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Archives pour octobre 2013

La Vie d’Adèle, chapitres 1&2 – Abdellatif Kechiche – 2013

La Vie d'Adèle, chapitres 1&2 - Abdellatif Kechiche - 2013 dans * 100 le-bleu-est-une-couleur-chaude-photo-519617379de48-300x168Le parti pris des choses.

     10.0   Voilà soixante-douze heures qu’il s’est imposé à mes yeux, a jaillit, m’a happé comme peu d’autres auparavant. Trois jours à (ne pas vraiment) me remettre de ces trois heures afin de pouvoir écrire quelque chose, tenter tout du moins. Je reviens d’un week-end où chaque instant, chaque pensée convergeaient naturellement vers le visage de cette jeune femme, Adèle, ce portrait sublime, colossal, ces nombreuses longues séquences qui ne me quitteront jamais. Il m’est encore difficile d’en parler tant l’émotion est restée palpable, à un point extrêmement rare (il faut remonter à L’Apollonide, de Bertrand Bonello, autre portrait, de femmes cette fois) aussi je vais d’abord tenter de parler de la mise en scène d’Abdellatif Kechiche, les idées formelles qui traversent le film, sa construction car tout cela me semble incroyablement riche et passionnant, ainsi peut-être que naturellement j’en viendrai au fond, à cette histoire, cet immense portrait de femme comme jamais on avait pu en voir jusqu’alors, à Adèle, bouleversante Adèle, merveilleuse Adèle Exarchopoulos.

     Le cinéma de Kechiche est un flot continu de séquences manifestes, étirables à l’infini dans lesquelles il scrute et creuse l’émotion, jusqu’à l’épuisement, parfois non sans malaise. Outre sa prédestination pour les gros plans c’est ce qui frappe dans un premier temps. La saturation recherchée provient finalement moins de cette focalisation au plus près des corps et des visages que par la durée avec laquelle les séquences s’inscrivent dans une réalité que le film et le cinéaste ne cesse de rechercher ad aeternam. Il faudra un nombre incalculables de rushs (inutile de donner des chiffres) pour arriver à ce résultat amputé, de trois heures quand même diront certains, seulement trois heures penseront-nous, qui sonne finalement comme une version courte de la vie d’Adèle, au travers de multiples moments décisifs étalés sur plusieurs années, jusqu’à l’âge adulte. Pas un portrait purement exhaustif mais une construction séquentielle où tout se dirige inévitablement vers Emma, puisque c’est de cet amour-là dont le film semble raconter les émois fusionnels et douloureux d’Adèle. La séquence chez Kechiche a toujours été de mise, parfois proche de l’insoutenable comme c’est le cas durant le contrôle de police dans L’esquive, étouffante d’ignominie durant la danse de la Vénus noire ou éprouvante d’incertitude quant à son issue dans La graine et le mulet.

     L’idée est donc de suivre le trajet d’une passion amoureuse, aux crochets d’un personnage central qui sera de chaque séquence, quoi qu’il advienne. Leur longueur varie mais Kechiche s’en va parfois chercher l’excès via un étirement du réel comme c’est le cas lors de leur toute première rencontre dans un bar où beaucoup passera par le regard, le cinéaste préférant laisser venir, laisser émerger. Et plus loin il y a cette scène de sexe où la passion est saisit au corps à corps, en les observant, les caressant, ne faisant aucun compromis avec ce qu’il y a de possible à montrer à l’écran. Le double dispositif (avec L’ellipse, j’y reviens) n’est pas trahi : le film suit, trois heures durant, les convulsions de cette éducation sentimentale d’un bout à l’autre de cette histoire d’amour, d’un jeu de regard banal et sublime dans la rue jusque dans cette séparation équivoque finale.

     Ce qui anime l’être humain dans le cinéma de Kechiche c’est sa capacité à dévorer. Ce type de personnages mordant à pleines dents, la vie comme les aliments est une donnée récurrente chez lui, une signature. On se souvient principalement de ces bouches goulument comblées dans les scènes de repas de La graine et le mulet. Les mâchoires y sont bruyantes, le plaisir de manger indéniable. La vie d’Adèle s’ouvre presque sur une scène de diner familial où l’on mange des spaghettis avec un appétit certain. Pates aspirées, sectionnées, tombantes, sauce tomate plein les dents, les lèvres et le menton, la caméra saisit impudiquement l’action que l’on aurait coupé ou enjolivé ailleurs. C’est que d’emblée le film se cale sur son héroïne, apprivoise ses humeurs, ses doutes, son appétence, ses désirs, bref dompte son quotidien. C’est un film de chair et de peau. Kechiche filme les soubresauts des corps, la moindre de leur déformation, le suintement et les sécrétions. Toute particularité physique est passé au peigne fin à tel point que ce visage, ce regard nous hanterons longtemps encore après la projection. C’est une fossette sur la joue droite, un regard en fuite permanente, une chevelure massive accablante, un flot de sécrétions, une bouche toujours entrouverte. Le cinéaste aime voir ses actrices manger, pas pour rien qu’au casting il a choisi la belle Adèle sur sa manière d’engloutir une tarte au citron.

