper crescendo jusqu’à un point de saturation où la puissance horrifique et angoissante n’a d’égal que cette entrée en matière ridicule, forcément vite oubliée. Esther se permet même la crème : le twist final de la mort, fort autant qu’il peut-être inutile. Le film ne repose aucunement dessus. Il serait aussi bon sans l’existence de ce twist, en simple cauchemar maléfique inexplicable. L’explication vient uniquement atténuer les éventuelles invraisemblances que les esprits chipoteurs auraient dénichées, bien qu’en quêteur d’une forme nouvelle de peur au cinéma, j’aurais préféré qu’il n’opte pas pour ce raccourci narratif, où qu’il s’en dépêtre autrement. Pour le reste, Esther est un thriller diablement efficace qui réserve son lot de sursauts et des suées progressives. Il tient parfaitement la distance, ne redescend jamais. C’est Carrie qui croise La malédiction. Le contrat est donc honorablement rempli : ça fiche la trouille comme il faut. je me suis demandé, un long moment, comment j’allais pouvoir dormir…
Touché coulé.
3.5 Eric Lavaine avait réalisé l’infâme Poltergay avant de « réussir » Incognito. Depuis il y a aussi eu Protéger et servir. Même pas osé l’essayer, celui-là. Bienvenue à bord, énième comédie en mer, genre over fashion ces temps-ci – probablement que le naufrage du Costa Concordia y est pour quelque chose – se présente à la fois comme un film ultra fauché de tout (gags, personnages charismatiques, rythme enlevé inhérent à la comédie, séquences détachées) et dans le même temps très influencé des travaux de Pécas, Lang et Veber essentiellement. Les premiers pour l’écriture indigente, le dernier pour les situations. J’aime le fait que le film ne tente à aucun moment de se poser en étendard d’une certaine façon de faire du comique, à la manière de Bienvenue chez les ch’tis ou de Intouchable. Comme Incognito le film ne raconte pas grand chose, il ne joue pas à devenir le garant d’un fait sociétal, il tente le film burlesque tout en se pliant aux habitudes des comédies actuelles. Il voudrait parfois être La party mais il est davantage La doublure. L’évidence c’est en effet Veber, ou plutôt François Pignon, Franck Dubosc jouant son personnage cousin. Et les sourires que l’on se surprend parfois à offrir proviennent systématiquement de lui. Pathétique au point d’en être touchant. Le temps de quelques gags ci et là, le film est à mon avis assez culotté. Alors évidemment ce n’est pas bien mais, mais, mais c’est loin d’être atroce. Disons que la démarche est tellement vaine et vide, sans surprises, sans fulgurances, qu’elle en devient attachante par d’infimes touches surprenantes, lors de quiproquos ou d’énormes absurdités inattendues. Le film va aussi loin que les promesses qui l’accompagnaient, c’est à dire nulle part et c’est mieux comme ça.
Le samouraï – Jean-Pierre Melville – 1967
Publié 19 janvier 2013 dans * 730 et Jean-Pierre Melville 3 CommentairesLe dernier souffle.
9.5 Le samouraï représente à mes yeux le film Melvillien par excellence. C’est un condensé de ses plus belles réussites où son style s’affirme de la manière la plus radicale. Il se déroule en une suite de séquences monstrueuses, quasi muettes où le cinéaste se contente de filmer l’action, le mouvement, contenus dans un contexte temporel restreint.
Un moment donné, Jef Costello rentre chez lui. Le spectateur a de l’avance sur lui puisqu’il a vu précédemment une séquence où deux hommes y déposaient un micro. Cette scène de retour est filmée comme celle de départ qui ouvrait le film, en temps réel. Le temps réel chez Melville est un temps d’attente, la mèche d’un pétard qui se consume, un sablier qui se vide. C’est une attente qui génère forcément un dérèglement. En l’occurrence, il se dévêtit, puis s’apprête à passer un coup de fil mais un détail attire sa méfiance : l’oiseau, dans la cage. Dans un schéma classique, l’oiseau serait mort, le spectateur garderait donc son avance sur le personnage et attendrait uniquement le moment où le personnage découvrirait la supercherie. Chez Melville, l’oiseau se déplume, à force de cogner, craintif, les parois de sa cage. Ce n’est que cela qui attire le regard de Costello et fait qu’il raccroche aussitôt le combiné et se met à chercher ce que cette pièce a de changé.
Le style Melvillien est à l’image une affaire de contrastes, dans un cadre monochrome, sec, grisé, à la recherche d’une épure de trait, entre l’abstraction et le vertige d’un réel fantasmé du film noir. Style hautement influencé qui aura séduit d’érudits cinéastes qui s’en sont magnifiquement inspiré autant qu’il aura contaminé bon nombre de films de gangsters qui n’auront fait que de singer le style. Qui auront tenté de reproduite la sécheresse formelle sans se plier, comme l’osait parfaitement Melville, à une épure dramaturgique.
Si l’action intéresse évidemment Melville c’est l’action au sens de processus pour parvenir à ses fins. Pas le spectaculaire. Ni le jubilatoire. La première séquence de meurtre est un modèle de déplacement éternel en temps que préparatifs du futur travail accompli. L’exécution n’intéresse Melville que dans sa plus plate représentation. Premier plan large : Deux hommes face à face. Le suivant : Un coup de feu tiré, plan serré sur l’arme. Troisième plan à nouveau large : Le tableau de l’exécution accomplie, avec la personne tuée et le nuage de fumée de l’arme encore chaude. Ce n’est qu’affaire de précision. Affaire de gestes parfaits. La mise en scène se plie à ce qu’elle traite : la rigueur exemplaire à laquelle se soumet le tueur à gage.
