8.5 J’ai d’abord commencé par ne pas l’aimer, ce premier long métrage de Justine Triet, saisissant un peu trop bien son dispositif d’euphorie et de violence. Puis il m’a surpris, une fois, plusieurs fois, à un point où j’étais si bien que je ne voulais plus qu’il se termine. Un seul film français récent m’avait jusqu’à alors procuré un ressenti similaire, c’était La vie au ranch, de Sophie Letourneur. Deux films au dessein différent mais à la construction et aux partis paris se faisant écho, avec cette respiration au deux tiers (le voyage en Dordogne chez l’un, le retour dans l’appartement chez l’autre) ou encore cet apparition d’un flux de parole conséquent avant l’image, pendant le générique, voire aussi dans la manière de remplir le cadre, par les corps et les objets. Dans chaque film ce n’est pas seulement le montage qui crée l’hystérie (pas de plans épileptiques) mais le contenu du plan.
Le film produit une espèce d’inconfort qui me plait sur la durée dans la mesure où il me met mal à l’aise, me terrifie, m’assourdit mais pour quelque chose, non pour se la jouer mais pour aboutir à une empathie que je ne soupçonnais pas éprouver un moment ou un autre pour les personnages. J’aime sa manière de me pousser dans mes retranchements, un peu comme le concevais Cassavetes. Il n’y a à la fois pas de demi-mesure ni de brut retour, pourtant ce sont ces lents glissements qui me rendent le film fascinant, d’un appartement bruyant vers une rue embrasée, puis d’une violence verbale vers une apathie inattendue. Ça pourrait sonner faux mille autre fois mais ici je trouve cela très beau. Le parti pris de l’action réduite sur quelques heures rend idéalement compte de la temporalité et de l’urgence que l’on trouve en son sein. La restriction temporelle impose de faire quoiqu’il arrive éprouver le temps en tant que réalité première ou parallèle. Je suis toujours fasciné par ce choix dans les films, comme si j’avais l’impression de ne pas avoir le droit de respirer sous prétexte que c’est le film d’une journée, un jour sans nuit. Cette urgence dans la durée diégétique est je trouve l’un des trucs les plus difficiles à rendre compte au cinéma et je pourrais citer quelques récents exemples de films qui parviennent à m’émouvoir essentiellement grâce à ce parti pris, je m’en tiendrai à un seul : Hors-jeu de Jafar Panahi. Comme par hasard, il s’agit dans les deux films de lier la fiction et le réel. Un match de football national d’un côté et une élection présidentielle de l’autre. Ces deux films ont aussi en commun qu’ils ne s’appuient jamais trop sur l’évènement réel présent dans leur récit, ainsi il faut une quinzaine de minutes dans les deux cas pour que l’on comprenne ce que cette journée a de si particulier, on a donc d’ores et déjà les deux pieds dans la fiction quand le réel nous rattrape.
Le film débute dans un appartement parisien, l’atmosphère est électrique et déjà en opposition de motifs : la gestion de l’espace et les murs blancs créent une pièce infinie (renforcée par la cuisine américaine) pourtant au sol un foutoir sans nom, recouvert de jouets en tout genre et une bande sonore d’emblée saturée par les cris des gosses. Pas de musique ou de télévision pour accentuer le chaos, Justine Triet a confiance en ce qu’elle met en scène, ça me plait beaucoup, bien que je me sente agressé d’entrée. Laetitia court dans tous les sens, s’allume une cigarette, donne le biberon aux enfants, s’habille, éclate en sanglots, se déshabille, cri sur ses gosses qui chialent, change de robe et pleure encore. On la sent angoissé par quelque chose : à l’idée de laisser ses filles à un baby-sitter peu rassurant, mais surtout un traque du à ce qui l’attend à l’extérieur, contaminant progressivement son foyer. Et pendant ce temps, un personnage est en décalage total, il s’agit de Marc, son ami, qui adopte une nonchalance déconcertante, demandant des bisous des filles qui braillent, le gars sans doute pressé mais toujours en peignoir quand il faut qu’il parte – Il semble même quitter les lieux en peignoir puisqu’il reste hors champ dès lors qu’il a dit qu’il s’en allait, vêtit de la sorte. Bien que le parti pris paraisse quelque peu extrême j’aime, avec quelques réserves sur l’instant, la manière qu’a la réalisatrice d’instaurer un chaos indomptable dans un petit appartement familial.