     L’alimentation quelle qu’elle soit devient un fil rouge, caractérisée aussi bien en tant que mœurs, invitation ou épreuves diverses. C’est une huitre citronnée que l’on apprend à aimer ici, un Balisto enfermé dans une boite intime qui vient combler une tristesse là. Tu ne manges pas la peau, demande Adèle à Emma, lors d’un pique-nique. Moi je mange tout, je pourrais manger toute la journée, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Cet appétit démesuré englobe sa personnalité et il n’aura de cesse de contaminer chacun de ses désirs, d’une impulsivité exagérée lorsqu’elle affronte les moqueries de ses camarades à une obsession amoureuse et sexuelle qu’Emma va provoquer en elle. Il y a aussi une belle séquence sans suite où la jeune femme découvre cette attirance qui jusqu’ici couvait, lorsqu’une amie l’embrasse soudainement, gratuitement sans que ça ne puisse aller plus loin. Elle tombe amoureuse à cet instant du corps féminin, premier écho à ce rêve nocturne du début du film et vit douloureusement l’unilatéralité de ce sentiment, se faisant jeter aussi brutalement que fut cette impulsion de baiser. Adèle ne cache rien, tout éclate, gicle et jaillit d’elle à l’image d’une propension aux flots de larmes, de bave et de morve.

     Un peu plus tôt, il me semble, Adèle avait été séduite par Thomas, sans doute plus par conventions que désir pur, elle était qui plus est poussée par ses amies qui l’aimantaient invariablement vers lui. Quelque chose se noue dans le dialogue, les deux adolescents concrétisent cela sexuellement. Le garçon n’irradie jamais l’écran comme le fera plus tard Emma, il est souvent caché derrière elle, apparaît parfois derrière son épaule. La scène ne dégage rien d’érotique, elle est un peu mécanique, sans passion. « C’était trop bien ! » répond Adèle à Thomas qui s’inquiète de ce regard fuyant après qu’ils aient fait l’amour. Ces quelques mots ont une résonnance tragique si on les découpe : C’était trop bien, pas génial ni extra mais bien, trop. Le regard avide fuit, le corps lui-même semble vouloir s’extirper seul du lit, l’appétit fait rage, cette bouche voluptueuse n’est pas rassasiée, Adèle n’a encore de préoccupation que la problématique et la quête de sa normalité. Ce n’est que plus tard que l’érotisme se dessine lors de la rencontre avec Emma à la tournure quasi fantasmatique : le plan se fait nettement plus lumineux, il y a une convergence dans les regards, on sentirait presque Adèle trembler. La deuxième fois, dans le bar lesbien, la séquence est hyper sensuelle là-aussi, jouant énormément avec les lignes tracées par le regard d’Adèle, en quête d’un fantôme, avant que la chevelure bleue ne finisse par apparaître derrière elle, envahir le cadre, tel un spectre avant que le rapprochement ne s’érige vers une double posture archi séductrice.

     Une autre constante du cinéma d’Abdellatif Kechiche c’est l’ellipse, évidemment. On se souvient forcément des dernières images de L’esquive, post contrôle de police, détachées de l’ossature. Ainsi, le récit peut sauter quelques années et s’affranchir de situations obligées qu’un cinéaste moyen aurait adoré montrer. C’est le cas de la confrontation avec les parents d’Adèle. Cette confrontation n’aura pas lieu. Enfin si, probablement, mais hors champ, intégralement. Il y aura bien la présentation mensongère d’Emma, lors d’un repas, comme une amie qui l’aide pour ses devoirs de philosophie mais à aucun moment nous n’assisterons au dévoilement de son homosexualité car le récit la retrouvera bientôt adulte, indépendante, quelques temps plus tard. Adèle est au lycée dans les premières séquences du film qui s’applique à apprivoiser son quotidien d’adolescente en 1èreL. Elle sera institutrice en CP dans l’une des dernières. Aucun repère, aucune date ne nous seront offerts, c’est que quelque part selon le cinéaste, ce n’est pas important dans le cheminement identificateur. L’ellipse permet deux choses : L’équité avec le spectateur et l’amplitude naturelle du récit.  Le tout est de se jumeler avec le personnage, au rythme de ses humeurs et de sa respiration – ce n’est pas pour rien que le cinéaste multiplie les plans vides où Adèle est en train de dormir. Ne jamais avoir d’avance sur Adèle de manière à appréhender et ressentir son présent en même temps qu’elle. Sans l’ellipse on finirait par étouffer. Le procédé permet au film de rebondir à plusieurs reprises. Et le léger retard en début de raccord d’ellipse permet de replonger instantanément dans le vif, comme on le ferait dans le chapitre d’un roman. Respirer sans sortir.

