La métamorphose.
9.5 Le cinéaste choisit, pour illustrer l’absurdité et le calvaire des déportés de la Shoah, de s’intéresser au destin d’un homme qui n’est pas directement concerné mais se retrouve imbriqué dans cette spirale kafkaïenne d’une identité que l’on dédouble avant qu’on ne la modifie pour l’anéantir.
La film débute sur une séquence effrayante, aussi frontale que détachée, évidemment absurde, évidemment ignoble, où un médecin et son assistante observent le corps nu d’une femme, en dictant ses particularités afin d’établir ou non sa judéité. Identité placardée comme on montrerait du doigt un animal malade. Humilié, cet homme l’est aussi dans la séquence suivante, lorsqu’il souhaite se faire racheter un tableau par l’arriviste Monsieur Klein, qui marchande l’oeuvre et déclare en réponse aux interrogations de son interlocuteur, que bien souvent il préférerait ne pas dépenser. Quelque part il sous-entend que cette passion de la collection le dévore, qu’il faudrait presque l’en plaindre. Il a autant de respect pour cet homme qu’en a la médecin pour cette femme.
La guerre est une aubaine pour Monsieur Klein, pour son business. Cette persécution juive l’indiffère sans doute plus qu’elle ne le réjouit, mais inconsciemment elle l’arrange, cela lui suffit à ne pas la considérer. C’est pourtant cette ironie là qui se met progressivement en place, dès l’instant qu’il reçoit, volontairement ou non, le journal des informations juives. On est en janvier 1942 et Monsieur Klein se retrouve bientôt pris pour un possible homonyme après qu’il ait simplement pensé à une erreur, s’en allant en rendre compte à la préfecture, sans imaginer – il est au-dessus de cette éventuelle méfiance – que cette réclamation pourrait ensuite lui devenir préjudiciable.
Les idées de mise en scène vertigineuses sont nombreuses, aussi ostensibles qu’une déambulation subjective accentuant l’aspect paranoïaque que discrètes, par l’utilisation de l’ellipse ou du hors champ. Dans ce café, le serveur se déplace entre les tables, annonçant « téléphone pour Monsieur Klein » avec une ardoise en mains mentionnant les cinq lettres de son nom. Un nom à la craie sur une ardoise avant de disparaître en poussière, plus qu’une prémonition c’est une fatalité. Une scène dans un château où Klein part à la recherche de l’autre Klein et ne trouve que sa maîtresse, apparemment (car il n’y a aucune certitude dans le film de Losey, à aucun moment) lui demandant l’adresse de cet homme. Le plan montre le visage de la jeune femme lui répondant naturellement en lui donnant sa propre adresse à lui. Le plan se coupe, n’offre aucun contre champ, donc permet d’exacerber le malaise et le vertige. Klein s’efface peu à peu, disparaît au travers même de la mise en scène.
Tous les personnages qui croisent alors sa route, de son avocat à son propre père pour les plus proches, demeurent suspects à son égard, on ne sait jamais s’ils sont de son côté ou s’ils font parti d’une possible machination visant à son aliénation progressive, le coinçant définitivement dans un problème identitaire qui le dépasse mais qui paradoxalement va lui rendre son humanité. Il est d’abord loin de tout ça, lui qui n’a d’autre préoccupation que de réfuter, aux yeux de la société, sa judéité. Le sort des juifs ne le soucie guère, c’est le sien qui lui pose problème, jusque dans ce véhicule pour déportés où il dit à une femme bouleversée qu’il n’a rien à voir avec tout ça. Peut-être que là, hors champ (toujours) il se rend compte de l’absurdité de cette pensée, de la vraie cruauté du monde. Il lui faudra ces dix dernières minutes : plongé en pleine rafle du Vel d’Hiv, et alors qu’il aperçoit son avocat brandissant le certificat authentifiant son identité, il se laisse enfoncer dans la foule en marche vers les trains, donc vers les camps. Lorsque les portes du wagon se referment sous son nez, le plan laisse apercevoir derrière lui, cet homme à qui il a marchandé ce tableau en début de film. Le tableau de ce compagnon d’infortune, qu’il refusa de laisser saisir par la police lors de la perquisition, dernier lien avec son ancienne identité et témoin de l’émergence de l’identité de substitution forcée, passerelle vers celle qui le conduira probablement vers la mort, vers Auschwitz. Le film a cette intelligence de montrer l’infime frontière existante entre une complicité inconsciente des gens ordinaires et les victimes directes des déportations.