La dimension dramaturgique est évacuée ou évasive, pourtant Melville ne lui tourne pas entièrement le dos, il préfère lui attribué une dimension sous-jacente, inexpliquée pour laisser surgir l’âme enfouie de la machine dans une dernière scène magnifique. Costello n’a ni passé ni présent, nous n’apprendrons rien de lui, il n’existe qu’au gré de ses déplacements et de la minutie de ses gestes. Malgré cette épure du romanesque, cette douce agonie de la froideur incarnée se révèle être d’une tristesse absolue.
Foxfire, confessions d’un gang de filles – Laurent Cantet – 2013
Publié 15 janvier 2013 dans Laurent Cantet 0 CommentairesRessources féminines.
7.5 Foxfire, confessions d’un gang de filles débute sous voix-off. Pour un film que l’on imagine construit comme une confession étant donné son titre, pas bien original. Pourtant, il me prend au dépourvu. Le personnage central dans les premières minutes, celui que l’on attend comme le leader et qui le restera, n’est pas le narrateur, alors que cette voix semble se calquer sur ce personnage, justement, comme si c’était cette fille, Legs, androgyne et rentre-dedans, qui nous faisait part de ses confessions. Mais c’est une autre. Il est déjà question d’une admiration qui sous-entend un amour masqué. Malgré cela, le film n’ira pas vraiment où on le soupçonne d’aller. Sa progression m’évoque un autre très beau film de groupe rebelle, sorti l’an dernier, le film de Leila Kilani, Sur la planche.
C’est donc la confession d’une jeune femme sur un groupe, une confession ôté de son intimité. Le groupe a dévoré cette intimité à tel point qu’il ne peut qu’être sous-entendu, il n’a pas le temps d’exister. Foxfire est le nom donné à ce groupe d’adolescentes, ce gang comme elles préfèrent le dénommer. Cinq filles, bientôt six, unies contre les hommes et le système en général. Six filles qui voudraient tout changer et semblent y croire. A l’échelle de la saga Millenium, Foxfire ne raconterait plus l’épisode des hommes qui n’aiment pas les femmes, mais celui de la fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette.
Le film de Laurent Cantet se situe quelque part entre Ressources humaines, son premier long métrage et Entre les murs, son dernier avant Foxfire. Un film sur le groupe, avec ce qu’il engendre comme espoirs et désillusions, multiplié par l’effet de groupe, à l’instar d’un autre excellent film sur la puissance du groupe, Mean Creek de Jacob Aaron Estes. Il y a une manière étrange de filmer cet ensemble. A l’image, les éléments forts, reléguant les plus discrètes (narratrice comprise) à un hors champ relatif. Mais au présent. C’est à dire en n’omettant pas les modifications que le temps apporte (celles qui s’effacent, d’autres qui renaissent) entre prises de conscience, rêves assouvis, déceptions ainsi que bouleversements divers au sein du groupe. Ainsi, les nouvelles recrues (Foxfire gagne quelques éléments supplémentaires à mesure qu’il fait parler de lui, qu’il vend un rêve en somme) ont sur la fin tendance à être plus dures, plus concernées que les filles qui ont fait naître le mouvement rebelle.
Une scène est représentative à plusieurs niveaux : le moment récurrent, cérémonial et puéril de l’acceptation dans le groupe, où il faut jurer fidélité et accepter de se faire tatouer une flamme sur l’omoplate. Lors d’une énième cérémonie d’entrée, Tina, la bimbo superficielle qui a essuyé des viols, présente depuis le départ, remarque les négligences de ce rituel, sacré fut-il à l’époque. C’est un élément de contradiction, le plus flagrant. Elle se soucie bien plus de l’enrobage que du contenu. Un gang joli, qui a de la classe, c’est tout ce qu’elle recherche. C’est elle qui sera bannie plus tard de Foxfire pour avoir fricoté à maintes reprises avec un garçon, règle basique d’interdiction immuable nécessaire selon elles à la pérennité du mouvement.
Le film se nourrit d’un paradoxe passionnant. Il est à la fois extrêmement linéaire et attendu, en tout cas de ce qu’on pourrait attendre d’un film du genre, qui se rapproche du biopic dans sa construction en fin de compte. Et dans le même temps j’adore le fait qu’il accepte sa capacité de glissement. Il accepte par exemple que Legs, personnage fort, fille que l’on craint, ne soit pas celle qui permette à Foxfire de s’élever au grade qu’elle revendiquait d’atteindre. Il y a une fragilité intéressante en elle je trouve. On peut se dire que la violence incontrôlée dans laquelle le mouvement finit inéluctablement par plonger aurait sans doute été plus dramatique avec une nouvelle recrue aux commandes.
L’autre grande idée, c’est le conflit dans le groupe. Le film est parfois agaçant dans le tableau qu’il brosse des hommes, tous des salauds plus ou moins, encore que – le personnage du clochard est magnifique. Mais il finit, comme souvent chez Cantet, par se concentrer sur le problème interne – un groupe d’amis dans Les sanguinaires, une salle de classe ou une entreprise ailleurs. Pas selon un processus un peu schématique, entièrement scénaristique (le film est l’adaptation d’un roman) mais changeant de façon progressive, avec des pics et des vides, mais toujours dans une spirale autodestructrice, omniprésente, qu’elle soit ostensible (un désaccord sur des préjugés racistes) ou non (la perspective éventuelle d’un avenir confortable).