     Qui dit portrait appelle inévitablement à faire le tri et le récit de Kechiche est si ample qu’il impose de volontairement se séparer de certaines pistes entamées ci et là pour se concentrer sur l’histoire d’amour, dont le cinéaste scanne bibliquement tous les soubresauts de sa naissance à son extinction. La construction du film est une merveille, d’un tel culot quand j’y repense. Cette façon d’opter pour des cuts et des ellipses improbables comme lors de la séquence du premier baiser qui se dessinait lentement avant que le plan suivant ne mette en scène les deux femmes, nues, prêtes à faire l’amour, dans une séquence incroyable, interminable, aussi puissante que gênante. Encore une fois on peut se demander si cette scène d’amour correspond ou non à leur première fois à toutes les deux, rien ne sera vraiment précisé. La scène n’est rien d’autre qu’un amour consumé pleinement, qu’il s’agisse ou non d’une première fois. Kechiche procède de la même manière qu’il filme les repas, il filme tout, ne se disperse pas : les cris, les gémissements, la sueur, le bruit des langues et des muqueuses, les bouches qui se dévorent, les corps qui s’enchevêtrent, la répétition des positions, les muscles qui se tendent. La séquence est centrale et vient casser la dynamique initiatique comme pour fermer un chapitre. Je pense que Kechiche adopte ici une représentation fantasmée de l’étreinte homosexuelle, sa propre vision du coït en tant qu’hétérosexuel. Ça n’a donc jamais la vocation de représenter l’amour lesbien comme il se doit d’être représenté dans la réalité. C’est une des plus belles idées de cette séquence parce que le cinéaste ne se plie jamais aux conventions que la situation pourrait imposer, il la filme comme il se la représente, dans son excès et sa volupté et c’est sublime alors que c’est une séquence incroyablement complexe à écrire et à mettre en scène.

     La très belle séquence de l’anniversaire illustre à merveille le protocole de Kechiche pour raconter les variations de cette histoire d’amour. Le caractère festif de la situation (anniversaire surprise) existe moins comme bulle passagère dans sa représentation la plus banale d’une adolescente qui grandit que comme pur produit du temps qui passe, fin d’un âge, de son épanouissement et ses limites. A cet instant, Adèle semble davantage fêter le départ d’une nouvelle vie, plus confidentielle, plus adulte, au sens secret du terme. Outre la présence de ses parents, il y a aussi celle de son meilleur ami, qui aura traversé le temps plus que ses camarades féminines de classe de première. Nous ne verrons dès lors plus ni les uns ni les autres, comme la fin d’un cycle. Restera le souvenir d’un anniversaire refermant définitivement sa vie d’avant.

     Comme toujours, le parallèle avec les héros littéraires est une récurrence du cinéma de Kechiche. Les personnages de L’esquive répétaient un passage d’une pièce de Marivaux, Le jeu de l’amour et du hasard. Ici, Adèle étudie en cours La vie de Marianne, toujours de Marivaux. La vie d’Adèle ; La vie de Marianne. Un titre qui se juxtapose d’emblée et associe les tourments des deux jeunes femmes et leur détermination face aux épreuves. A travers le canevas classique du roman d’apprentissage, le film permet une fois de plus à Kechiche de revenir à ses amours : la salle de classe et la littérature. Les commentaires de textes auxquels Adèle se projette plus qu’elle n’y participe deviennent les commentaires de sa personnalité, épousant ses propres expériences. Ce n’est que bientôt qu’elle rencontrera son Emma, sa Bovary. Marivaux ne sera pas l’unique représentant de ce perpétuel parallèle jusqu’à l’éclosion : Seront aussi évoqués La Fayette et sa Princesse de Clèves, De l’eau du poète Francis Ponge. La rencontre amoureuse brisant les barrières sociales et l’acceptation du vice comme affirmation de soi. Tout un programme.

     Certains se sont empressés de voir en ce portrait une étude sociologique un peu balourde, avec des oppositions et des divergences surlignées. Il serait difficile de nier que le film dresse le portrait d’une différence sociale, mais il se place davantage du côté de l’initiation, plutôt en tant que chronique qu’en tant que parabole sociale. Kechiche n’est pas du tout dans la satire mais dans le réalisme et ce réalisme recherché tend à partager cette histoire d’amour entre curiosité et douleur face aux antagonismes culturels, il est donc moins question d’éducation que de choix personnels dans la chute de cette relation. On constate par ailleurs que les parents sont les grands absents du film – Une séquence pour ceux d’Emma, deux tout au plus dans le foyer d’Adèle. Le film étale donc une conception contradictoire de l’amour où chacune dans la famille de l’autre se plie à son champ d’appréciation. Compromis qui fonctionne dans nombreux couples mais qui finira par conduire celui-ci à sa perte. Adèle y mange des huitres (Francis Ponge aussi s’était intéressé à l’huitre) alors qu’elle déteste tous les crustacés et Emma se plie au mensonge imposé par Adèle qui la présente comme une amie qui l’aide pour ses devoirs de philosophie. Aimer l’autre c’est aussi réussir à sortir de ce champ d’appréciation là, fondement d’une rencontre, passage obligé, mais le couple n’en sortira pas pour la simple et bonne raison que le malaise est trop grand, éparse, c’est un cancer qui le tue à petit feu. Adèle est épanouie par le corps, la chair, elle veut construire un cocon, un journal intime inachevé. Emma s’épanouit de sa prestance artistique, elle veut mettre en avant sa réussite et son bonheur, son couple est une toile dont elle ferait bien le vernissage. Adèle est une femme secrète, ses parents ne sont jamais dans la confidence et plus tard ses amis et collègues non plus, ils finissent d’ailleurs tous par disparaître du film. Non qu’elle craint l’image qu’elle renvoie mais elle préfère garder intact son jardin secret – prolongement de la boite intime cachée sous le lit. Emma en a fait sa muse, le modèle de ses toiles, le corps nu, qu’elle expose devant ses invités ou dans des galeries d’art. L’épanouissement de l’une est étranger à l’autre. Emma voudrait qu’Adèle écrive, mette à profit ses talents cachés de romancière ou de nouvelliste, l’épanouissement personnel passant pour elle par la créativité. Adèle aimerait qu’Emma s’offre davantage, qu’elle soit plus présente auprès d’elle, dans un quotidien où elle ne la sentirait pas s’échapper. Quelque part, le bonheur d’Emma est celui d’un élève qui ne connait pas encore la recette de son épanouissement personnel : lors de leur première rencontre dialoguée dans le bar, c’est elle qui boit un lait fraise. L’astuce est géniale parce qu’elle permet un décalage entre l’apprentissage d’Adèle et la sérénité d’Emma, alors que la boisson entrevoit déjà la suite sans qu’à cet instant nous le sachions. La dispute inévitable et éprouvante ne relève donc pas seulement de l’adultère (Adèle finit par reconnaître qu’elle a couché deux ou trois fois avec le garçon) mais d’une somme de désaccords dont nous resterons relativement étrangers mais dont on conviendra de les englober dans le processus de déséquilibre qui déjà prenait place un peu plus tôt dans les divergences d’épanouissement au sein du couple.

