8.5 Je suis allé voir le film durant les conditions météorologiques particulières de juin. Dehors ça tonnait, pleuvait à outrance. Gage d’immersion totale tant c’est un film au climat orageux en permanence, en particulier durant cette première séquence. Reygadas a toujours soigné ses introductions – C’est une entrée typique de son cinéma, je me souviendrais toute ma vie des premières minutes de son précédent film. Ici elle apprivoise un cadre et y crée à l’intérieur sa propre temporalité, au gré d’une temporalité d’apparence réelle, à savoir la tombée de la nuit. Une petite fille court dans un pré, sans but précis, elle observe le balai des animaux autour d’elle : chiens et vaches effectuent des mouvements circulaires, ils sont énervés, la nuit tombe, le temps se fâche. Le corps qui déambulait et tombait tout à l’heure, lâchant quelques mots ci et là n’est plus qu’une silhouette dans la nuit, dont l’ombre transparait quelquefois au travers d’un éclair.
J’attendais beaucoup de ce film présenté à Cannes il y a plus d’un an (comme quoi un malheureux prix du jury n’engage pas nécessairement de sortie nationale prématurée), énormément même mais si je le craignais tout autant vu que le cinéaste mexicain a réalisé ce qui se trouve être le plus beau film des années 2000 à mes yeux, à savoir : Lumière silencieuse. Comment réitérer une telle merveille ? J’étais fébrile. J’étais excité. Et le film m’a cueilli. C’est magnifique. C’est en-dessous du précédent mais qu’importe, ce qui compte c’est que Reygadas tente des choses. C’est un cinéma qui me touche infiniment. J’ai beaucoup pensé au Tree of life de Malick mais c’est mieux car moins panthéiste, moins pensé avec la prétention de réussir l’œuvre ultime, au sens recherche de l’absolu. Reygadas adopte une nouvelle manière de raconter la vie d’un couple en crise, en effectuant des trouées temporelles, entre rêves et souvenirs, projections et présent. Certaines séquences font partie des plus belles vu cette année sur un écran de cinéma. En ce qui concerne les références on se situe ici davantage du côté de Bergman (Après Tarkovski pour Japon, Buñuel pour Batalla en el cielo, Dreyer pour Lumière silencieuse en gros) même si c’est totalement Reygadas dans la forme. J’ai trouvé ça à la fois beau et effrayant, stimulant et décevant, fascinant et troublant. Quoiqu’il en soit je m’en souviendrai. C’est aussi beau, riche et hypnotique qu’un Oncle Boonmee, auquel on l’a beaucoup comparé, alors qu’ils n’ont pas grand-chose en commun si ce n’est la présence physique furtive du Malin, singe ou diablotin. C’est malheureusement Reygadas qui subit foudres diverses, de ceux même qui aimaient Boonmee ou Lumière silencieuse. Procès de vacuité et de prétention alors qu’à mon sens, hormis son esthétique et sa narration nouvelle il me semble être très simple, dépouillé et universel mais surtout extrêmement humble. Un autre film auquel je pense, devant Post tenebras lux, c’est Faust, de Sokurov. Une version nettement moins désagréable. Faust avait été une épreuve pour moi, et dans le même temps j’en gardais une fascination monumentale pour un nombre incalculable de séquences. Le film de Carlos Reygadas agit de la même manière, sauf qu’ici j’adore son ambiance et je trouve cette histoire bouleversante. Mais à mes yeux ça ne raconte pas moins de choses que le Sokurov ou le Malick, ou le Carax, ou le Joe (pour reprendre tous les films cités à droite à gauche) c’est juste qu’avec nos yeux d’occidentaux il n’est pas aussi aisé d’entrer dans le trip du mexicain c’est tout, comme ça ne l’était pourtant pas non plus concernant les films suscités. C’est un film de séquences, ne se répondant pas nécessairement. Un film sans linéarité préétablie. Mais toutes ces séquences existent pour quelque chose, leur agencement est simplement contrarié. Il suffit de considérer le récit du point de vue de l’homme qui se meurt, rêve et se souvient (On peut même penser au Miroir, de Tarkovski) et tout fait sens. La scène sur la plage, où la temporalité est littéralement abolie, est à tomber.
Un moment donné, l’image change brusquement, comme souvent chez Reygadas, une coupe brute, un déplacement de focalisation, de lieu, de personnages, on ne distingue d’abord pas la temporalité mais les repères vont émerger discrètement. Des paysans sont en train de jouer aux échecs dans une petite maison ouverte et se chambrent gentiment. Deux autres fument au dehors, l’un s’appuie contre le mur et est étonné de voir le crépi s’effriter. Nous sommes bien à la moitié du film pourtant nous ne connaissons aucun de ces quatre personnages. Nous ne savons pas pourquoi cette scène intervient à cet instant du récit, sans référent, comme beaucoup d’autres séquences de ce genre, mais elle existe pour créer une autre manière de narrer, via un monde habituellement hors-champ, en portant un regard sur ce que personne n’aurait montré. D’un coup, dans la discussion, il est question de Juan. Qu’est-il devenu ? Nous l’avions quitté quelques minutes plus tôt sur un coup de feu. Une sale histoire, parait-il qu’on lui a enlevé un morceau de poumon, dira l’un des types. Il faut accepter de voir progresser le récit de cette façon-là.