Il y avait un groupe, déconstruit, qui vivait au gré de menues satisfactions. Puis il y a un groupe plus ou moins organisé, où chacun aurait sa place. La belle blonde qui aguiche les hommes, les autres qui finissent le job. Celle qui fait les comptes. Une autre qui, ce n’est pas négligeable, ramène un salaire. L’argent finit par être le problème majeur de Foxfire, moteur de tensions. Surtout dès l’instant qu’elles entrent dans une nouvelle dimension, qui bien qu’elle reste ouvertement en marge, cédant la liberté d’une rébellion précaire à une utopie quasi terroriste, s’engouffre finalement dans un conformisme sociétal : payer le loyer de leur maison en ruine, les charges diverses et la nourriture.
Foxfire, le groupe, finit par se retourner sur lui-même. Il ne survit plus aux autres, il doit survivre de l’intérieur. Certaines présentes dès la création n’ont bientôt plus leur place, dépassées par les événements. C’est le cas de cette narratrice qui n’aura cessé de raconter cette histoire au présent, comme si plus tard elle relisait ses notes, ruminant un désespoir qui porte certes, sur le groupe, mais finalement davantage sur cette passion, cette fille, Legs, l’inaccessible. Voilà pourquoi la seule fille du groupe qui existe véritablement c’est Legs car il ne faut jamais oublier que cette histoire est racontée d’un point de vue unique. Un moment, Maddy, la narratrice, défie celles qui ne respecte pas sa timidité, en draguant un homme à la manière de Rita, se présentant à lui sous un autre prénom, Margaret, le vrai prénom de Legs. C’est très beau, je trouve.
Il faut aussi concevoir que ce que l’on voit correspond aux souvenirs ou aux écrits de Maddy, que tout n’est pas forcément exhaustif, amplifié ou non parce que cela est vécu ou remémoré par Maddy. Vers la fin, il y a d’ailleurs un bug entre ce qu’elle se souvient et ses propres écrits qu’elle lit, ils diffèrent sur un événement. Le film appuie une seule fois sur cette idée, il ne se réfugie jamais derrière cette facilité mais au moins la suggère. Plus tard, durant une retrouvaille fortuite, Maddy voit pour la dernière fois cet amour sur une photo dans un journal, sans savoir du même coup si c’est cette fille qu’elle a aimé.
C’est un film riche et passionnant. Et ça dure 2h30 mais on ne les voit pas. Cantet a une façon bouleversante de filmer des personnages, en captant le tragique et la tension. C’est un cinéma puissant, qui n’agit pourtant jamais dans l’éclat, qui observe les contradictions et fait surgir une fragilité inattendue. Concernant les performances de ses interprètes, comme souvent chez Cantet, rien à dire, c’est fort. Mais celle qui joue Legs, Raven Adamson, est ahurissante de colère contenue, à la fois impassible et bouleversante.
Tabou (Tabu) – Miguel Gomes – 2012
Publié 11 janvier 2013 dans * 100, * 2012 : Top 10, * 730 et Miguel Gomes 0 CommentairesTú serás mi baby.
10.0 Ça commence comme un songe. Dans un prologue esseulé, il est question d’un explorateur dans la savane en quête de son grand amour devenu fantôme, qu’il rejoindra en plongeant dans le fleuve pour se faire dévorer par le crocodile, laissant derrière lui des Africains danser festoiement sa mort. Le crocodile rassasié, est condamné à vivre aux côtés du fantôme de la belle. C’est un conte. C’est la belle et la bête. Et c’est pourtant ailleurs que Miguel Gomes va nous entraîner. Paradis perdu, première partie. Nous voici dans le Lisbonne d’aujourd’hui. Aurora est une vieille femme, aigrie et dépendante de sa femme de chambre, Santa, qu’elle tient aussi pour cruelle sorcière qui l’empêche de se dépraver, qui la tient prisonnière. Les contours du colonialisme apparaissent déjà dans le récit, un colonialisme modernisé, son héritage, les restes. Aurora aime le jeu et perd son argent au casino. Ici intervient Pilar, sa voisine, qui vient en aide à Santa et donc à Aurora. Cette dernière sème la zizanie quand Pilar, sous ses bigoteries permanentes, voudrait ne faire que le bien. Elle endosserait la culpabilité des Hommes si cela était possible. Elle accroche le tableau d’un ami artiste modeste parce qu’il lui a offert puis le décroche quand la vieille femme critiquera la désharmonie qu’il crée dans sa pièce. Dans une salle de cinéma, Pilar verse une larme en entendant Tu séras mi baby version chantée par Les Surfs. Pilar n’a pas de passé. Elle n’a pas non plus d’histoire d’amour, ou alors que l’esquisse – un homme est à ses côtés dans la salle de cinéma, mais il dort. Pilar, c’est le personnage spectateur de cinéma par excellence, sa présence est fondamentale pour que le film puisse se poursuivre, qu’il puisse glisser. Ce n’est qu’un vecteur. Alors, la vieille femme détestable se meurt. La femme providence s’en va accomplir son dernier voeu le plus cher, avant qu’elle ne disparaisse : retrouver un homme, un certain Ventura. Le passé prépare lentement son apparition. Il faut trois très beaux plans interposés pour capter cette volonté. Les visages des deux femmes en gros plan, respectivement, ainsi qu’une main d’Aurora, paume vers le ciel, où les doits de son autre main écrivent les lettres de ce nom convoité. Ventura. La parole disparaît déjà, ce n’est que le début. Les transitions sont lumineuses et concises. Quand Pilar apprend via un jeune Ventura que ce grand oncle est en maison de retraite, il faut à Miguel Gomes une photographie du lieu pour nous transporter dans ce même lieu réel. Toutes les transitions du film sont des miracles. Un vieil homme coiffé d’un