     Si la scène de dispute est très forte, d’une violence sans nom (Léa Seydoux y est particulièrement impressionnante, on ne l’avait jamais vu ainsi) dans cette façon de  faire collisionner le désespoir d’une femme trahie et celui d’une femme honteuse et médusée par la violence disproportionnée qui la punit, c’est bien celle des retrouvailles quelques mois/années plus tard qui emporte tout, dans la représentation bouleversante d’un bonheur passé qu’elle convoque. Après une discussion coincée mais triviale sur leurs destins respectifs, Adèle finit par lâcher qu’elle n’a cessé de penser à Emma chaque jour depuis leur séparation. Emma ne lui répondra pas grand-chose mais les émotions qui envahissent les traits de son visage, la profondeur de son regard ne rend pas dupe, elle a préféré à la passion dévorante cette histoire d’amour normée avec Lise, sans doute plus confortable pour ses ambitions créatrices. Kechiche  voit en Emma une marginale avant tout, enfin l’apparence d’une marginale, image qu’elle aime représenter, un masque de conscience qu’elle porte, trop idéal pour se laisser happer, à s’y perdre, par le désir sexuel. Le film dit alors que dans toute marginalité se trouve une norme, à laquelle n’échappe pas Emma. Lors de leurs retrouvailles, elle ne répondra pas aux questions d’Adèle l’interrogeant sur sa sexualité d’avec Lise. Sous les coutures d’une norme accablante, qu’il s’agisse du milieu modeste de se parents ou de ses connaissances scolaires de l’art (On dit peintre, elle pense Picasso) Adèle se révèle nettement plus instinctive, en phase avec ses désirs. Je ne pense pas que l’on puisse faire de constat social en observant les deux familles et plus particulièrement les deux repas. On ne mange pas des huitres parce que l’on est riche d’un côté, des spaghettis bolo parce qu’on est pauvre de l’autre. Non, je pense au contraire que le repas épouse d’emblée les divergences culturelles, qu’il est un élément abstrait de leur future perte : le confort des féculents ici, le raffinement des fruits de mer là ; le gîte ici, le péril là ; la transmission et l’autisme. Les deux mamans s’indigneront d’ailleurs poliment des choix de carrière de l’amie de leur fille. Il y a forcément quelque chose qui se joue sur une différence culturelle dans leurs aspirations personnelles.

     Bien que ce soit Emma qui mette fin au couple, c’est paradoxalement elle qui semble ne pas grandir, coincée à jamais dans une représentation d’étudiante bohême que l’on prend en charge alors qu’Adèle de son côté paraît plus mature, expérimente. A la toute fin du film, elle se rapproche d’une connaissance d’Emma, un garçon qu’elle avait rencontré à une soirée lorsqu’elle était en ménage, encore sous le choc de la séparation définitive, de cette toile accrochée sur ce mur comme dernière trace de leur amour, la discussion tourne court mais c’est le début d’autre chose, l’esquisse d’une libération. Le garçon a lui trouvé une alternative à son épanouissement : il dit avoir arrêté le cinéma car il détestait l’hypocrisie qui y régnait et ne supportait pas de mêler tout cela à sa passion, préférant travailler dans une agence immobilière où il sait clairement ce qui l’attend. Il conseille à Adèle de faire un voyage à New York, c’est peut-être ce qu’elle fera. Maintenant c’est réglé, le lien qui l’empêchait de véritablement avancé est rompu à tout jamais. La musique de la rencontre jaillit dans ce dernier plan comme pour refermer cette parenthèse, cette histoire d’amour de passion démesurée et de solitude lancinante.

     Un mot pour finir tout de même : J’ai pensé à Truffaut. Moins dans la forme que dans l’envergure narrative, pas un remake de L’histoire d’Adèle H. (Je reconnais qu’elle était facile) mais une épopée à la manière de la trilogie Antoine Doinel. Oui, Antoine Doinel. D’ailleurs, aussi étrange que cela puisse paraître j’ai revu Baisers volés il y a quelques jours. Quel film magnifique ! Kechiche a annoncé qu’il aimerait offrir une suite aux aventures d’Adèle. Bien que son film représente presque la somme de quatre aventures de Doinel (Antoine et Colette, Baisers volés, Domicile conjugal et L’amour en fuite) je serais évidemment ému de retrouver Adèle un jour, dans un chapitre 3, voire davantage.

