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Archives pour 31 juillet, 2013

L’inconnu du lac – Alain Guiraudie – 2013

L'inconnu du lac - Alain Guiraudie - 2013 dans * 2013 : Top 10 l-inconnu-du-lac-alain-guiraudie-300x199Eden lake. 

     9.0   L’unité de lieu dans le cinéma de Guiraudie n’aura jamais été si épurée, se limitant à un petit ilot isolé du monde et ses alentours adjacents : parking, bois, plage, lac. Lieu clos pourtant ouvert sur l’infinité, infinité limitée via cet horizon bloqué par les eaux puis encerclé par d’immenses collines. Au détour d’un plan nocturne, on discerne aussi les lumières d’un village lointain, perdu entre les flancs montagneux : Seule vue extérieure à ce vase clos, par-delà les eaux, qui nous sera offert autrement que par l’évocation (à l’exception d’un hélicoptère ou d’un petit bateau de plaisance) dans le dialogue d’une réalité parallèle (réelle ?) où l’on se rejoint au café, au restaurant, au commissariat : lieux que nous ne verrons jamais. Evocation qui peut aussi avoir une résonnance fantastique par l’intermédiaire d’un éventuel silure de cinq mètres qui roderait dans le lac. Cet état de terreur provoqué par ce mystère continuera de parcourir le film, le silure cédant place à Michel comme force de la nature indomptable, qui déambule telle une divinité grecque et nage à la manière d’un squale, Guiraudie accentuant cette impression par sa mise en scène en le faisant débouler dans le plan un moment donné où Franck fait la planche, tel un requin chassant sa proie. Michel qui sera très vite le meurtrier évident (observé par les yeux de Franck donc ceux du spectateur) dans un plan crépusculaire magnifiquement étiré (sans aucun contrechamp) dans lequel il noie volontairement l’amant avec lequel il passait le plus clair de son temps, avant de sortir de l’eau le plus naturellement du monde, se rhabiller et s’en aller, sans hésitation, sans précipitation. L’acte saisi dans sa banalité est si horriblement froid qu’une tension s’installera désormais, sans cesser de croître, jusque dans ce dernier plan extraordinaire.

     C’est l’histoire d’une passion amoureuse, si puissante qu’elle pourrait traverser tous les dangers, s’affranchir de la peur. Celle de Franck pour Michel, évidemment, obsessionnelle, on va en parler. Mais aussi, tout en étant en sourdine, celle de beaucoup d’autres, de ce personnage par exemple, relégué au rang de figurant, éternellement seul sur un rocher, dont rien ne sera révélé sinon qu’il semble lui aussi en quête. Ou d’autres, révélées très partiellement de manière à ce que l’on sache qu’elles existent : celle d’Henri pour Franck par exemple, qui lors d’une séquence absolument bouleversante, avoue éprouver de l’amour pour lui sans avoir envie de lui, s’étonnant d’avoir le cœur noué lorsqu’il le voie débouler chaque jour sur la plage. Ou celle de ce type vêtu d’un short de l’OM, qui masturbe sa demi-molle devant les ébats des autres en forêt, avant de se jeter, plus tard, dans les bras de Franck, lui avouant son désir et finir par lui manger le sexe et le foutre et partir, rassasié. C’est un beau personnage car il pourrait être totalement ridicule mais le film s’intéresse à lui, révélant une relation d’avec son amant, dans laquelle il semble être irrémédiablement coincé. Le film est plein de passions inabouties alors que celle de Franck pour Michel est littéralement consommée, traversée par le goût du danger, la peur d’être tué à son tour, prolongeant sans nul doute l’excitation jusqu’à une tension jamais atteinte.

     On ne connaît pas les motivations de Michel, en tout cas pas concrètement, ce n’est jamais clair. Est-il tombé follement amoureux de Franck, sur le premier regard, le premier échange de mots, au point de se débarrasser de son amant de la sorte ? Ce jeune homme encombrait-il la relation nouvelle qu’il souhaitait entretenir en parallèle ? Ou bien est-il habitué à ce genre de séparation extrême et méticuleuse, tel un serial killer d’amants domptés ? Il avouera plus tard à Franck que la relation d’avec Pascal ne représentait rien en comparaison de celle qu’ils entretiennent ensemble. Mais le mystère perdurera, il n’y aura aucune certitude. Et s’il y a carnage final, il annonce davantage un Michel en perdition (en larmes, couvert de sang, il déambule à travers le bois, murmurant le prénom de Franck, son Franck) qu’un psychopathe. Sans compter que l’on ne saura pas qui était Pascal, c’est comme le reste, tout passé restera flou.

