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Archives pour septembre 2013

L’ami de mon amie – Eric Rohmer – 1987

l-ami-de-mon-amie-2Les ailes du désir.

     10.0   L’ami de mon amie est le dernier film de la série des « Comédies et proverbes » et se situe quelque part entre réalisme et marivaudage. Comme souvent chez Rohmer, il s’agit de détourner le proverbe de départ – ici, « les amis de mes amis sont mes amis » – au moyen d’un chassé-croisé de personnages et de sentiments entre légèreté et peur de vivre.

     Le thème de la rencontre est partout dans le cinéma de Rohmer. Il l’articule en variant les procédés cinématographiques. C’est une séquence quasi continue sur vingt-quatre d’heures dans Ma nuit chez Maud. C’est bien souvent une variation chapitrée, séparée par des ellipses manifestes comme c’est le cas dans Quatre aventures de Reinette et Mirabelle ou sans aucun lien entre elles sinon le lieu dans Les rendez-vous de Paris. C’est aussi une infinie possibilité de rencontres à l’image de ce perpétuel déplacement géographique de Delphine dans Le rayon vert. Ou c’est un échange inattendu et continu poussé jusqu’à épuisement dans La femme de l’aviateur. On pourrait en citer d’autres. L’ami de mon amie prend la forme d’un film à rencontres circulaires sous l’apparence d’un vaudeville dans un petit labyrinthe d’une ville nouvelle, magnifiée tel un village de vacances.

     Comme souvent chez Rohmer, c’est d’abord l’affaire d’une rencontre. Après avoir en quelque sorte présenté les personnages à leur travail, pendant le générique, la première séquence suivante se situe dans une cantine de préfecture. Blanche y mange seule à une table, quand Léa, qu’elle ne connait pas encore, s’y invite parce qu’il y a de la place. Echanges de banalités, curiosités coutumières, flatteries légères et inquiétudes diverses les conduisent ensuite à la piscine, où Blanche apprendra à Léa à surmonter sa peur de l’eau. Une amitié s’est créée. Et c’est sur le point de quitter les lieux qu’elles tombent brièvement sur Alexandre, un ami de Fabien, le petit ami de Léa. Mine de rien on a glissé, délicatement. De l’échange amical d’une rencontre le film embraye sur la séduction. Blanche a remarqué Alexandre. Ce n’est que plus tard que Fabien entrera en scène.

     Le film est traversé de longs tunnels de dialogues prenant acte dans chaque recoin d’un lieu relativement restreint où Rohmer tisse une toile en forme de vaste terrain de jeu où l’on se croise, où l’on se recroise « Ici c’est un peu comme un village, il m’est arrivé de croiser une même personne sept fois dans la même journée » dira Fabien à Blanche, lorsqu’ils se croisent quelques instants après s’est déjà salués. « Je ne sais jamais s’il faut se saluer à nouveau, sourire, ne rien se dire où faire comme si on ne s’était pas croisé ».

     Rohmer recherche une forme d’opposition. Géographique, déjà, en opposant subtilement Paris au grand Paris, le déplacement au point de ne figurer plus qu’hors champ (apparitions brèves d’Alexandre, dissolution progressive de Léa, jusque dans leurs deux entrevues au restaurant, à Paris ou Butry sur Oise) tandis qu’ailleurs c’est Cergy, éternellement Cergy, ses étangs, les ruelles de sa préfecture, son bois, ses activités nautiques pour Blanche et Fabien. Différence de mouvement tout simplement, comme si l’éloignement de la Ville et l’ancrage dans un terrain inconnu, la ville nouvelle, avait embrouillé les sentiments au point de faire s’attirer les opposés avant les semblables. Rohmer effectuait déjà une cartographie toute en opposition dans Les nuits de la pleine lune quand Louise vivait avec Rémi à Lognes, en périphérie mais se plaisait davantage dans ce studio à Paris où elle retrouvait sa liberté.

     L’appartement de Blanche est cerné par deux murailles : D’un côté une vue sur la résidence en arc de cercle avec la tour du Belvédère en son centre la privant d’une ligne de fuite, de l’autre l’immensité parisienne bloquée par les tours (Eiffel, La défense…) et séparée par l’Oise, cours d’eau infranchissable. Léa n’a au contraire aucun habitat stable, elle vit chez Fabien, chez ses parents, pour ne pas dire dans les transports en commun ou les soirées mondaines – La même vie qu’Alexandre, en somme. L’appartement clinique, calme et spacieux, aux fenêtres verrouillées,  s’oppose à ce jardin (sans maison ?) dans une résidence très aérée.