     Je vais m’en tenir là, c’est déjà beaucoup. Désolé de m’être un peu trop éparpillé, trop répété. Voilà donc maintenant une semaine que le film m’a chaviré et plongé dans un doux songe mélancolique, entre éclats fusionnels et spasmes intermittents. Il m’arrive parfois d’errer tout en y repensant. Il n’est pas près de s’évaporer. Je ne pensais pas pouvoir en parler aussi longuement mais je pense qu’il le fallait, pour que le film reste tout en me quittant un peu car j’en suis arrivé à une telle obsession qu’il m’est parfois difficile de me concentrer sur quoi que ce soit d’autre. Je n’arrive même plus à lire. J’ai vu d’autres films depuis, mêmes bons ils sont déjà oubliés. Il faut maintenant que toute cette émotion se dilue pour laisser place à autre chose. C’est évidemment le plus beau film que j’aurais vu cette année, une petite longueur devant L’inconnu du lac (moins en terme de mise en scène que d’émotion pure) et forcément à des années-lumière de tout le reste. La vie d’Adèle et L’inconnu du lac. Deux films incroyables de passion démesurée, deux films d’amour, deux films sur la solitude et deux films qui redéfinissent une manière de concevoir le sexe à l’écran. Y en a pas dix des films comme ces deux-là dans une année. Dans une décennie non plus.

Zero dark thirty – Kathryn Bigelow – 2013

Zero dark thirty - Kathryn Bigelow - 2013 dans * 2013 : Top 10 zero-dark-thirty-2-300x183Essential killing.

   8.5   L’ouverture du film est déjà remarquable. Plutôt que de nous abreuver d’images que l’on connaît par cœur à force de les croiser depuis plus de dix ans, Kathryn Bigelow choisit l’écran noir. Les cris des victimes de l’attentat des Twin Towers résonnent dans l’obscurité et aucun repère introductif, ni chronologique, ni géographique, ne nous sera offert. Pas de didactisme à l’œuvre mais une parabole sur l’aveuglement, d’emblée, thème que le film ne cessera de poursuivre dans la traque de Maya qui ne verra d’autre ligne de mire que la chasse à mort du chef d’Al Qaida. Personnage mécanique et silencieux, justicier moderne, à peine rattrapé par la mort des siens (l’attentat suicide dans le désert ne la dévie en rien de sa trajectoire) qui s’engouffre inexorablement dans la poursuite d’une ombre, que le film laissera accomplir au détriment de toute satisfaction ou glorification.

     Les premières images sont des séquences de tortures. Crues, précises mais jamais tapageuses, elles n’impressionnent pas tant par la violence insoutenable qui les caractérisent (waterboarding, mise en cage, humiliations) que par leur construction logique, mélange de douceur maquillée et de manipulation organisée. Aucune complaisance ici, d’un côté comme de l’autre, les scènes s’enchainent et se répètent, tenant plus du précis reportage que d’un élément de scénario. On passera sur la polémique que ces séquences ont engendrées politiquement mais il fallait bien s’y attendre, tant le film ne cesse de dire que la torture fut un stratagème efficace pour retrouver Oussama Ben Laden. Le charme de Dan (Jason Clarke) peut se grimer en terreur, tandis que Maya (Jessica Chastain) attend dans l’ombre, écoute et observe, sans expression. Quant au prisonnier, à aucun moment il n’est agité en marionnette fanatique (ni lui ni les autres, un peu plus loin dans le film) destinée à effrayer le spectateur occidental, le film ne s’en tenant qu’à une succession de faits et la terreur, réelle, n’émerge que via leurs réussites. Les personnages sont des pantins de torture, voués à disparaitre. C’est d’ailleurs concrètement ce qui se passe une fois les informations récupérées puisque Dan disparaît du plan au même moment qu’Ammar, le torturé, laissant définitivement place à Maya, qui jusqu’ici n’était qu’un regard, un assistant de mise en scène, pour finalement devenir la caméra elle-même, l’organisatrice de la traque, metteur en scène jusque dans l’initiative de la mise en place de la traque finale.

     Séquence finale dont on a beaucoup entendu parler : assaut sublime, dans l’obscurité, écrasé par la pénombre et enveloppé par le sable. La scène impressionne mais pas vraiment comme on l’attend, elle force le respect à la manière de celle des snipers dans le bunker dans son précédent film, Démineurs. Elle semble à contretemps, sans repère, sans imagerie pompée sur un réel rebattu. C’est dans l’abstraction que Bigelow s’en va chercher le corps d’Oussama Ben Laden. Deux avions de chasse survolent le lieu, une flopée de militaires s’en échappent, suspendus aux filins, ils pénètrent dans le fort comme le cartel colombien se hissait dans celui de Tony Montana, dans le Scarface de De Palma. Aucun contre-champ ici, les seules images visibles seront unilatérales, du seul point de vue des militaires. Ailleurs on aurait installé un micro suspense en variant le point de vue, la cinéaste a l’intelligence de ne pas se laisser séduire. Son film est brut et le restera jusque dans le dernier plan. Comme en écho au 11/09 et donc à la première séquence du film l’un des avions se crashent dans l’obscurité, nous n’en saurons pas davantage. La suite se déroule au viseur, en infrarouge ou  dans le noir complet. On discernera l’évacuation d’une femme ayant assisté à la mort de son mari avant d’en voir une autre se faire abattre froidement aux côtés du sien. Ailleurs, dans une autre pièce, des enfants. Les militaires leur tendent des lampes pour les rassurer puis  ils leur demandent l’emplacement de la cible. « Oussama ?! Oussama ?! » Chuchotent-ils un peu avant de l’abattre. Geronimo. On rentre au bercail. Rien de plus. Une telle radicalité dans une telle situation en apparences spectaculaire impose le respect.

