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Archives pour décembre 2013

Snowpiercer (Hangeul) – Bong Joon-ho – 2013

photo_snowpiercerEnfance brisée.

     8.0   L’image qui traverse le film, placardée, imaginée ou saisie à la volée, c’est celle du destin accablé d’un enfant. Ecoliers manipulés dans un wagon/salle de classe enseignant des valeurs hautement fascisantes. Le récit d’un nourrisson sauvé du cannibalisme en échange d’un bras adulte (L’idée même que la chair enfantine soit la plus convoitée est aussi fort que terrifiant). L’histoire d’un petit garçon plein de rêves qui lorsque le monde file à son extinction substitue son génie inventif à la vilenie de la survie à tout prix. Mais aussi en tant que moteur mélodramatique direct, le départ de ces deux gosses, enlevés aux mains de leurs parents, pour, nous l’apprendrons à la toute fin du film, faire fonctionner la machine dans un cockpit minuscule. A ce propos, sur les deux enfants mesurés puis embarqués, l’un ne réapparaitra jamais, dont on suppose qu’il existait uniquement en tant que remplacent potentiel à une éventuelle défaillance du premier. L’innocence anéantie est à mes yeux le vrai sujet du film.

     Nous sommes en 2031. La Terre est victime d’une nouvelle ère glaciaire. Le remède miracle au réchauffement climatique a eu des répercussions quelque peu excessives. Les seuls survivants du cataclysme sont parqués dans une arche métallique depuis 17 ans, parcourant le globe indéfiniment, s’engouffrant dans les infinies plaines glacées tel un serpent dantesque, brisant la glace sur son chemin de manière à la transformer en eau potable. A l’intérieur du train, les travers de l’humanité se sont reconstitués via ces hiérarchies arbitraires entre classe. A l’avant sont réunies les classes les plus aisées, à l’arrière les plus défavorisées, sorte de Titanic à l’horizontal – Les classes sont aussi séparées par des portes. Oligarchie que les opprimés s’apprêtent à renverser en espérant trouver un moyen de remonter les wagons et d’affronter celui qui gère cet ordre absurde établi.

     Le film s’ouvre dans la crasse. Dans un dédale obscure, étroit, où tous s’entassent sur des paillasses superposées et vivent de ce qu’on (le wagon suivant) veut bien leur donner à manger : Une brique de gelée noire, sorte de gros réglisse gélifié, peu ragoutant au premier abord. Un enfant est d’accord pour échanger son repas contre une demi-heure de ballon. Un indic à l’avant leur envoie des messages à l’intérieur de leur brique de bouffe. On ne comprend pas vraiment ce que chaque mot découvert façon Fort Boyard ne signifie sinon qu’il attise l’idée de rébellion qui semble indéfiniment planer sur ce wagon de queue. Nous comprendrons bien plus tard.

     Toute la remontée du train par le peuple résistant prend une trajectoire surprenante, informe, ne respectant que partiellement la très attendue progression par wagon, calquée sur le modèle du jeu vidéo, avec ce boss final tant évoqué, le fameux Wilford ici. Bong multiplie en effet les morceaux de bravoure (le film étant avant tout une grosse matrice hollywoodienne) mais ne frappe jamais là où on l’attend vraiment. Il structure à ce titre trois grands combats, dépourvus d’évolution idéale ou archétypale, juste avec la dose et le pouvoir d’abstraction qui caractérise son cinéma. C’est un affrontement à mains nues contre des gardes impuissants. Une véritable boucherie à la hache dans l’obscurité. Un corps à corps extrêmement brutal dans un sauna fumant.

     La première situation épique est la plus représentative d’un certain modèle américain, rencontré à la fois dans les films de guerre ou d’heroic fantasy, avec sa structure épileptique et illisible, pourtant elle surprend déjà dans sa conception et ses enchainements. En effet, le personnage de Curtis apparait d’ores et déjà en tant que leader évident mais il est soudainement supplanté, le temps d’une courte scène, par un jeune yamakasi, encore inconnu du spectateur jusqu’alors, courant sur les bidons, se faufilant sur les parois, afin de récupérer en moins de deux les clés d’une porte, accrochées en pendentif au cou d’une brute épaisse prenant effectivement et provisoirement ici l’apparence d’un boss de niveau. Le film saura parfaitement se départir de ce schéma initial certes intéressant (pour un film de baston et de rébellion) mais assez peu passionnant. La belle idée de cette séquence c’est le coup de poker du héros qui soupçonne que les armes des gardes sont vides, les munitions étant épuisées, pari-t-il, depuis le dernier soulèvement.