chapeau d’aventurier fait irruption dans le récit mais trop tard pour les retrouvailles, Aurora a rendu son dernier souffle. Lent travelling sur la cérémonie précédant son inhumation. Des fleurs sont jetées sur le cercueil. Trois corps s’éloignent, poursuivent leur chemin. Que reste t-il alors ? Où Miguel Gomes souhaite nous emmener ? D’abord dans un grand centre commercial puis dans un café. Pilar, Santa et le vieil homme au chapeau sont là dans une jungle factice. Elle avait une ferme en Afrique. Ce sont les premiers mots de Ventura. Paradis prend tout l’écran et le Mozambique fait son apparition. Elle avait une ferme en Afrique. La voix off se met en marche, elle ne quittera plus le film. La parole est enterrée avec Aurora, comme on oublierait les mots en se remémorant de lointains souvenirs. On bascule un demi siècle en arrière, on ne verra plus ni Pilar, ni Santa, elles disparaissent du champ, définitivement spectatrices à l’écoute du récit d’un autre temps : celui d’Aurora raconté par Ventura. Un amour de jeunesse entre une femme aujourd’hui morte et un homme fantôme, à moins qu’il ne soit crocodile. Deux parties, une cassure. Pas foncièrement ostensible, il ne s’agit pas de glisser de la couleur au noir et blanc ou l’inverse mais de faire une collision temporelle, de superposer les strates, de tenter les possibles. Au noir et blanc 35mm de Paradis perdu, qui brille de sa netteté, nous passons au 16mm gros grain dans Paradis. Juste un changement de format, mais pas seulement. Nous quittons un néo-réalisme radical et romanesque à la Fassbinder pour accueillir un muet non silencieux entre Murnau et Renoir. Nous n’entendrons jamais les voix des personnages et aucun carton ne nous sera offert, la voix off de Ventura restera seule guide. Tout l’environnement sonore continue lui de perdurer. Avec le temps, les paroles des Hommes ont disparu, ne reste que leur présence, leurs actions et le drame qui se noue autour d’eux, qui lui ne tombera jamais dans l’oubli. Lisbonne s’efface, le Mozambique apparaît. Au pied du Mont Tabou. Quand la première partie s’engouffrait dans le mystère au point de parfois laisser quelque peu dubitatif, mais en gardant toujours ses promesses d’ouverture, une fascination lancinante, la seconde se veut, paradoxalement à son format archaïque, beaucoup plus séductrice. Mais aussi de façon très subtile : On continue de garder en tête les voix de la première partie, sans doute justement parce qu’on nous en prive dans la seconde. Ces voix mystérieuses, sur lesquelles on peinait à associer un récit, une emprunte dramaturgique, prennent alors sens. Tout s’éclaire. On bascule en plein mélodrame – Presque du Douglas Sirk. Ce qu’il était depuis le début mais Gomes le couvait patiemment, déployant la richesse de son récit dans sa partie Paradis, où l’idée du paradis ne dure justement qu’un temps. Il est question d’un amour impossible, bientôt anéanti par les conventions du mariage et l’arrivée imminente d’un enfant de ce mariage. Le film n’est alors que contrastes. Une voix situe des événements, évoque des sensations mais ne les calque pas systématiquement à l’image, aux actions qui se déroulent sous nos yeux. C’est Ventura qui parle mais ce n’est pas nécessairement les souvenirs de Ventura qui nous sont donnés à voir. Gomes est loin de ce pseudo réalisme d’école, il fait confiance en son spectateur. Ainsi, dans une séquence intimiste, idéalisée où Aurora et Ventura marchent tranquillement dans la jungle, consomment leur amour, le travelling s’arrête, les attend puis se coupe juste après qu’ils aient effectué un regard caméra. Gomes ne veut pas de cette tricherie. Et si cette fin de séquence casse notre immersion, c’est selon lui que l’on n’accepte pas les puissances de l’art. Le contraste se joue même dans le mélo. Tabou, Murnau. Aurora, L’aurore, toujours Murnau. Et puis d’un coup, Dandy, le nouveau nom donné au crocodile. Tabou se permet cette ironie là. Et le récit se déploie miraculeusement, sans pilier narratif ni dosage linéaire, tout en restant malgré tout narratif et linéaire. Dans la première partie, les ellipses ne durent qu’une journée, les intertitres temporels indiquent le jour et le mois, le tout sur quelques jours de décembre seulement. Dans la seconde les jours ont disparu, ne reste que les mois, l’échelle du mélodrame. La force du temps offre cette puissance émotionnelle qui ne transpirait pas encore au début. Il y a une grossesse et une histoire passionnelle. Mais toutes deux ne sont pas liées. Et le film se permet alors d’éclairer nombreuses portes ouvertes dans Paradis perdu que l’on ne pouvait comprendre. Aurora, la vieille femme irascible, devient un personnage bouleversant. Sur son lit de mort on l’entend évoquer les singes, le crocodile, Ventura. Cinquante ans auparavant, toutes ces évocations prennent vie. Il ne faut pas oublier que l’histoire est racontée par le simple souvenir d’un homme. Qu’elle paraisse schématique ou idéalisée devient légitime. Dans une séquence magnifique, nos amants regardent le ciel et y décèlent les nuages prenant la forme d’animaux. Il n’y a pas de dialogue donc l’animal est dessiné par un trait blanc qui effectue le contour du nuage. Les idées s’amoncellent. Il y a aussi une très belle séquence sexuelle, filmée avec une sensualité étonnante où les corps nus s’enchevêtrent derrière un drap transparent avant que la caméra ne vienne capter le pubis de la femme en gros plan puis la main de l’homme sur son ventre rond. Il