     Entre ces deux chapitres phares bien définis, on flotte, on tâtonne dans une sorte de grand vide imperceptible, entre renseignements d’importance et petits événements divers au sein d’une progression volubile. Maya devient la représentation d’une Amérique qui s’impatiente d’un dénouement, en bravant sa hiérarchie, imposant ses choix dans un milieu aussi flou – et extrêmement bien rendu – que les bureaux de la CIA. Mais au service de quoi, de quel ordre, de quelle satisfaction ? Zero Dark Thirty est un grand film sur l’absurde. Absurdité de la guerre évidemment, ici réduite à la traque d’un seul homme et absurdité d’une traque obsessionnelle qui n’a pour but qu’un passage de relais abstrait. Al Quaida sans Ben Laden c’est Al Quaida avec un autre. Maya représente le personnage où l’absurdité s’élève à son paroxysme, puisqu’elle substitue sa vie à cette traque, n’existe pas sans Ben Laden (magnifique ultime plan) coincée dans l’idée de combattre le Mal qui doit être un visage, un seul, probablement pour se rassurer, comme le souhaite alors l’Amérique toute entière.

     Plus qu’un énième film à la gloire du mandat Obama, qui héroïserait espièglement cette longue traque qui fit une des grandes réussites de la CIA  de ces dernières années, Kathryn Bigelow choisit de faire une suite à Démineurs, cependant moins axée sur l’abstraction mais plutôt sur une mécanique indéboulonnable, de pantins dévoués et déterminés à ne rien lâcher de leur proie. Plus de bombes à désamorcer, uniquement d’éventuelles pistes et informations à creuser. Jessica Chastain incarne magnifiquement ce rôle d’agent de renseignements obnubilé par cette chasse obsessionnelle, qui la happe dans un songe onirique, en déconnection absolue – Belle séquence de l’envol des hélicoptères dont elle regarde le décollage, comme suspendue à un rêve, qu’elle sent, prend bientôt fin. Preuve que le projet ne vise pas la glorification des forces armées, mais bien son absurdité, la cinéaste avait déjà écrit le film bien avant qu’OBL (C’est à ses initiales qu’il est réduit dans le film, dans la bouche des militaires, un simple code) ne soit refroidi, en montrant l’impossibilité de réussite de l’entreprise et la démesure qu’elle engendre. C’est quasi Herzogien. Zero dark thirty est un grand film sur l’addiction et la détermination, et son revers la solitude, mais il faut attendre le dernier plan pour entièrement l’entrevoir. Je trouve que c’est un bel écho au cinéma de Fincher, en particulier à The social network, avec lequel il partage cet état névrotique. Maya est un personnage sans histoire ni affects, simplement défini par sa détermination et à sa seule conscience de logique professionnelle. On pense encore à Fincher, mais à Zodiac cette fois, quand la cinéaste cadre son personnage chez elle, dans ses recherches sans fin. Elle n’a pas de vie privée. C’est une matrice sacrificielle et robotique sans lendemains.

La vie est à nous – Jean Renoir – 1936

La vie est à nous - Jean Renoir - 1936 dans Jean Renoir 0-300x225 Révolution.

   7.5   A la base il s’agit d’une commande du parti communiste, on est donc dans le bon gros film de propagande – pas moins propagandiste qu’un Eisenstein cela dit – destiné aux élections de 1936. Mais Renoir est infiniment intelligent et parvient à en faire un vrai film de cinéma construit en séquences mêlant documentaire et fiction, pas loin du film à sketchs mais avec des idées de glissement proprement remarquables. Il démarre comme un docu syndicaliste avant de dériver vers le film d’entreprise puis vers la romance sans le sou avec une errance urbaine à la De Sica. Je trouve le film très surprenant dans sa construction en fin de compte car je ne sais jamais où il va m’emmener, ce qui est réel, ce qui est fiction, jusqu’aux discours politiques finaux. C’est simple, on pourrait faire ce film encore aujourd’hui tant il est d’une modernité étonnante. Et puis ça reste une matrice évidente d’un cinéma gauchiste qui aura traversé le XXe siècle, de Godard (One + One) à Pialat (L’enfance nue), jusqu’à aujourd’hui avec des cinéastes comme Cantet (Ressources humaines, auquel on pense énormément), et Moutout (Tout doit disparaître). Sans oublier évidemment Becker et Truffaut dans ce que le film trace de plus romancé. La fin avec cette Internationale filmée regards caméra ou en contre plongée est un haut fait du cinéma Renoirien d’avant-guerre. Sans parler du petit échauffement bourgeois de tirs au pistolet qui évoque immanquablement La règle du jeu qui arrivera trois ans plus tard… Le seul reproche que je ferais n’engage pas le film mais cette copie indigne, dégueulasse, à peine présentable, la seule que l’on peut voir aujourd’hui. Mais je m’y suis habitué peu à peu car ça caractérise bien ce film jamais sorti en salle pour cause de censure et éternellement présenté en séance privée et gratuite. Parce que pondre ce brulot en 36, en matraquant le fascisme assassin, fallait vraiment en avoir.