     Blanche est loin de l’abandon de soi qui caractérise la personnalité de Léa, toute en impulsivité. Lorsque Blanche aperçoit Alexandre et Fabien discutant, elle préfère esquiver et passer à leur côté, incognito. A contrario, Léa surgit systématiquement dans le plan, elle ne le fuit jamais. Ce qui n’est pas le cas de Blanche qui sait se cacher du plan comme lors de cette discussion avec Fabien sur les bords de l’Oise où elle sort régulièrement du cadre. Il serait par ailleurs intéressant d’effectuer un comparatif avec les deux garçons, tant les similitudes (l’un fuit, l’autre surgit) me paraissent, de souvenir, évidentes, comme pour préparer l’assemblage de couleurs final.

     De nombreuses séquences en apparence quelconques peuvent sourdre soudainement, s’ouvrir à une émotion insoupçonnée, glisser vers quelque chose de quasi élégiaque. C’est le cas par exemple lors d’une scène dans les bois lorsque Blanche éclate en sanglots, de joie et de tristesse mêlées, parce qu’elle éprouve de la culpabilité à se sentir bien dans les bras de l’ami de son amie. Plus anodine vers le début du film, il y a cette séquence dans le jardin du couple, où Léa évoque à Fabien le fait qu’une amie à elle en pince pour Alexandre. Regards et  mots se font alors plus intenses, comme s’ils touchaient à quelque chose d’indomptable et le tout est superbement orchestré par la caméra de Rohmer qui en un unique plan en mouvement saisit d’abord la table où tous trois sont assis (plan fixe) puis cadre le couple, joueurs à double niveau, extravertie pour elle, en retenue pour lui, comme s’il cherchait à l’épargner, avant de minutieusement orienter l’objectif vers Blanche, très gênée par la fantaisie dont elle est la victime, pour enfin cadrer à nouveau la table comme dans le début du plan. C’est une séquence très belle car à la fois très drôle dans la subtilité des regards échangés mais aussi clairement annonciatrice d’un rapprochement ultérieur entre Blanche et Fabien.

     Rohmer filme l’instabilité sentimentale. Instabilité réelle que l’on retrouve assez nettement, mais de manière totalement différente pour ne pas dire contradictoire, dans les comportements des trois femmes du film : Blanche, Léa et Adrienne. Instabilité spontanée pour l’une, réfléchie pour l’autre et peut-être créative pour la troisième, que Rohmer garde mystérieuse. Lorsque Blanche invite Léa dans son appartement, cette dernière voit d’emblée dans sa solitude le bon côté de pouvoir tout modifier, sortir au gré des vents et changer chaque jour les meubles de place – ce qui présentement lui manque. Blanche est moins instinctive et recherche une forme d’idéal qui lui advient d’ailleurs un peu artificiellement, comme poussé par la frénésie Léa, en la présence d’Alexandre, bel homme « plus brillant qu’intelligent » remarque Adrienne. Il faut attendre cependant une escapade en forêt pour que les mots, enfin libres, puissent éclore et accompagner les larmes. L’ami de mon amie est un film minutieusement géométrique, dans les liens tissés entre les personnages, losange éternel qui ne cesse de chercher ses angles droits pour devenir un carré parfait. Géométrie dans l’espace, aussi, tant la majorité des plans, souvent fixes, épouse les lignes droites des allées, des immeubles, des édifices de façon à contrer ce perpétuel bouleversement des corps en son sein. Très souvent, les corps des personnages s’éjectent d’eux-mêmes du plan, par instabilité ou fuite et il faudra au plan lui-même une parade pour retourner cadrer le personnage. Il y est question d’une boucle un moment donné, celle que Fabien montre à Blanche, celle produite par l’Oise, rivière qui les encercle tous deux à l’endroit où ils se situent, tandis que plus tôt, Léa voulait observer Fabien à l’aide de jumelles. Les exemples sont légions, surtout ici, dans ce film-ci, où tout est pensé, écrit dans les moindres détails. La boucle est bouclée et l’on ressent vraiment L’ami de mon amie comme appartenant à la fin d’un cycle, qu’il a creusé jusqu’à l’épuiser. Et ensuite ? Ensuite, Rohmer s’attaque aux contes des quatre saisons…