y a des scènes plus inexplicables, des trouées dans une narration d’apparence figée. L’une vient en écho à celle que j’évoquais précédemment où Pilar pleurait au cinéma. Cette fois, l’histoire des amants arrive à son terme, c’est l’heure de la séparation, le tout de manière épistolaire. Au milieu de cet échange de lettres, Aurora entend Tu séras mi baby qui s’échappe d’un poste de radio et se met elle aussi à pleurer. Une brèche temporelle s’est ouverte, deux destins sont curieusement étroitement liés. La mélancolie a son monde et sa musique. Deux autres destins le sont, ceux du réel et de l’imaginaire. Car le film aura glissé à maintes reprises mais chaque fois en effleurant l’Histoire, jamais en y pénétrant. Puis soudain, changement, on évoque le colonialisme pour plonger dans les débuts de la guerre d’indépendance. Miguel Gomes a l’intelligence de ne jamais revenir au présent. Il a pris l’option de créer deux parties distinctes bien qu’elles soient judicieusement dissociées par une transition qui n’évoque aucune grosse disjonction. Le film se terminera donc au Mozambique. C’est le glissement qui est beau. Il y a deux films (voire trois avec le prologue) en un sans que l’on est l’impression d’en voir deux. C’est un tout. Tabou provoque une extase incroyable. Je n’avais pas vécu une séance aussi extatique (à en oublier toute réalité) depuis Lumière silencieuse de Reygadas. J’en suis sorti avec des étoiles dans les yeux, une foi pour le cinéma devenue inébranlable. Si cela avait été possible j’y serai aussitôt retourné. Je ne voulais plus le quitter. C’est un film qui réactive tout, comme l’était avant lui cette année le Holy motors de Carax. A la différence que le film de Gomes m’emmène encore plus loin, qu’il touche à l’intime. Comme s’il me rejouait un air d’antan en changeant les notes et le rythme. Quant à Ana Moreira, mon dieu…
4h44 dernier jour sur terre (4:44 last day on earth) – Abel Ferrara – 2012
Publié 9 janvier 2013 dans * 2012 : Top 10, * 730 et Abel Ferrara 0 CommentairesSky/Skye/Skype.
9.0 L’an passé, c’était Melancholia qui se jouait de la fin du monde et de cette standardisation hollywoodienne qui veut majoritairement la réduire à sa dimension spectaculaire. Lars Von Trier proposait sa vision intimiste des derniers instants à travers l’attente de deux soeurs en proie à des émotions contradictoires. Cette année c’est Abel Ferrara. C’est de toute façon l’année Ferrara. Après la sortie tardive de Go go tales en février voici que 4:44 apparaît dans les salles neuf mois plus tard et sort pile à l’heure de notre éventuelle extinction présagée par les mayas. Le cinéma entre en collision avec le réel.
Ce réel cinégénique là c’est celui de cet immense cinéaste qu’est Abel Ferrara dont ces deux récentes merveilles inattendues augurent d’une seconde jeunesse. Les douze dernières heures du monde vécues par un couple dans leur appartement du Lower East Side, voici son tableau à lui de l’apocalypse. Il y a d’abord la crainte que le film ne dépasse guère son statut événementiel et qu’il filme un enchaînement de séquences, sans singularité, avec seulement comme point de convergence obligatoire cette issue terrible. Il y a aussi la crainte que le film grimpe ou s’effondre, qu’il soit concrètement dévoré par son sujet. Et puis il y a l’inquiétude lié au remplissage. Que filmer de ces derniers instants ? Comment ne pas tomber dans la mièvrerie, la béatitude ou l’hystérie ?
4h44 évite ainsi ces écueils. Et haut la main. Ferrara choisit de filmer ce dernier jour comme les autres. Sa seule particularité est d’être le dernier. L’environnement se modifie mais pas à la manière des habitudes d’apocalypse imminente au cinéma. Poncifs du genre sectionnés : le film se débarrasse rapidement d’un quelconque suspense, le couple sait qu’il vit ses derniers instants, le monde le sait aussi. La fin est déjà là, elle fait donc partie intégrante du paysage. Pas de compte à rebours pompeux. Tous semblent avoir accepté cette destinée tragique. On apprend par exemple via la télévision que la place Saint-pierre de Rome est envahie par les fidèles ; On effectue via Skype nos derniers échanges, on se dit adieu ; Sur les toits, certains préfèrent devancer la catastrophe en se jetant dans le vide. Et pourtant, le monde continue de tourner. Lorsque Cisco (Willem Dafoe) prend l’air sur sa terrasse, son regard scrute les rues, les immeubles et l’horizon et il peut constater le balai incessant des voitures au-dessous de lui, c’est le même brouhaha (mais c’est plus évocateur que n’importe quelle image forte) et cela même si un voisin préfère se donner la mort en sautant de son balcon. Même ce geste exceptionnel semble appartenir à une nouvelle banalité. Skye (Shanyn Leigh) se consacre à une immense toile en action painting mais aucun caractère inaccoutumé ne se dégage de cette passion. Tout le film sera à cette image. Quant à la traditionnelle et attendue séquence des ébats amoureux elle intervient elle aussi très vite, Ferrara préférant se débarrasser du surplus d’apothéose. Cette scène de sexe est par ailleurs incroyablement belle et sensuelle, si bien mise en scène que l’on ressent parfaitement le fait qu’elle est leur dernière. Ferrara orchestre cela un peu comme le faisait Resnais dans Hiroshima, mon amour dans un balai de corps qui s’entrelacent, s’embrassent et se caressent. C’est très beau. A cela, il ajoute une dimension éminemment érotique, que l’on croise malheureusement peu au cinéma aujourd’hui.