La Bataille de Solferino – Justine Triet – 2013

La Bataille de Solferino - Justine Triet - 2013 dans * 2013 : Top 10 31.-la-bataille-de-solferino-justine-triet-2013-300x166 Une journée particulière.

   8.5   J’ai d’abord commencé par ne pas l’aimer, ce premier long métrage de Justine Triet, saisissant un peu trop bien son dispositif d’euphorie et de violence. Puis il m’a surpris, une fois, plusieurs fois, à un point où j’étais si bien que je ne voulais plus qu’il se termine. Un seul film français récent m’avait jusqu’à alors procuré un ressenti similaire, c’était La vie au ranch, de Sophie Letourneur. Deux films au dessein différent mais à la construction et aux partis paris se faisant écho, avec cette respiration au deux tiers (le voyage en Dordogne chez l’un, le retour dans l’appartement chez l’autre) ou  encore cet apparition d’un flux de parole conséquent avant l’image, pendant le générique, voire aussi dans la manière de remplir le cadre, par les corps et les objets. Dans chaque film ce n’est pas seulement le montage qui crée l’hystérie (pas de plans épileptiques) mais le contenu du plan.

     Le film produit une espèce d’inconfort qui me plait sur la durée dans la mesure où il me met mal à l’aise, me terrifie, m’assourdit mais pour quelque chose, non pour se la jouer mais pour aboutir à une empathie que je ne soupçonnais pas éprouver un moment ou un autre pour les personnages. J’aime sa manière de me pousser dans mes retranchements, un peu comme le concevais Cassavetes. Il n’y a à la fois pas de demi-mesure ni de brut retour, pourtant ce sont ces lents glissements qui me rendent le film fascinant, d’un appartement bruyant vers une rue embrasée, puis d’une violence verbale vers une apathie inattendue. Ça pourrait sonner faux mille autre fois mais ici je trouve cela très beau. Le parti pris de l’action réduite sur quelques heures rend idéalement compte de la temporalité et de l’urgence que l’on trouve en son sein. La restriction temporelle impose de faire quoiqu’il arrive éprouver le temps en tant que réalité première ou parallèle. Je suis toujours fasciné par ce choix dans les films, comme si j’avais l’impression de ne pas avoir le droit de respirer sous prétexte que c’est le film d’une journée, un jour sans nuit. Cette urgence dans la durée diégétique est je trouve l’un des trucs les plus difficiles à rendre compte au cinéma et je pourrais citer quelques récents exemples de films qui parviennent à m’émouvoir essentiellement grâce à ce parti pris, je m’en tiendrai à un seul : Hors-jeu de Jafar Panahi. Comme par hasard, il s’agit dans les deux films de lier la fiction et le réel. Un match de football national d’un côté et une élection présidentielle de l’autre. Ces deux films ont aussi en commun qu’ils ne s’appuient jamais trop sur l’évènement réel présent dans leur récit, ainsi il faut une quinzaine de minutes dans les deux cas pour que l’on comprenne ce que cette journée a de si particulier, on a donc d’ores et déjà les deux pieds dans la fiction quand le réel nous rattrape.

     Le film débute dans un appartement parisien, l’atmosphère est électrique et déjà en opposition de motifs : la gestion de l’espace et les murs blancs créent une pièce infinie (renforcée par la cuisine américaine) pourtant au sol un foutoir sans nom, recouvert de jouets en tout genre et une bande sonore d’emblée saturée par les cris des gosses. Pas de musique ou de télévision pour accentuer le chaos, Justine Triet a confiance en ce qu’elle met en scène, ça me plait beaucoup, bien que je me sente agressé d’entrée. Laetitia court dans tous les sens, s’allume une cigarette, donne le biberon aux enfants, s’habille, éclate en sanglots, se déshabille, cri sur ses gosses qui chialent, change de robe et pleure encore. On la sent angoissé par quelque chose : à l’idée de laisser ses filles à un baby-sitter peu rassurant, mais surtout un traque du à ce qui l’attend à l’extérieur, contaminant progressivement son foyer. Et pendant ce temps, un personnage est en décalage total, il s’agit de Marc, son ami, qui adopte une nonchalance déconcertante, demandant des bisous des filles qui braillent, le gars sans doute pressé mais toujours en peignoir quand il faut qu’il parte – Il semble même quitter les lieux en peignoir puisqu’il reste hors champ dès lors qu’il a dit qu’il s’en allait, vêtit de la sorte. Bien que le parti pris paraisse quelque peu extrême j’aime, avec quelques réserves sur l’instant, la manière qu’a la réalisatrice d’instaurer un chaos indomptable dans un petit appartement familial.