     Le récit regorge d’inventions lumineuses voire burlesques qui redéfinissent chaque fois un nouvel horizon, le cinéaste de The Host prouvant qu’il ne se satisfait jamais des facilités, qui plus est si son film est ici cerné par la production hollywoodienne. C’est ici un moyen de torture farfelu consistant à ouvrir une trappe/hublot donnant sur l’extérieur, par laquelle le bras du condamné est glissé quelques minutes jusqu’à n’avoir au sortir plus qu’un membre de pierre que l’on sectionne aussitôt à la masse. Ce sont les punitions des rebelles. A voir des membres manquants chez d’autres on se doute que ce n’est pas le premier à tenter d’enfreindre l’ordre, symbolisé ici par des militaires armés qui à chacune de leur entrée comptent la population du wagon, ligne par ligne. Ou alors c’est ici un wagon dortoir vide, sans doute celui des militaires abattus, où nos rebelles verront pour la première fois depuis fort longtemps la lumière du jour via ces rayons aveuglants du soleil, leur ouvrant la vue sur un véritable champ de ruines qu’ils n’avaient jamais pu voir : un monde sous la glace. En décalage encore aussi on peut évoquer cet arrêt providentiel dans un bar à sushis, agissant en tant que sublime pause autant qu’improbable au milieu du vacarme, où Curtis oblige la sous-fifre de Wilford, Mason (méconnaissable Tilda Swinton) à manger, à la place des appétissants sushis, le repas quotidien des wagons de queue dont il sait dorénavant qu’il est entièrement préparé à base de cafards et autres blattes. Le film voyage à merveille entre le poétique et le grotesque, le burlesque et la terreur. Prenons la première apparition de Mason, affublée de postiche et dentier improbables, aussi terrifiante que désopilante, avec cette manière inattendue de la voir chercher ses mots, d’être à la fois paumée dans les directives qu’elle donne et celles qu’elle semble recevoir. On dirait une très mauvaise actrice mais c’est finalement son personnage qui joue ici, c’est donc son personnage qui est mauvais acteur.

     La faculté du cinéma de Bong Joon-ho c’est aussi de se séparer aisément de certains éléments et sur ce point Snowpiercer est loin d’être avare. Le combat dans la pénombre en est l’esquisse déjà douloureuse de celle du sauna qui est un florilège de pertes avec notamment un duel incroyable, quasi une mise à mort, où une lame traverse la paume d’une main placée en bouclier avant d’entrer dans le cœur dans une séquence filmée à l’étreinte, corps à corps brut, qui prend l’apparence d’un baiser langoureux. Les personnages paraissent importants (parce qu’ils ont été longuement introduits dans la première séquence pré soulèvement) mais tombent littéralement comme des mouches.

     Mais parlons du train : Il suit un processus logique et perpétuel en faisant le tour du globe durant une année complète. Comme si l’humanité avait voulu garder un semblant d’ancrage avec les lois astronomique pour ne pas sombrer dans un vide continu. Toutes idées inhérentes à cette temporalité sont alors intéressantes. Franchissant les mêmes endroits année après année, certaines parcelles de rails sont quelquefois recouvertes de glace et le monstre de fer se doit de foncer sans réflexion, afin de garder sa concordance avec la trajectoire de la terre autour du soleil, au risque de se voir anéantir définitivement dans un gouffre béant. Ce sont là des corps de rebelles d’un autre temps, réduits à l’état de statues de glace, apparaissant chaque année sur le haut d’un récif montagneux, que des enfants manipulés pourront observer perpétuellement leur rappelant l’inutilité d’un soulèvement, le souvenir de l’échec. C’est ici un avion crashé que Namgoong Minsu observe chaque année constatant qu’il est de moins en moins recouvert de neige, interprétant une possible fonte. Ou encore c’est ce moment incroyablement loufoque, où l’on fait temps mort en plein combat en faisant le décompte de la nouvelle année. Le train serait donc ce nouveau monde qui aurait gardé de l’ancien ces quelques fondements afin que l’Homme ne cesse de se souvenir de ses origines.

