9.0 Une démarche hors du temps, chevelure lisse et tombante, les traits du visage marqués portant en eux toute la gravité inéluctable du monde, c’est Charles, étudiant bohême, qui a cessé de croire. Comme dans Une femme douce, le film commence par évoquer la mort avant d’exploiter son cheminement. C’est ici une mort apparaissant sous la forme d’un fait divers, baptisée suicide avant qu’elle ne s’intitule assassinat, dans une rubrique réservée au citoyen curieux, rubrique éphémère aussitôt relayée le lendemain par une autre. Un banal chien écrasé, en somme. Sauf que cette mort porte en elle tout le désespoir du monde, du massacre de bébés phoques aux élagages d’arbres centenaires. Un garçon a préféré s’en aller plutôt que de continuer à faire face à la bassesse de ce monde, le consumérisme moderne, la paresse intellectuelle et l’avidité dans ce qu’elle a de plus misérable et irréparable.
Dans le cercle d’amis de Charles il y a Victor, son exact opposé, en ce sens qu’il croit encore, c’est un révolté en action quand Michel est en panne, usé de ces coups d’épée dans l’eau à répétition, las de ce monde qui lui échappe, par sa bêtise. La voix de Victor résonne régulièrement derrière des images destructrices. C’est la voix politique, écologique, celle qui garde l’espoir que l’être humain, un jour, se ressaisisse. Charles est désormais loin de cela. Ce qui lui reste d’ancrage est sentimental mais là aussi il traverse une crise, il n’arrive plus à savoir qui aimer. Edwige et Claire sont les vecteurs amoureux, ce qui reste des 4 nuits d’un rêveur, versant politisé, amoureuses de celui qui ne croit plus, de sa fragilité, sans doute parce que l’on pense toujours que l’on peut le sauver. Charles aimerait ressembler à Victor dans ce qu’il en émerge d’espérance. Mais Charles affronte systématiquement l’inéluctable en la présence d’une assemblée de révolte sans corps, d’un discours vain dans une église, en assistant à l’accident d’un bus ou en aidant un junkie en manque. Vous ne savez pas marcher, dira-t-il à un groupe de gens, au tout début du film, après avoir observé l’usure asymétrique de leurs chaussures. A la fin, devant le psy, il dira qu’il déteste la vie mais qu’il déteste tout aussi la mort, la trouvant « affreuse ». L’effondrement syncopé d’arbres forestiers immenses à moitié de film – images mentales en guise de métaphore sublime mais curieuse de la part du cinéaste aux notes cinématographiques sans concessions – bascule Charles de l’autre côté. Pour ses amis, définitivement loin de ses états d’âme, le psychiatre sera son seul sauveur avant résignation. Il sera paradoxalement son ange de la mort, aiguillant Michel sur un terrain qu’il ignorait.
Le diable probablement est la continuité d’Une femme douce, il est son versant politique, il ouvre sur le groupe. Et il préfigure l’Argent, l’élément qui contamine même les électrons libres. La mort n’a plus l’apparence glorieuse présagée par celle de Jeanne sur le bûcher. C’était une mort de révolte, une mort victorieuse. Ce n’est plus celle provoquée de l’âne Balthazar, ni la synergie soudaine avec laquelle l’appréhende la jeune Mouchette. La mort de Charles est une mort de résignation, un acte organisé et méthodique, unique échappatoire prémédité. Avec une trouvaille de grâce qui le fait partir en toute sérénité : capter brièvement le son de l’Adagio de Mozart, Concerto pour piano n°23, à travers l’embrasure d’une fenêtre, avant de rejoindre le cimetière du Père Lachaise.
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