Il y a la séquence des bains de vapeurs échangistes, se déroulant en France ? Pas sûr, en tout cas on y parle français. On ne sait pas non plus dans quelle chronologie est situé cet instant (je ne crois pas à un lien entre le sauna et l’infection évoquée plus tôt d’ailleurs, enfin je m’en fiche, le film ne fait pas de lien explicite je ne fais pas de pont non plus), nous ne reconnaissons d’ailleurs pas tout de suite Juan et Natalia, lui a la tête rasée, elle le visage beaucoup plus terne et ils sont en serviette avant de se mettre à nu, au milieu d’un sauna où les corps s’agglutinent dans leur laideur et leur beauté, étalage effrayant mais plaisir recherché tellement extrême que cela en devient sublime. On sait la fascination du cinéaste mexicain pour la nudité à l’écran, immobile ou en action : Batalla en el cielo s’ouvrait sur une fellation. Ici, les sexes sont ballants, les peaux fripées suintent de sueur, les corps sont fatigués, vieux, repoussants. Il y a pourtant la beauté du pourquoi de cette présence : prendre du plaisir, quel qu’il soit. Prendre à nouveau du plaisir, peut-être, concernant Juan et Natalia. C’est glauque quand on voit des vieux accompagnants une jeune fille, qui pourrait être la leur, nous n’en saurons rien, c’est beau quand c’est un couple qui souhaite sortir de l’impasse. Reygadas a toujours aimé débusquer la fine lumière s’extirpant des ténèbres. Il filme ces orgies en vapeur sans montrer d’acte sexuel sinon celui de Natalia, son abandon à l’orgasme, il suggère de ce lieu une offrande des corps mais ne jouit pas d’en montrer l’aboutissant, en un sens je le trouve même plus pudique que Kubrick ne l’était dans Eyes Wide Shut. Lors de cet abandon, un groupe semble s’attrouper autour d’elle débitant quelques mots d’élan plutôt salaces, hors-champ avant tout, le cadre saisissant une détresse masquée chez Juan avant de le laisser et de retrouver Natalia, dont la tête repose sur les genoux d’une femme, entre ses seins, devenue figure maternelle pour l’occasion. Cet ensemble pourrait être immonde, je le trouve bouleversant, dans ce qu’il suggère du plaisir recherché ailleurs dans le simple but de continuer de s’aimer.
Le personnage de Juan est très intéressant car le film s’aligne à son parcours, le rend détestable sans le stigmatiser pour autant. Il fait de lui une figure occidentale stéréotypée, aisée et heureuse en apparence. On sait le Mexique divisé par les inégalités sociales et Juan représente celui que l’on peut voler. Il y a cette séquence du groupe d’entraide où chacun raconte son histoire, des histoires terribles, irréversibles et Juan se sent gêné de raconter ses problèmes sexuels qu’il juge dérisoire. Il ne le fait pas exprès, pourtant il se sent déjà au-dessus, différent des autres. Et Juan est aussi un personnage fantôme. Personnage central mais parfois personnage disparu, quand la chronologie s’émancipe comme lors de la fête familiale futuriste (Un anniversaire ? Une bar-mitsva ? Les enfants sont grands) par exemple, qui s’immisce entre une scène dans les vestiaires d’une équipe de rugby et plus tard, le réveil de Juan et Natalia, avec les enfants, petits, qui grimpent sur leur lit. Fête où déjà, le père est absent (prémisse et annonce de la tragédie ?).
C’est un film qui me touche énormément, j’aime comment est construit sa dramaturgie. J’aime ce qu’il me raconte de ce couple, sans placarder quoi que ce soit, en ouvrant quelques brèches mais en y laissant beaucoup de mystère. Un couple qui tente d’échapper à la morosité de leur relation sexuelle, ou peut-être parce qu’ils veulent expérimenter, intensifier leurs ébats en faisant ce que jamais il ne pensait faire un jour probablement, moi ça me bouleverse. Un homme qui frappe son chien et qui plus tard, de façon totalement détaché dans le film, évoque son geste en se conspuant, se rendant compte qu’il fait du mal à tous ceux qu’il aime. Il y a aussi l’histoire du piano que Juan évoque sur son lit de mort. Il y a toute la scène sur It’s a dream, de Neil Young, évidemment. Et parfois c’est une image : des enfants sur une plage, grands puis sur le plan suivant, petits. Ou l’entrée magnifique, avec cet orage qui gronde…Ou c’est cet homme désespéré qui a perdu sa famille, trahi et tué son ami, qui préfère s’auto-décapiter car il ne laisse que terre dévastée derrière lui – le balai de ces immenses arbres qui craquent puis s’écroulent (j’ai pensé à Le diable probablement, de Bresson). Et puis tout simplement j’aime voyager dans le film, créer mes propres jointures temporelles, j’aime qu’on ne m’explique rien, qu’on me laisse le choix de m’y installer ou non. Et puis j’adore ce dispositif formel tout bête d’iris flouté sur les bords, je ne sais pas trop à quoi ça sert, ni ce que c’est supposé renforcé (les bords flous pour les bords flous du récit ?) mais ça crée une intimité, une signature (après tout Sokurov le faisait aussi, d’une certaine manière, dans son chef d’œuvre, Mère et fils).