     La surprise étendue par cette fin grandiloquente est multiple. Au-delà de sa puissance mélodramatique et panthéiste (l’enfant sacrifié, le recommencement) elle créé une sorte de vertige politique visant à déréaliser toute forme de révolution en pointant du doigt le dogme des instances riches, qui contrôleraient chaque soulèvement l’utilisant à sa guise pour réguler les populations. Aussi, cela crédibilise certaines situations extrêmes sinon douteuses comme de voir Curtis peu mis en danger ou Gilliam débarquant à chaque transition de combat comme une fleur. Ce face à face final symbolise à lui seul le cinéma du coréen, qui manie à merveilles les contradictions mais surtout il remplace cet attendu face à face par la foi de ses deux personnages coréens, père et fille, défoncés au kronol (drogue comme seul refuge mental des plus aisés, trop onéreux pour les autres), qui sont les seuls à penser qu’il est dorénavant possible de survivre sans le train. Lui connait le mécanisme électrique permettant d’ouvrir les portes puisqu’il a participé à leur conception. Elle a la faculté de voir plutôt de sentir tout ce qui se trame derrière chacune d’elles avant qu’elles ne s’ouvrent. Le film semble alors dire que toute résistance a ses glissements, aussi inimaginables soient-ils (l’ère glaciaire arriverait à son terme) et que cela passe par une refonte totale du monde, de ses hiérarchies et de ses mœurs.

     C’est un film-monde, baroque, délirant et jubilatoire. Un huis-clos même pas étouffant car toujours en mouvement, en bifurcation, en oscillation, avec cette récurrence d’un wagon une esthétique. Je n’ai pas lu la source d’inspiration directe (ça ne saurait tarder) à savoir la bande dessinée française, mais parait-il que le cinéaste n’a gardé que la trame de base, laissant libre court à ses libertés habituelles, ce que je trouve réjouissant, surtout quand on sait que Snowpiercer est une production éminemment internationale.

All is lost – J.C. Chandor – 2013

je-ne-pouvais-pas-imaginer-un-autre-acteur-que-robert-redford-dans-ce-role-j-c-chandor-a-propos-de-all-is-lost,M135494Papy fait de la résistance.

     7.5   C’est l’histoire d’un homme seul au milieu de l’océan indien, sur son voilier, combattant la malchance dans un premier temps (il heurte un container perdu, tombé d’un cargo) et la force des éléments ensuite. Le film s’ouvre sur un message en off un peu pompeux, les mots du désespoir, situation que l’on s’attend à recroiser pendant le film puisque cette intro se situe huit jours après l’incident. On le retrouvera vers la fin, inévitablement, mais cet instant finit par justifier l’intro fâcheuse puisqu’il s’acclimate au reste du film : le personnage écrit, comme un moment il mange ou tient la barre. J’ai l’impression que Chandor voulait passer par ce message et ce bocal jeté à la mer mais qu’il voulait aussi qu’on l’entende, ne pas le garder pour lui, du coup, c’est un peu la seule possibilité qu’il a trouvé, nous le faire partager d’emblée afin de laisser la suite du film quasi mutique (si l’on excepte une tentative d’appel de détresse, un Oh god, un Help et un nom d’oiseau).

     A la différence du précédent film de Chandor, Margin call, où tout était fondé sur le dialogue, on a ici un film d’action pur puisque le cinéaste s’attache aux gestes, aux mouvements, les plus banals, autant que les plus improvisés, la survie de son personnage, le voir échafauder des plans, inventer des solutions – le cinéaste prend par exemple le soin d’étirer les séquences où le personnage expérimente le sextant et la carte de navigation. Montrer un homme face à un déchainement qu’il ne maitrise plus, à la manière d’un Open Water en solo, ou plus récemment et dans l’espace, à la manière d’un Gravity. C’est d’ailleurs étonnant de voir les deux à un mois d’intervalle tant ils se rejoignent sur l’absence de romanesque, de psychologie, déroulant leur programme de survie minimaliste, de peur dans l’immensité, en surprenant autrement, chacun à leur manière, l’un via le vertige, l’autre le silence.