     L’ami de mon amie parle donc de miroirs, d’oppositions. Ce qui se ressemble s’assemble. Les opposés s’attirent. Au centre : quatre personnages. Un couple sur la corde raide. Et une simple attirance unilatérale. La construction est particulièrement passionnante car il s’agit en fin de compte d’un immense chassé-croisé, vaudeville ou soap ultime, magnifique de simplicité. Alexandre a tapé dans l’œil de Blanche. Mais il préfèrerait tenter sa chance avec Léa. Sauf que celle-ci est avec Fabien. Ce dernier qui ne tardera pas à éprouver quelque chose pour Blanche. On est chez Rohmer donc évidemment les couples ne se font ni ne se défont comme ça. Il faut de nombreuses rencontres, de longues discussions, des balades, des imprévus, des hasards. On observe les comportements des uns, on conseille les autres. Il y a une écriture fabuleuse autour de ces quatre personnages. J’aime l’idée de l’attirance muette. C’est exactement ce qu’il se passe entre Blanche et Alexandre. La jeune femme est sans nul doute en admiration devant cet homme, une admiration physique. Lorsqu’un jour elle le verra discuter avec son amie, en l’espace d’une seconde elle n’éprouvera plus rien. C’est ce qu’elle choisit de dire à Fabien qui venait chercher du réconfort auprès d’elle, après sa séparation avec Léa. Un moment donné le film prend une direction étrange, tout en non-dits qui l’emmènera progressivement vers un gigantesque quiproquo, tout de bleu et de vert, heureusement sans grandes conséquences. Léa fait du gringue à Alexandre. Blanche couche avec Fabien. Aucune des deux n’osera en parler à l’autre. Et puis il y a la force du hasard, les coïncidences. L’ami de mon amie est une variation sur les sentiments et une balade dans Cergy – Belvédère de l’Axe majeur, les étangs, le parvis des trois fontaines, la grande horloge de Saint-Christophe, la piscine, ses terrasses de café, ses espaces verts – ville que je connais parfaitement ce qui participe pleinement à l’émotion que le film me procure… La scène finale est sans doute l’un des plus beaux cadeaux que nous ait offert Eric Rohmer. Belle à en pleurer.

Je t’aime je t’aime – Alain Resnais – 1968

je20t27aime20je20t27aimL’éternel retour.

  10.0   La beauté du cinquième long métrage d’Alain Resnais et la fascination qu’il exerce et continue d’exercer longtemps après visionnage tiennent d’une confiance absolue dans le cinéma, ses possibilités infinies et sa puissance évocatrice. Qui aujourd’hui, dans le cinéma français – Resnais compris – peut se targuer d’une telle audace créative ? Je t’aime je t’aime est le film de science-fiction d’Alain Resnais, c’est en tout cas ce que la seule lecture du synopsis laisse entrevoir. On peut donc d’abord se demander si la tentative ne paraît pas mineure quand on sait que quelques années auparavant le cinéaste réalisait Hiroshima mon amour surtout qu’en apparence la forme paraît moins sèche, moins travaillée, davantage capable d’engendrer le spectacle – comme un lointain cousin de ses futures comédies musicales, peut-être. Mais c’est oublier l’originalité, la possibilité du mélange des genres. C’est oublier La jetée, le film de Chris Marker auquel on pense évidemment beaucoup ici. Et quand bien même, au-delà de son aspect ludique, de la construction d’un phrasé stimulant, ce qui peu à peu éclot à nos yeux c’est l’une des plus tragiques histoires d’amour que nous ait offert le cinéma. A la différence d’un film comme Le feu Follet, de Louis Malle, qui précède le Resnais de cinq années, Je t’aime je t’aime ne jouit pas d’un éventuel suspense autour du destin mortifère du personnage, il n’utilise pas la pulsion suicidaire en tant que soubresaut du récit ou en tant que porte de sortie. Tout ici tient du kaléidoscope, sans présent, entre rêves et souvenirs. C’est fou, d’ailleurs, comme le film semble d’abord partir sur des bases scénaristiques classiques, posées, avant d’exploser en patchwork ensuite sans plus jamais en sortir. C’est assez étourdissant.