Pour en revenir à la construction au présent, la modification de cette trivialité intervient au moment d’une prise de conscience détachée. En fait, c’est comme une double prise de conscience, à échelle de temps interposé. On sait qu’on va mourir, on occulte ce savoir mais il revient nous hanter. Sans compter que la plupart des gens ont sans doute organisé cette journée de façon à profiter d’une manière ou d’une autre, chacun selon ses désirs, de sa propre fin. Un couple s’isole et fait l’amour pendant qu’un groupe d’amis se retrouvent tandis que d’autres présentent le JT, se murgent dans les pubs ou courent nus dans les rues. On verra un peu plus tard dans le film, dans une scène incroyable, un jeune livreur vietnamien (tandis qu’il vient de leur apporter leur dernier repas) demander à Cisco s’il peut utiliser sa connexion pour joindre sa famille. Si l’on peut dans un premier temps s’interroger sur sa présence et sa volonté d’effectuer sa besogne (qui s’avérera on imagine forcément inutile) quelques heures avant la fin du monde, l’issue de la séquence est extrêmement forte justement parce que l’on remarque que lui aussi, comme chacun, a organisé sa journée dans un but précis. Il ne livre plus pour gagner sa vie (et ce n’est pas l’immense pourboire ironique qui lui donnera la sourire) mais pour échanger une dernière fois avec ses proches.
Plus que la télévision, où se succèdent les apparitions du Dalaï-Lama, de Al Gore ou d’un bouddhiste convaincu (Il est à préciser que Ferrara n’est jamais moraliste, que si son film prend des accents écolo, c’est uniquement parce que ce sont les médias qui saturent l’information par cette accusation fataliste selon laquelle l’homme serait le seul coupable de sa propre extinction. Et ils réussissent leur coup : voir les discours de Cisco ou de la mère de Skye. Les paroles du bouddhistes sont les portes d’entrée en méditation, l’unique salut possible. Des trois apparitions télévisuelles, Ferrara pencherait vers le bouddhisme) Internet devient cette entité qui permet de s’ouvrir au monde une dernière fois. Dehors, Cisco semble prisonnier de ces étages. Il surplombe la ville, s’engueule avec son proprio qui passe en dessous, crie sur des gens qui recouvrent le corps d’une personne qui vient de faire le grand saut, mais il lui manque clairement ce contact, cette ultime communication. En somme, le film dit que l’on a beau s’organiser notre propre fin (en l’occurrence le couple joue, danse et baise) il restera toujours cette frustration que l’on ne pourra plus jamais obtenir ce qu’il y a autour de soi. Mais cela se fait quasi nécessairement sur un mode dépressif. Le dernier rapport que Cisco aura avec sa fille se soldera par une une engueulade avec Skye, de même cette sortie rapide jusque chez des amis pour sans doute davantage récupérer de la drogue que de les voir s’oriente vers une déception : qu’il ait pu penser que justement parce que c’est la fin du monde il pouvait composer à nouveau avec son passé, s’offrir un dernier shoot. Je trouve cette idée magnifique.
Reste que l’indécision des personnages, évidemment paumés face à cet inéluctable qu’il est impossible de concevoir entièrement, fait que les émotions sont exacerbées, saturées par l’enjeu. Cisco joindra sa fille via Internet et fera finalement face à son ex-femme et dans un élan un peu désespéré, il laissera paraître qu’il est toujours amoureux d’elle (tout du moins effectuera t-il un léger comparatif malvenu) ce qui rendra folle de rage Skye qui l’observait sans qu’il ne s’en aperçoive. Le film dit alors quelque chose de puissant sur l’idée que l’on se fait de la jalousie. A en voir la réaction extrême de Skye, on peut se dire qu’il est sans nul doute cent fois moins appréciable de se faire kidnapper quelques secondes de temps commun quand le temps impartis ne se compte justement plus qu’en secondes – magnifique autre scène lorsque Cisco en veut à Skye de l’avoir laissé dormir. Quand le couple se boude, forcément provisoirement, lui s’en va rendre une visite à un ami pendant qu’elle prend les dernières nouvelles de sa maman. Le caractère exceptionnel du sablier qui s’écoule rend la situation bouleversante aussi parce qu’elle finit par être brève – Cisco ne s’éternise pas, prétextant que Skye l’attend seule chez lui pendant qu’elle ne le fait pas non plus avec sa mère, s’impatientant sans doute du retour de son homme. Les personnages semblent à la recherche du parfait dernier instant mais l’on sait que les plus beaux seront ceux que l’on n’a pas maîtrisé, où on a laissé notre corps et notre esprit vagabonder comme dans ces deux scènes sublimes : le jeu de l’avion et la danse improvisée.
