L’appartement.
6.0 Je n’étais pourtant pas le plus heureux des cinéphiles à l’annonce du nouveau sacre de Michael Haneke à Cannes, en mai dernier. Dans un tel dispositif festivalier où surgissent tant d’éclats et de renaissance il est tout de même dommage de voir un même cinéaste repartir deux fois avec la plus haute distinction, qui plus est à trois années d’intervalle. La palme est la récompense suprême au sens où c’est de celle-ci que l’on se souviendra ; qui a remporté le prix du jury cette année ? On ne le sait déjà plus. Quand Tropical malady passait incognito en 2004 auréolé de ce prix poubelle, Apichatpong Weerasethakul revenait et faisait définitivement parler de lui, en divisant, évidemment, avec cette palme, la plus audacieuse depuis longtemps, Oncle Boonmee, qui n’attendait évidemment pas l’année suivante pour sortir dans les salles de l’hexagone. Cette distinction devrait ne servir qu’à ça : déterrer, éclore, renaître. Jamais à célébrer. Qui, cette année, la méritait autant que Leos Carax, cinéaste revenu d’entre les morts, avec un film incroyable ? Que le film de Michael Haneke soit bon, et il l’est, soit, mais quel intérêt de le faire repartir avec une palme ? Pour Le ruban blanc c’était différent, c’était inutile aussi mais émouvant de voir qu’enfin, le cinéaste autrichien avait un prix à la juste valeur de sa riche filmographie, bien qu’il soit déjà reparti avec quelque chose pour La pianiste et Caché.
Amour est un film beau et puissant, à la fois totalement conforme aux évolutions du cinéma de Michael Haneke (on pourrait vulgairement dire que c’est la rencontre entre son premier et son dernier film, entre ses deux plus beaux) et en même temps je trouve qu’il redéfinit les cartes de la cruauté de son cinéma, l’oppression n’est plus la même, la peur non plus ; Ses derniers films somnolaient volontairement, celui-ci aurait du dormir, pourtant il est extrêmement vivant, paradoxalement ouvert. Maîtrisé, certes, mais nourri d’échappées incroyables. Le film m’a laissé bouche bée durant son générique final, pourtant j’étais bien, terrifié mais bien. Je n’en suis pas sorti tétanisé, j’avais un besoin de tendresse. Il y a une sérénité qui se dégage du film, quelque chose d’assez inexplicable.
L’idée de l’intrusion est au centre du cinéma d’Haneke. L’intrusion mais aussi la barrière. La peur est provoquée. L’entrée des tueurs dans Funny games, l’observation de l’extérieur à travers une caméra dans Benny’s video, un autre dispositif filmique dans Caché. Amour débute par une séquence où un appartement est forcé. Il y a du scotch sur les ouvertures et c’est la police qui s’introduit pour bientôt y découvrir un cadavre sur un lit. Cette scène pourrait être celle qui clôt son premier film, Le septième continent. Un peu plus loin dans le long-métrage, Georges entend du bruit dans le couloir de l’immeuble, demande qui est là et se fait surprendre (le plan montre un bras, uniquement un bas intrusif, image de peur suprême régulièrement utilisée dans les films d’épouvante) avant de se réveiller terrifié dans son lit. Aussi, à deux reprises, un pigeon entre dans l’appartement. Et vers la fin, Georges panique lorsque l’on sonne à la porte (sa fille) parce qu’il ne veut pas troubler la tranquillité de sa femme, qui se meurt doucement.
Et le film aborde la question de la bonne distance (chère au cinéaste) et cette nouvelle manière qu’il a de la traiter (à l’intérieur même de son film) m’a fasciné. Qui est-on hors du couple ? Qui est-on à l’intérieur du couple ? Tour à tour, un ancien élève de piano, leur fille ou une infirmière seront amenés à rencontrer le couple dans ce retranchement, la vie dans sa plus pure dilapidation. Entre inquiétude faussement bienveillante et infantilisation maladroite, le film ne condamne pas ces personnages en décalage, mais il montre ce décalage. Il procède similairement avec le couple, en le divisant, montrant un mari aux abois qui croit bien faire sans que ni lui ni nous ne sachons s’il fait bien.
Le film grimpe harmonieusement par des fulgurances qui ne sont pas ostensiblement forcées. Georges rêve. L’eau et la main sont les constantes prémonitoires de son rêve. L’eau qui recouvre le sol de l’étage et inonde ses pieds ; la main de l’étouffement qui le fait se réveiller. Peu après, Anne, incontinente, mouille les draps de son lit et se met à pleurer. Puis elle perd la parole. Cette espèce de passerelle métaphysique est esquissé dès les premiers instants, dans la séquence qui suit l’opéra où le couple rentre chez lui et découvre que l’on a tenté de forcer la porte de leur appartement, écho à la séquence avant opéra, qui est aussi la fin du film placée au début, dans laquelle le même appartement était forcé par les forces de l’ordre. L’intrusion encore et toujours, où l’appartement devient cette âme que la mort vient chercher. Le sentiment de boucle bouclée n’aura jamais été aussi nette au cinéma, même dans un film de Haneke.