     Au départ, Claude Ridder est envoyé dans cette machine aux allures de cœur géant, d’où il pénètre via une sorte d’oreillette, dans le but de revivre une minute de son passé. Pourquoi lui plutôt qu’un autre ? Dans La jetée on avait choisi cet homme pour sa capacité à figer le visage d’une femme dans un moment de son passé. Claude Ridder est choisi parce qu’il s’est tiré d’une tentative de suicide, choisi « parce qu’il est rare de voir quelqu’un revenir d’aussi loin » dira l’un des scientifiques. Contrairement à chez Chris Marker il n’y a pas ici d’urgence à voyager (un scientifique avouera prendre le temps de cerner cette minute du passé avant de penser au futur) il n’est pas question de course à la survie dans des souterrains parisiens, ce n’est que le voyage dans l’intimité de cet homme qui nous intéresse et les motivations des scientifiques resteront dans l’ombre  « Pourquoi m’envoyer un an en arrière ? Pourquoi pas un an en avant ? Ce serait quand même plus intéressant » déclare Claude Ridder. Il n’est pas choisi pour sa faculté à figer une image du passé mais c’est bien le visage d’une femme, essentiellement, qui va se figer dans ce passé, au travers d’une multitude de retours éclatés.

     Pour son premier voyage, Claude atterrit dans l’eau, un an auparavant à 16h, il est équipé d’un matériel de plongée, la minute se déroule quasi entièrement sous l’eau. C’est le liquide amniotique d’une nouvelle naissance. L’image semble se casser progressivement, la minute ne s’écoule pas comme prévu. Puis enfin si, elle se déroule comme prévu mais elle est aussitôt relayée. Quelques secondes avant, quelques secondes après. Il y a parfois un bref retour dans la sphère, dans laquelle Claude semble attendre, mais il replonge aussi vite. Quelques années en arrière, cette fois. Puis il navigue alors sur quinze ans de son existence en puzzle. Sorte de démultiplication de cette journée du 5 septembre bien que rien dès lors ne semble contredire une liberté temporelle totale. Pas facile de raconter le film dans la mesure où il fait apparaître, selon deux manières d’apparence contradictoire, deux niveaux narratifs non parallèles mais imbriqués. La première manière consiste donc à suivre le montage du film, dans l’ordre de la succession des images. La seconde consiste à retracer l’histoire du personnage central, si possible en s’appuyant sur le scénario de Jacques Sternberg, car celui-ci permet d’appréhender plus facilement la ligne chronologique des événements. Dans le premier cas, on peut dire qu’on assiste à une expérience scientifique qui consiste à renvoyer dans son passé un homme qui a tenté de se suicider. La machine à remonter le temps se dérègle, embrouille la chronologie et perturbe le processus expérimental : des flashes du passé se succèdent, dans le désordre. Si par contre l’on se place dans l’optique de la vie du personnage principal, l’histoire en elle-même paraît plus banale, plus terne à l’image de l’existence du personnage (Ridder a travaillé comme manutentionnaire, il est devenu responsable d’un service, et c’est à ce moment qu’il fait la rencontre de Catrine dont il tombe amoureux…). Raconter ainsi, de deux manières différentes, un film dont le titre lui-même est une invitation au redoublement, n’est pas illégitime. Mais c’est surtout dans la coexistence de ces deux niveaux de réalité que réside l’intérêt de cette œuvre qui tisse une trame temporelle tout à fait singulière.

     Claude Rich dégage quelque chose d’infiniment bouleversant ici. D’une richesse de jeu étonnante dans sa façon d’aborder ce rôle délicat puisque multiple, sur plusieurs années de son existence, avant, pendant et après Catrine et leurs sept années de vie commune. Saisir l’époque par le simple jeu qui la caractérise. L’agréable voyage et le retour douloureux, comme à Hiroshima. Personne d’autre n’aurait pu camper un aussi beau Claude Ridder. C’est par ailleurs ce que Resnais confirmera : il n’aurait pas tourné le film sans Claude Rich.

     La musique de Krzysztof Penderecki est importante, elle pose d’emblée les bases d’un voyage cosmique, alors même que rien encore ne l’est. Elle retentit avant même que le générique ne soit lancé, nous happe, jusqu’à l’apparition du premier plan. Elle ne resurgira que dans les passages au présent, de manière plus fragmentée, créant une distance. C’est une musique chorale. De même, chez Marker, le film ne commence pas par une image mais par des bruits d’avions. Et plus tard retentira le chant des chœurs de la cathédrale St-Alexandre Nevski. Chez Resnais, la musique accompagne le travelling en voiture, un peu à la façon d’un requiem, comme si Ridder était déjà mort, et allait vers sa dernière demeure, vers la sphère, son tombeau. Les deux personnages inquiétants l’attendent à la sortie comme la Mort en personne, pour lui faire entreprendre son dernier voyage. La musique vibrante des chœurs a une tonalité fantomatique. On croirait entendre des voix de l’au-delà, qui viendront de temps en temps hanter le film et assurer le passage de la réalité au rêve.

