7.5 Ça commence dans un train, ou plutôt non, dans les coulisses d’une pièce de théâtre en train de se jouer. Des ultimes préparatifs jusqu’à son entrée sur scène, un unique plan capte cette intimité, cette concentration, d’une femme habitée par ce personnage de substitution, habitée par le faux, longeant les couloirs avant de se jeter dans l’arène, avant de se jeter dans l’aventure. On est loin du cinéma de Cassavetes mais il y a un peu d’Opening night là-dedans, dans la manière de saisir à la volée cet état incandescent.
Une aventure qui se joue à défaut d’être vécu. Le train entre alors en scène, après un bref entretien téléphonique qui aura permis de cibler lieux et temporalité. Calais, Paris. Heure de départ, heure d’arrivée. Les grandes lignes sont évoquées sans doute pour les oublier encore plus vite, afin que ce voyage nocturne paraisse curieusement détaché de tout repère spatio-temporel.
Un jeu de regard avec un inconnu supplante une sieste, puis on se cherche, puis on s’endort à nouveau. La simple idée d’une rencontre de train, par jeu de regards, me fait fondre. Le train est sans doute le plus bel endroit pour faire éclore cette attirance silencieuse, coincée entre le jeu et la gêne. C’est en somme la drague la plus pudique qui soit, tout en étant une totale mise à nu de soi, un abandon au regard de l’autre comme il ne peut s’en produire de pareils ailleurs. Ce jeu se poursuivra dans la capitale au détriment de toute mécanique préalablement établie. Ce sera une rencontre de circonstances. Dans le train, lors de son arrivée en gare du Nord, il lui aura demandé son chemin pour rejoindre la cathédrale Sainte-Clothilde. En anglais. Ce n’est pas grand-chose mais c’est une idée supplémentaire. Une attirance est née. Une attraction telle qu’elle hésiterait presque à le suivre mais préférant tout d’abord obéir à ses obligations plutôt qu’à son instinct, elle s’en va rejoindre le studio d’enregistrement, raison de sa venue à Paris.
Bonnell prend l’initiative d’observer son personnage durant ces essais, et plutôt deux fois qu’une, il prend le temps de filmer ce rendez-vous, abandonnant provisoirement l’embryon de romance. Elle y incarne une femme coincée sur le palier de sa porte, à moitié nue, demandant à son voisin de passer un coup de fil de chez lui. C’est un peu ce qu’elle vivra durant cette journée, une impression de nudité face aux événements incongrus, tentant en vain de joindre son homme, de cabines téléphoniques puisque son portable est déchargé et se heurtant à un problème bancaire l’empêchant de retirer un peu d’argent.
L’aventure existera aussi grâce à ces appels croisés manqués, prolongeant inévitablement la fascination pour l’homme triste du train. Et elle va profiter de ces indices qui lui ont été distribués gratuitement pour le retrouver, se laisser aller à cette curiosité nouvelle. Le cinéaste prend le temps de monter cette collision, un temps réel de déplacement et sème des embûches qui la retarderont, comme cette double discussion avec l’homme aux chaussons aux pommes.
On pense quelque part au film de Kiarostami, Copie conforme, ôté de sa dimension théorique, empêchant ce dernier d’accéder à tout érotisme. Paris devient ce terrain de jeu (c’était la Toscane dans le film du cinéaste Iranien), quartiers élégants et fantomatiques, pour reprendre les mots d’un personnage. Un Paris étonnant, plongé en pleine fête de la musique, où s’extirpe une cérémonie funèbre mystérieuse puis plus tard une entrevue houleuse avec une petite sœur. Avec en point de fuite ce retour en train pour Calais, vécu comme un compte à rebours de plus en plus douloureux.
J’aime énormément le parti pris de la temporalité, le fait que tout se joue sur une journée, ça m’évoque la première partie du Secret défense de Rivette, pour le mystère qu’il diffuse, ou Mercredi folle journée de Pascal Thomas pour son effervescence et ses surprises, oscillant aisément entre comédie et drame. On pense même aux contes de Rohmer moins le verbe ou à son plus beau film, La femme de l’aviateur, dans son étirement. Bonnell y glisse une douce angoisse déjà entretenu dans son précédent film, La dame de trèfle, selon un processus beaucoup plus romanesque.
Il a l’idée ingénieuse de faire en sorte que cette rencontre improbable s’effectue à une sorte de carrefour des vies de ses personnages. Lui parce qu’il vient de perdre un être cher – on ne saura jamais vraiment qui, le film préférant creuser le personnage d’Alix, en faire son portrait plutôt que celui de sa rencontre. Elle parce qu’elle attend un heureux événement. Evidemment, tout cela nous ne le saurons pas d’emblée, mais à mesure que la rencontre s’opèrera. Carrefour autant que journée spéciale où tous deux se rapprochent grâce à leur solitude respective. Lui parce qu’il est en voyage pour des obsèques, elle parce qu’elle n’arrive pas à joindre son compagnon puis parce qu’elle est mécontente de sa prestation aux essais, puis parce qu’elle s’engueule avec sa sœur.
Le film réussit quelque chose de fort : On croit de plus en plus en ce coup de foudre à l’épure à mesure que la rencontre s’enflamme, sauf qu’à mesure que les cœurs s’ouvrent on sait que l’union s’avère impossible, que l’aventure ne durera qu’une journée, que ce ne sera qu’une parenthèse éphémère, débouchant sur souvenirs et regrets. La fin est sans surprise et c’est ce qui est beau. La fantaisie s’estompe parce qu’elle affronte trop grand pour elle. Le choix de laisser la relation d’Alix hors-champ, à cause de ces coups de téléphone dans le vide est une riche idée puisque cela occasionne deux possibilités : qu’elle soit ou non heureuse avec le père de son futur enfant, afin que chacun s’acclimate à sa manière à cette attirance passagère et non en se calant paresseusement sur ses sensations à elle. C’est une très belle aventure.