Le film a la folie et la truculence des premiers Scorsese (Who’s that knocking at my door, Mean streets, Taxi driver) et l’inventivité et l’incandescence des premiers Akerman (Saute ma ville, Hotel Monterey, News from home). Deux cinéastes qui voulaient changer le cinéma. En fait, au-delà de son régime d’images, où l’on retrouve l’énergie punk inhérente au cinéma de Ferrara, et de qui les constituent, on pourrait penser que 4h44 est le film d’un jeune cinéaste. J’aime cet anachronisme là. Cette impression de concevoir un film comme s’il s’agissait du premier comme du dernier. Quelque part cela me rappelle le Love Streams de Cassavetes. Le parti pris de l’unité de lieu suffit à illustrer ce sentiment. La majeure partie du film se déroule dans un appartement. Il faut savoir filmer l’appartement, nous permettre d’apprivoiser l’espace, son ambiance, son bruit. Cet appartement là a quelque chose de fascinant : tout en longueur, avec ce balcon ouvert sur la ville (et cette porte-fenêtre surplombée d’un Exit déjà prémonitoire) point de fuite comme de rupture. J’aime le côté imparfait dans les films de Ferrara, cette impression d’urgence où l’on se demande chaque fois ce qu’il adviendra au plan suivant, tant ces choix de filmage sont rarement ceux attendus. On cadre tour à tour des écrans d’ordinateur, un téléviseur, l’intérieur des jumelles mais il arrive aussi à la caméra de valdinguer au-dessus d’une toile de peinture, la tentation du morcellement dans une séquence amoureuse, la fixité totale lors d’un monologue du désespoir, le travelling circulaire lorsque la douleur se fait plus prégnante (contacts avec l’extérieur, la fille puis la mère). Ferrara tente énormément de choses. Le film a un débit d’images hallucinantes. Du même coup il est parfois habité de séquences somptueuses, par leur détachement et leur puissance évocatrice. Je pense à ce moment où Cisco grimpe sur le rebord de sa terrasse, il pourrait sauter, il n’en est pas loin. Skye s’approche de lui et le supplie de revenir vers elle. Le ciel est bleu derrière lui, mais un bleu couchant, qui évoque forcément l’imminence, la nuit et convoque la folie. Lorsqu’il redescend, Cisco se jette dans les bras de Skye, et dans un ultime accès de jeu incontrôlé, fait mine de se jeter dans le vide avec elle. La perdition dans laquelle les personnages s’engouffrent n’appelle que méprise. Elle a eu peur et fond en larmes. Il fond en larmes lui aussi. Une séquence similaire a lieu précédemment lorsqu’ils dansent tous deux sur un rock saturé et se meuvent dans l’espace, s’entrelacent avant de fondre en larmes soudainement.
J’écris comme ça me revient. Il y a, j’y pense, cette belle idée de personnages s’en remettant aux objets, en tant que substitut de proches géographiquement lointains. C’est le cas de Cisco serrant fort contre lui ce journal intime sur lequel apparaît une photo de sa fille. C’est le cas aussi plus tard de ce jeune livreur qui dépose un baiser sur la façade de l’ordinateur refermant la dernière image qu’il aura de sa famille. Par extension, de façon plus abstraite on peut se dire que Skye s’en remet à sa dernière toile où se condensent, peut-être, des sentiments enfouis, un amour infini, invisible. Il y a aussi le parti pris de la futilité comme faux suspense supplémentaire. C’était le loto dans Go go tales qui ouvrait sur la générosité sans fin de Ray Ruby, peu importe alors qu’il retrouve ou non son ticket gagnant. C’est le gramme de cocaïne dans 4h44 qui laisse planer une sorte de lâcheté à affronter sa propre fin, plus tard rattrapée par la passion amoureuse. Cette espèce de douce antipathie qui habite les personnages permet aux films de créer des personnalités hyper intéressantes, tiraillées entre leur égocentrisme sous-jacent et leur fragilité à ressentir le besoin de faire le bien autour d’eux – les filles dans le cabaret, Skye dans l’appartement. Les personnages chez Ferrara ont toujours été aussi haïssables que magnifiques, qu’ils soient campés par Walken, Keitel ou Dafoe. Ferrara entre chaque fois en communion avec son personnage principal. Ici encore, bien qu’il choisisse de mettre en scène un couple, il se rapproche davantage de Cisco que de Skye. Le cinéaste fusionne avec lui. Et lui, fusionne avec son environnement. La fin des temps, l’extase amoureuse et la communication avec le monde.
Et pour finir, j’aime beaucoup son économie de l’apocalypse. Le vent se lève, pointe alors l’irrémédiable. Une aurore boréale envahit le ciel au-dessus de Brooklyn. La ville se trouve bientôt plongée dans l’obscurité après que le disjoncteur général ait sauté. Un cri terrible se fait entendre, celui de Skye, terrorisée. Un cri si puissant qu’il file la chair de poule. Puis une déflagration, seulement les vitres qui cèdent au contact d’un fait invisible. Puis Ferrara cadre les amants, s’embrassant, s’accompagnant mutuellement. Le plan est extrêmement serré sur les visages et il disparaît progressivement dans le blanc du néant, juste après que l’on ait assisté à un pré-final à la Apocalypse now où de nombreuses images se superposent comme autant d’impression rétinienne, entre souvenirs et sensations, caractérisant la richesse du monde, dans un feu d’artifice tétanisant.