     Quelques éléments sont par leur étrangeté d’infimes parcelles prémonitoires, comme coincés entre deux temporalités, deux espaces mentaux, c’est ainsi le cas de la souris blanche que Claude aperçoit sur la plage ou plus tard de ce couple de noyés, pourtant bons nageurs selon Claude, emportés par le fleuve. Les souvenirs sont déformés puisqu’ils varient selon l’état au présent de Claude, c’est en somme une succession de rêves identiques et à l’instar de tout rêve, si les récurrences sont nombreuses les différences sont indubitables. Resnais utilise des changements de point de vue, des variations de régime de plan dans leur répétition, une légère modification du cadre, d’un geste, d’un dialogue.

     Resnais ne s’amuse pas à multiplier les fausses pistes, son film est au contraire extrêmement lisible, ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas complexe. A la différence du film de Michel Gondry, Eternal sunshine of the spotless mind, qui s’en inspire très nettement, Je t’aime je t’aime est construit avec une infinie délicatesse, une succession de saynètes dosée à la perfection, dans sa manière de manipuler ces bribes d’existence, comme un puzzle éclaté mais éclaté pour être aisément reconstruit, en variant les souvenirs, les retours, les rêves et hallucinations que la machine peut provoquer « comme si on lançait en l’air des centaines de cartes qui virevoltent et qui retombent : une bonne partie des cartes sont recouvertes, on n’en parle pas et les autres sont éparpillées, elles ne forment pas une série continue » dira Jacques Stenberg, le scénariste, même si l’on est en droit de penser qu’il y a tout de même un privilège accordé au drame, comme si l’esprit bouleversé de Claude parvenait à contredire le hasard primordial en s’orientant inconsciemment vers un revival de ses douleurs. Rien n’est véritablement expliqué mais tout est envisageable. Prenons le voyage de la souris par exemple : Claude la croise dans l’une de ces nombreuses minutes détraquées de son passé. Revenu provisoirement dans la sphère dans laquelle il est sensé attendre les quatre minutes de « décompression » avant de pouvoir être évacué (ce qui ne se produira jamais puisque la machine l’emporte éternellement) il discute à l’animal se rendant compte qu’elle se balade aussi dans le temps et qu’il se souvient alors l’avoir croisé dans son passé sur cette plage. On ne sait pas si ce souvenir est celui de ses brefs voyages dans le temps ou bien si c’est celui de son existence.

    Je t’aime je t’aime brille aussi et surtout pour ses dialogues et monologues stimulants à l’image de cet homme qui se rend compte de l’infime portée de son existence « je pense que je voyage à la vitesse de 100.000 km/h accroché à mon crayon sur une boule de feu ». Il y a aussi ce monologue atone dans un phrasé impossible. Ou bien cette discussion de réveil extrêmement drôle  « Tu vois. Nous ne sommes pas des pionniers » dit-il ce qui résonne là aussi en passerelle temporel sous la forme d’un hasard de langage. Il y a aussi la fameuse théorie de Catrine concernant la création du chat par dieu. Resnais arrive à donner la sensation que les instants choisis sont entièrement aléatoires dans l’importance qu’il suggère à l’évolution éventuelle du récit. Il y a une belle variation entre le bonheur et la colère au milieu desquels solitude et ennui prennent une grande place – c’est le cas dans bon nombre de séquences au travail « J’étudie le temps du bureau contre le temps du dehors » s’amuse Claude, avec ses montres et il sera souvent question dans le film, au détour d’une idée grosse comme celle-ci ou parfois plus discrète de question de temps, comme si son retour était éternellement contaminé par la conscience de ce retour.

     Alain Resnais, judicieusement, ne propose pas de portrait idyllique de cette histoire d’amour, il en saisit le caractère indomptable, inexplicable, sans repère temporel. C’est une variation des sentiments, étourdissante, sur ce sujet : « l’existence est une étrange aventure » pour citer les mots du cinéaste lui-même. Et c’est une façon magnifique et bouleversante de concevoir les possibilités formelles offertes par le cinéma tout en racontant une histoire.


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