     Grand film passionnel donc mais surtout grand film sur la solitude. Tous sont seuls, éternellement seuls (le personnage d’Henri, ange bouleversant, semble être en sursis avec la vie, il apparait d’on ne sait où, disparait comme il est arrivé (le seul à agir ainsi, avec le policier un peu plus tard, ils sortent de nulle part car ils portent la mort en eux) il n’a d’espoir uniquement via les quelques mots échangés avec cet ami, il n’est pas étonnant de le voir glisser vers le sacrifice), tous recherchent une affection, un renfort à cette solitude. Et puis il y a la manière, ce qu’en fait Alain Guiraudie, dont le travail ici se rapproche davantage du voyage statique de Ce vieux rêve qui bouge que de la comédie utopique en mouvement du Roi de l’évasion, dans l’épure comme dans l’exploration du lieu, la tendance à la tragédie, un sentiment de mystère, sans compter que Franck rappelle inévitablement Jacques dans le sublime moyen-métrage. Le film joue beaucoup sur des motifs de répétition comme pour créer un double état, à savoir une ambiance extrêmement régulée, précise avant qu’en y injectant la fiction par le crime elle ne s’enraye définitivement et file imperceptiblement vers la nuit, les ténèbres. Les lieux sont systématiquement les mêmes, les plans s’y répètent et s’y répondent, à cinq voire dix reprises, comme ce plan de parking où les véhicules chaque jour reprennent leur place habituelle de même que les emplacements des serviettes sur la plage. L’angoisse naît non pas d’un changement de nature de plan mais d’un bouleversement en son sein à savoir ici une 205 rouge abandonnée ou une serviette inutilisée. L’un des derniers plans dans les bois, quand Henri et Michel disparaissent dans le dos de Franck, sera similaire à un plan du début du film lorsque Franck découvrait Michel faisant l’amour avec son amant. Cette uniformité crée une dissension générale déstabilisant le regard du spectateur qui ne sait plus, pendant un court instant, si Michel est en train de faire l’amour à Henri ou bien s’il est en train de l’égorger.

     Guiraudie se met en scène dans l’une des premières séquences du film comme l’apparition du premier homme nu à l’écran. Pour film Hitchcockien qu’il est, l’anecdote est pour le moins savoureuse et le dispositif de la frontalité du sexe ne peut pas mieux commencer. Ce personnage, d’abord allongé sur sa serviette, parties en évidence, relève un moment la tête à l’arrivée de Franck pour le saluer. C’est presque un guide. Guiraudie sait qu’il pousse l’expérience assez loin et décide de montrer le chemin, de créer une homogénéité afin que les autres (personnages, caméra, spectateurs) le suivent. C’est une totale mise à nu. Et c’est la première fois que l’on traite la nudité de cette façon dans le cinéma de genre car même s’il n’en est pas vraiment un, il inaugure tout de même une certaine idée du thriller érotique. La mise à nu appelle la peur car il n’y a plus ni costume ni masque. La grande scène du film à ce propos, j’en parlais précédemment, c’est la scène du crime. Le fait que cet homme soit nu renforce l’angoisse qu’il installe et permet de nous mettre aussi face à cette pulsion élémentaire, chère à Hitchcock : la fascination pour le méchant, débarrassé ici du moindre accessoire. Aucune arme, juste un corps.

     L’inconnu ce pourrait donc être, du point de vue élémentaire d’une intrigue chair de poule, Michel, le mystérieux assassin. Beau, grand, moustachu ténébreux, bronzé, c’est l’Apollon sublime, un beau méchant comme on les aime au cinéma. D’un point de vue mélancolique on peut considérer qu’il s’agit d’Henri, le seul qui vient dans un lieu de drague homo pour s’assoir et profiter du beau temps et de la vue que lui offre le lac, masquant sa tristesse et ses pulsions derrière son ventre bedonnant et son refus de se mettre nu. Ou alors c’est Pascal, le noyé, dont personne n’avait remarqué la disparition alors qu’il laissé derrière lui une voiture et une serviette immobilisés. Si on considère le film du point de vue de cette créature des eaux, le silure, que personne n’a vu mais dont tout le monde parle, on pourrait aussi se dire qu’il s’agit d’un inconnu potentiel. L’inconnu c’est un peu tout le monde, ici. Et c’est peut-être la plus belle idée du film, avancée par les quelques mots du policier, à savoir que même dans un microcosme aussi restreint, chacun est un inconnu pour un autre, à tel point que si l’un disparait personne ne remarque sa disparition. Ce pourrait être la suite de Ce vieux rêve qui bouge, où la somme des désirs créait une infinité de désirs inaboutis et non plusieurs relations épanouies. Jacques n’avaient d’yeux que pour son supérieur qui refoulait ses envies tandis que le collègue grisonnant ne voyait que Jacques qui ne le voyait pas. C’est pareil ici. Cette idée de la solitude traverse tout le cinéma de Guiraudie, on se souvient évidemment des dernières minutes dans la cabane dans Le roi de l’évasion.