Ce quelque chose à l’extérieur c’est Solferino. Il y a aussi Vincent, son ex-mari, mais plus tard. Tout d’abord, l’urgence, c’est Solferino. On ne le sait pas encore mais nous sommes le 6 mai 2012, le jour de l’élection présidentielle. Et Laetitia couvre l’événement au micro d’i-télé. Le film est lancé depuis un petit quart d’heure mais le générique débarque dehors, quand la jeune femme est conduite en moto sur les lieux. C’est la première respiration du film, il n’y en aura pas beaucoup d’autres. Et pendant que d’un côté Vincent débarque pour voir ses filles et le baby-sitter aidé d’un voisin l’empêche de rentrer (Ce sont les consignes de Laetitia) la journaliste effectue ses prises de parole à l’antenne tous les quarts d’heure comme le veut le principe de la chaine. On bascule brusquement du microcosme dans le macrocosme. D’un mouvement circulaire dans un lieu unique le film se dédouble sans perdre de sa vitalité, filmant l’appartement puis Solferino, Solferino puis l’appartement, en liant les deux au moyen d’appels téléphoniques. Pari fou et relevé du film : tourner une grande partie de la fiction le jour même (puis plus tard, le moment même) de l’élection du président de la république, parmi le millier de personnes présentes ce jour-là avant la victoire ou non de leur parti préféré (c’était aussi l’enjeu de la cinéaste : tourner une fiction au milieu du réel, sans trop savoir où elle irait comme c’est le cas dans le réel à cet instant-là) : tourner dans une foule de gauche sans savoir si elle exulterait sa victoire ou pleurerait sa défaite. Il se crée alors une sorte de vertige, plutôt étourdissant, au moyen de ces huit caméras. On ne sait plus ce qui est réel ou non, improvisé ou non, si telle personne est figurante ou non. Mais la fiction reste au centre, la cinéaste ne privilégiant jamais le réel, le laissant comme toile de fond comme lors du décompte et du début des festivités où la caméra suit Vincent cherchant Laetitia au milieu de la foule.
Cette journée folle au sein d’un (ex) couple de parents devient en somme le miroir intime de cette journée électorale, partagée entre euphorie, stress, violences et retour inéluctable à la normale. Tributaires de cette explosion conjugale : un baby-sitter dépassé, que l’hystérie n’atteint jamais (acteur d’exception en totale rupture avec l’angoisse imposée par Laetitia et Vincent) ; Un amant nonchalant, qu’il traine au ralenti avant de s’en aller ou joliment déchiré en rentrant ; un voisin de secours, qui joue le gentil diplomate tout en menaçant d’utiliser la force ; Un ami avocat qui voudrait donner un coup de main mais se retrouve vite au milieu d’un règlement de compte insoluble. A ce jeu-là, la dernière partie du film, démarrant sur des bases improbables à tendance burlesque (réunir dans le même plan Vincent, l’avocat de Vincent et le nouveau petit ami de Laetitia) se révèle être une lente agonie bonne ambiance, alcoolisée et logorrhéique, glissant de l’hystérie vers le calme, apaisant les tensions au présent à défaut d’être réparateur sur le long terme. C’est sans doute l’écho le plus fort à cette journée électorale où l’on file vers un dénouement, en l’occurrence la victoire du quartier général du parti socialiste basé à Solferino, avant de lentement se fondre en altercation (Bastille) avec les forces de l’ordre jusqu’à se noyer dans l’abstraction et la disparition. Une accalmie idéale sans suite, au goût de lendemains d’un autre combat. Justine Triet a l’idée simple de contextualiser sa fiction, de la remettre au travers de l’Histoire comme pour montrer qu’elle existe et fait partie du monde, elle libère une forme de névrose de la disparition. Et aussi le plaisir de tourner en son temps, de faire une fiction comme on tourne un documentaire, à savoir dans la volonté de se souvenir d’une tranche de réalité.
Justine Triet est par ailleurs plus généreuse avec Vincent qu’elle ne l’est avec Laetitia, comme si elle se portait garante de ses décisions à lui, paumé mais davantage dans la réflexion et l’abstraction du réel qu’elle, petit soldat aveuglément dévouée à son travail. C’est d’abord elle qui se révèle touchante dans cette façon de tout vouloir gérer au bord de la crise de nerf avant que ce ne soit définitivement lui jusque dans cette bulle magnifique dans la chambre des enfants où il câline la petite pour qu’elle se rendorme, avant d’observer les dessins accrochés sur les murs. On connait le Vincent Macaigne bouffon et drôle (la fille du 14 juillet) mais on connait aussi le Vincent Macaigne subtil et bouleversant (Un monde sans femmes). La bataille de Solferino aura créé une sorte de passerelle magnifique entre ces deux jeux. Mais le film n’abandonne pourtant jamais Laetitia, il lui accorde une pause où elle s’en va promener le chien de l’avocat de Vincent pour finir par vomir derrière une camionnette. Une bonne idée que de la voir dégueuler sa journée quand Vincent la consomme allègrement de son côté en crachant sa fumée dans des bulles de savon.
Le film est un perpétuel magma en fusion dont la réussite tient dans ce mariage impossible de comique bouffon (le film est aussi très drôle) et de drame inéluctable. Il jongle systématiquement entre l’euphorie et l’angoisse. Les personnages sont volontairement ambigus, voire parfois terrifiants et c’est sans doute parce qu’il n’y a pas de psychologie domptable que j’apprends à les aimer tant, jusque dans cette douce fin, d’apaisement et non de résolution, où l’on se permet ce genre de petite tape sur l’épaule pour se dire au revoir ou ce genre de « bisou » chuchoté pour ne pas réveiller les enfants. Hilarité et douceur dans le désespoir, croire en l’impureté, le sublime à travers le laid : l’antipathie des personnages fini par s’annuler car le fait qu’ils sont humains, vivants, à travers leur violence ou leur compromis les rend bien plus beaux que s’ils avaient été lissés et cantonnés à être des caractères bien précis et dissociables.
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