Amour – Michael Haneke – 2012
Publié 7 janvier 2013 dans Cesar du meilleur film, Michael Haneke et Palme d'or 0 CommentairesL’appartement.
6.0 Je n’étais pourtant pas le plus heureux des cinéphiles à l’annonce du nouveau sacre de Michael Haneke à Cannes, en mai dernier. Dans un tel dispositif festivalier où surgissent tant d’éclats et de renaissance il est tout de même dommage de voir un même cinéaste repartir deux fois avec la plus haute distinction, qui plus est à trois années d’intervalle. La palme est la récompense suprême au sens où c’est de celle-ci que l’on se souviendra ; qui a remporté le prix du jury cette année ? On ne le sait déjà plus. Quand Tropical malady passait incognito en 2004 auréolé de ce prix poubelle, Apichatpong Weerasethakul revenait et faisait définitivement parler de lui, en divisant, évidemment, avec cette palme, la plus audacieuse depuis longtemps, Oncle Boonmee, qui n’attendait évidemment pas l’année suivante pour sortir dans les salles de l’hexagone. Cette distinction devrait ne servir qu’à ça : déterrer, éclore, renaître. Jamais à célébrer. Qui, cette année, la méritait autant que Leos Carax, cinéaste revenu d’entre les morts, avec un film incroyable ? Que le film de Michael Haneke soit bon, et il l’est, soit, mais quel intérêt de le faire repartir avec une palme ? Pour Le ruban blanc c’était différent, c’était inutile aussi mais émouvant de voir qu’enfin, le cinéaste autrichien avait un prix à la juste valeur de sa riche filmographie, bien qu’il soit déjà reparti avec quelque chose pour La pianiste et Caché.
Amour est un film beau et puissant, à la fois totalement conforme aux évolutions du cinéma de Michael Haneke (on pourrait vulgairement dire que c’est la rencontre entre son premier et son dernier film, entre ses deux plus beaux) et en même temps je trouve qu’il redéfinit les cartes de la cruauté de son cinéma, l’oppression n’est plus la même, la peur non plus ; Ses derniers films somnolaient volontairement, celui-ci aurait du dormir, pourtant il est extrêmement vivant, paradoxalement ouvert. Maîtrisé, certes, mais nourri d’échappées incroyables. Le film m’a laissé bouche bée durant son générique final, pourtant j’étais bien, terrifié mais bien. Je n’en suis pas sorti tétanisé, j’avais un besoin de tendresse. Il y a une sérénité qui se dégage du film, quelque chose d’assez inexplicable.
L’idée de l’intrusion est au centre du cinéma d’Haneke. L’intrusion mais aussi la barrière. La peur est provoquée. L’entrée des tueurs dans Funny games, l’observation de l’extérieur à travers une caméra dans Benny’s video, un autre dispositif filmique dans Caché. Amour débute par une séquence où un appartement est forcé. Il y a du scotch sur les ouvertures et c’est la police qui s’introduit pour bientôt y découvrir un cadavre sur un lit. Cette scène pourrait être celle qui clôt son premier film, Le septième continent. Un peu plus loin dans le long-métrage, Georges entend du bruit dans le couloir de l’immeuble, demande qui est là et se fait surprendre (le plan montre un bras, uniquement un bas intrusif, image de peur suprême régulièrement utilisée dans les films d’épouvante) avant de se réveiller terrifié dans son lit. Aussi, à deux reprises, un pigeon entre dans l’appartement. Et vers la fin, Georges panique lorsque l’on sonne à la porte (sa fille) parce qu’il ne veut pas troubler la tranquillité de sa femme, qui se meurt doucement.
Et le film aborde la question de la bonne distance (chère au cinéaste) et cette nouvelle manière qu’il a de la traiter (à l’intérieur même de son film) m’a fasciné. Qui est-on hors du couple ? Qui est-on à l’intérieur du couple ? Tour à tour, un ancien élève de piano, leur fille ou une infirmière seront amenés à rencontrer le couple dans ce retranchement, la vie dans sa plus pure dilapidation. Entre inquiétude faussement bienveillante et infantilisation maladroite, le film ne condamne pas ces personnages en décalage, mais il montre ce décalage. Il procède similairement avec le couple, en le divisant, montrant un mari aux abois qui croit bien faire sans que ni lui ni nous ne sachons s’il fait bien.
Le film grimpe harmonieusement par des fulgurances qui ne sont pas ostensiblement forcées. Georges rêve. L’eau et la main sont les constantes prémonitoires de son rêve. L’eau qui recouvre le sol de l’étage et inonde ses pieds ; la main de l’étouffement qui le fait se réveiller. Peu après, Anne, incontinente, mouille les draps de son lit et se met à pleurer. Puis elle perd la parole. Cette espèce de passerelle métaphysique est esquissé dès les premiers instants, dans la séquence qui suit l’opéra où le couple rentre chez lui et découvre que l’on a tenté de forcer la porte de leur appartement, écho à la séquence avant opéra, qui est aussi la fin du film placée au début, dans laquelle le même appartement était forcé par les forces de l’ordre. L’intrusion encore et toujours, où l’appartement devient cette âme que la mort vient chercher. Le sentiment de boucle bouclée n’aura jamais été aussi nette au cinéma, même dans un film de Haneke.