     Le sexe est filmé en tout simplicité et en douceur et pourtant de manière tout à fait explicite (sexe apparent que les hommes déambulent en basket ou bien qu’ils fassent l’amour, sans compter les nombreux plans explicites pendant les rapports, le film employant même des doublures) permettant de constater que le sexe à l’écran n’a rien à voir avec la vulgarité s’il est filmé à sa juste valeur, à celle des sentiments et du plaisir et non à celle du vice, du voyeurisme. Bien sûr cela est aussi dû à la politesse avec laquelle les demandes ou les approches précédant les actes sont prononcées. Les personnages écoutent leurs envies et celles de leur interlocuteur, Franck va même jusqu’à demander systématiquement à ses partenaires de l’embrasser au moment où il jouit. Du coup le film peut se permettre d’être drôle justement grâce à cette finesse comme lorsque Michel, en dialogue avec Franck, demande gentiment mais expressément au branleur compulsif de revenir plus tard quand ils seront en train de faire l’amour. Chez n’importe qui on aurait trouvé ça drôle et pathétique. Chez Guiraudie c’est drôle et bouleversant.

Le diable probablement – Robert Bresson – 1977

Le diable probablement - Robert Bresson - 1977 dans * 730 devil_probably_01-300x215La blessure.    

   9.0   Une démarche hors du temps, chevelure lisse et tombante, les traits du visage marqués portant en eux toute la gravité inéluctable du monde, c’est Charles, étudiant bohême, qui a cessé de croire. Comme dans Une femme douce, le film commence par évoquer la mort avant d’exploiter son cheminement. C’est ici une mort apparaissant sous la forme d’un fait divers, baptisée suicide avant qu’elle ne s’intitule assassinat, dans une rubrique réservée au citoyen curieux, rubrique éphémère aussitôt relayée le lendemain par une autre. Un banal chien écrasé, en somme. Sauf que cette mort porte en elle tout le désespoir du monde, du massacre de bébés phoques aux élagages d’arbres centenaires. Un garçon a préféré s’en aller plutôt que de continuer à faire face à la bassesse de ce monde, le consumérisme moderne, la paresse intellectuelle et l’avidité dans ce qu’elle a de plus misérable et irréparable.

     Dans le cercle d’amis de Charles il y a Victor, son exact opposé, en ce sens qu’il croit encore, c’est un révolté en action quand Michel est en panne, usé de ces coups d’épée dans l’eau à répétition, las de ce monde qui lui échappe, par sa bêtise. La voix de Victor résonne régulièrement derrière des images destructrices. C’est la voix politique, écologique, celle qui garde l’espoir que l’être humain, un jour, se ressaisisse. Charles est désormais loin de cela. Ce qui lui reste d’ancrage est sentimental mais là aussi il traverse une crise, il n’arrive plus à savoir qui aimer. Edwige et Claire sont les vecteurs amoureux, ce qui reste des 4 nuits d’un rêveur, versant politisé, amoureuses de celui qui ne croit plus, de sa fragilité, sans doute parce que l’on pense toujours que l’on peut le sauver. Charles aimerait ressembler à Victor dans ce qu’il en émerge d’espérance. Mais Charles affronte systématiquement l’inéluctable en la présence d’une assemblée de révolte sans corps, d’un discours vain dans une église, en assistant à l’accident d’un bus ou en aidant un junkie en manque. Vous ne savez pas marcher, dira-t-il à un groupe de gens, au tout début du film, après avoir observé l’usure asymétrique de leurs chaussures. A la fin, devant le psy, il dira qu’il déteste la vie mais qu’il déteste tout aussi la mort, la trouvant « affreuse ». L’effondrement syncopé d’arbres forestiers immenses à moitié de film – images mentales en guise de métaphore sublime mais curieuse de la part du cinéaste aux notes cinématographiques sans concessions – bascule Charles de l’autre côté. Pour ses amis, définitivement loin de ses états d’âme, le psychiatre sera son seul sauveur avant résignation. Il sera paradoxalement son ange de la mort, aiguillant Michel sur un terrain qu’il ignorait.

     Le diable probablement est la continuité d’Une femme douce, il est son versant politique, il ouvre sur le groupe. Et il préfigure l’Argent, l’élément qui contamine même les électrons libres. La mort n’a plus l’apparence glorieuse présagée par celle de Jeanne sur le bûcher. C’était une mort de révolte, une mort victorieuse. Ce n’est plus celle provoquée de l’âne Balthazar, ni la synergie soudaine avec laquelle l’appréhende la jeune Mouchette. La mort de Charles est une mort de résignation, un acte organisé et méthodique, unique échappatoire prémédité. Avec une trouvaille de grâce qui le fait partir en toute sérénité : capter brièvement le son de l’Adagio de Mozart, Concerto pour piano n°23, à travers l’embrasure d’une fenêtre, avant de rejoindre le cimetière du Père Lachaise.


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