     Ce quelque chose à l’extérieur c’est Solferino. Il y a aussi Vincent, son ex-mari, mais plus tard. Tout d’abord, l’urgence, c’est Solferino. On ne le sait pas encore mais nous sommes le 6 mai 2012, le jour de l’élection présidentielle. Et Laetitia couvre l’événement au micro d’i-télé. Le film est lancé depuis un petit quart d’heure mais le générique débarque dehors, quand la jeune femme est conduite en moto sur les lieux. C’est la première respiration du film, il n’y en aura pas beaucoup d’autres. Et pendant que d’un côté Vincent débarque pour voir ses filles et le baby-sitter aidé d’un voisin l’empêche de rentrer (Ce sont les consignes de Laetitia) la journaliste effectue ses prises de parole à l’antenne tous les quarts d’heure comme le veut le principe de la chaine. On bascule brusquement du microcosme dans le macrocosme. D’un mouvement circulaire dans un lieu unique le film se dédouble sans perdre de sa vitalité, filmant l’appartement puis Solferino, Solferino puis l’appartement, en liant les deux au moyen d’appels téléphoniques. Pari fou et relevé du film : tourner une grande partie de la fiction le jour même (puis plus tard, le moment même) de l’élection du président de la république, parmi le millier de personnes présentes ce jour-là avant la victoire ou non de leur parti préféré (c’était aussi l’enjeu de la cinéaste : tourner une fiction au milieu du réel, sans trop savoir où elle irait comme c’est le cas dans le réel à cet instant-là) : tourner dans une foule de gauche sans savoir si elle exulterait sa victoire ou pleurerait sa défaite. Il se crée alors une sorte de vertige, plutôt étourdissant, au moyen de ces huit caméras. On ne sait plus ce qui est réel ou non, improvisé ou non, si telle personne est figurante ou non. Mais la fiction reste au centre, la cinéaste ne privilégiant jamais le réel, le laissant comme toile de fond comme lors du décompte et du début des festivités où la caméra suit Vincent cherchant Laetitia au milieu de la foule.

     Cette journée folle au sein d’un (ex) couple de parents devient en somme le miroir intime de cette journée électorale, partagée entre euphorie, stress, violences et retour inéluctable à la normale. Tributaires de cette explosion conjugale : un baby-sitter dépassé, que l’hystérie n’atteint jamais (acteur d’exception en totale rupture avec l’angoisse imposée par Laetitia et Vincent) ; Un amant nonchalant, qu’il traine au ralenti avant de s’en aller ou joliment déchiré en rentrant ; un voisin de secours, qui joue le gentil diplomate tout en menaçant d’utiliser la force ; Un ami avocat qui voudrait donner un coup de main mais se retrouve vite au milieu d’un règlement de compte insoluble. A ce jeu-là, la dernière partie du film, démarrant sur des bases improbables à tendance burlesque (réunir dans le même plan Vincent, l’avocat de Vincent et le nouveau petit ami de Laetitia) se révèle être une lente agonie bonne ambiance, alcoolisée et logorrhéique, glissant de l’hystérie vers le calme, apaisant les tensions au présent à défaut d’être réparateur sur le long terme. C’est sans doute l’écho le plus fort à cette journée électorale  où l’on file vers un dénouement, en l’occurrence la victoire du quartier général du parti socialiste basé à Solferino, avant de lentement se fondre en altercation (Bastille) avec les forces de l’ordre jusqu’à se noyer dans l’abstraction et la disparition. Une accalmie idéale sans suite, au goût de lendemains d’un autre combat. Justine Triet a l’idée simple de contextualiser sa fiction, de la remettre au travers de l’Histoire comme pour montrer qu’elle existe et fait partie du monde, elle libère une forme de névrose de la disparition. Et aussi le plaisir de tourner en son temps, de faire une fiction comme on tourne un documentaire, à savoir dans la volonté de se souvenir d’une tranche de réalité.

     Justine Triet est par ailleurs plus généreuse avec Vincent qu’elle ne l’est avec Laetitia, comme si elle se portait garante de ses décisions à lui, paumé mais davantage dans la réflexion et l’abstraction du réel qu’elle, petit soldat aveuglément dévouée à son travail. C’est d’abord elle qui se révèle touchante dans cette façon de tout vouloir gérer au bord de la crise de nerf avant que ce ne soit définitivement lui jusque dans cette bulle magnifique dans la chambre des enfants où il câline la petite pour qu’elle se rendorme, avant d’observer les dessins accrochés sur les murs. On connait le Vincent Macaigne bouffon et drôle (la fille du 14 juillet) mais on connait aussi le Vincent Macaigne subtil et bouleversant (Un monde sans femmes). La bataille de Solferino aura créé une sorte de passerelle magnifique entre ces deux jeux. Mais le film n’abandonne pourtant jamais Laetitia, il lui accorde une pause où elle s’en va promener le chien de l’avocat de Vincent pour finir par vomir derrière une camionnette. Une bonne idée que de la voir dégueuler sa journée quand Vincent la consomme allègrement de son côté en crachant sa fumée dans des bulles de savon.

     Le film est un perpétuel magma en fusion dont la réussite tient dans ce mariage impossible de comique bouffon (le film est aussi très drôle) et de drame inéluctable. Il jongle systématiquement entre l’euphorie et l’angoisse. Les personnages sont volontairement ambigus, voire parfois terrifiants et c’est sans doute parce qu’il n’y a pas de psychologie domptable que j’apprends à les aimer tant, jusque dans cette douce fin, d’apaisement et non de résolution, où l’on se permet ce genre de petite tape sur l’épaule pour se dire au revoir ou ce genre de « bisou » chuchoté pour ne pas réveiller les enfants. Hilarité et douceur dans le désespoir, croire en l’impureté, le sublime à travers le laid : l’antipathie des personnages fini par s’annuler car le fait qu’ils sont humains, vivants, à travers leur violence ou leur compromis les rend bien plus beaux que s’ils avaient été lissés et cantonnés à être des caractères bien précis et dissociables.


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silencio


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