     Il y a plusieurs regrets. Tout d’abord le manque d’attention à cette immensité. Il est tout de même dommage de sentir cent fois plus cette masse océanique dans des films plus romanesques comme Calme blanc ou Seul au monde. All is lost n’a pas non plus l’inventivité de mise en scène ni la puissance d’abstraction d’un Gerry, auquel on pense aussi. En fait, on peut même aller jusqu’à dire que ce n’est pas plus un film de mise en scène qu’un film de scénario, mais une glorification de l’acteur, qui, en lui rendant sa transparence de jeu, s’en va saisir ses tics et grimaces, l’inquiétude et l’épuisement uniquement au-travers de ses gestes. Chandor doit être de ceux qui achètent systématiquement dans les fêtes foraines, les photos prises lors des attractions fortes, toujours au moment propice à la meilleure grimace, pour le souvenir d’un visage naturellement déformé. Ce qui l’intéresse ici c’est Redford en somme, rien d’autre. Mais un autre problème se pose alors : Pourquoi dévier de ce parti pris de tout resserrer sur l’action du personnage en élargissant d’une part parfois le cadre (les vues sous-marines inutiles) et d’autre part en ne choisissant pas de faire durer les séquences de gestes liées à sa survie ? Chandor n’a pas confiance en cette épure, c’est un fait et pire il veut trop en mettre, préférant la multiplicité des solutions à la durée de leur opération.

     Au-delà de ces quelques remarques je trouve le film vraiment réussi en tant que survival maritime, parce qu’il va à l’essentiel, ne s’extraie jamais de son cadre marin et qu’il est très vite angoissant tout en prenant le risque de se priver de climax qui font le sel du genre. Chandor préfère l’agonie lente, tout juste augmente-t-il quelque peu la tension lors de l’imminence d’une tempête. Mais globalement c’est un film qui prend beaucoup de risques, c’est plutôt agréable. Le simple fait de nous priver de parole, de voix-off et de flashback relève déjà, outre-Atlantique, du gros tour de force.

      Pour revenir sur la question de la mise en scène, car je ne voudrais pas qu’il y ait de malentendu, tout est fait avec sobriété, même la musique ne semble pas jouer de rôle prépondérant, hormis dans le dernier quart d’heure, je crois. Mais curieusement, c’est justement cette sobriété que je condamnerais presque car si cette épure (limitée) fait un bien fou, elle nous enlève aussi l’éventuel grain de folie, une fulgurance physique et poétique, qui nous intègrerait vraiment au voyage, nous prendrait aux tripes, nous surprendrait, à l’image de la scène du rocher dans Gerry ou de la marche quasi lunaire façon zombies. Je cherche ce genre de séquences qui feraient grimper le film mais je ne les trouve pas. All is lost fait donc très bien les choses mais n’a pas de grandes idées pour se dépareiller et s’illustrer en tant que jalon, comme Gravity avait réussi à le faire. Mais bon, c’est déjà excellent. Surtout que je ne m’y attendais pas le moins du monde.

La boulangère de Monceau – Eric Rohmer – 1963

1422531_10151821002462106_2067216716_nEn t’attendant.

     7.5   La singularité de ce moyen métrage est de créer ce dispositif parallèle où le garçon, afin de palier à l’absence de celle qu’il s’est convaincu d’être sa promise (et le sera puisque le film se ferme sur ses mots nous annonçant, en sortant de la fameuse boulangerie dans laquelle sa boulangère n’est plus, qu’il est marié depuis six mois) se met à batifoler autour d’une jeune boulangère dont il n’est guère épris mais avec laquelle il appréhende une relation de substitution provisoire et ouverte, comme s’il se faisait la main en somme, sorte de vengeance personnelle visant à attendre l’une tout en jouant avec l’autre. Le paradoxe veut qui plus est que le titre du film, malicieux, soit déplacé par rapport au récit, dans la mesure où Jacqueline n’est qu’un instrument au rapprochement d’avec Sylvie et sera par ailleurs abandonnée plus tard au rendez-vous bien qu’on ne sache, dès l’instant de la retrouvaille inattendue, ce qu’elle deviendra ensuite. C’est le premier volet des contes moraux, symbolisés six essais durant par une voix off prépondérante, un personnage central narrateur qui expérimente le jeu de la séduction dans un triangle amoureux précis. C’est déjà une esquisse à Ma nuit chez Maud, avec l’attention au personnage féminin qui est substituée par une autre durant la majeure partie du film. Maud comme la boulangère ne sont que des provisoires, des femmes pour l’attente, rencontres sans but sinon celui de guider et d’accompagner le personnage masculin dans ses interrogations jusqu’à cette relation qu’il convoite envers et contre tout. En grand peintre, Rohmer fait ici la toile de l’autisme. Il y aura l’autisme religieux, bohême ou celui de l’isolement. Ici le personnage palie à son manque en se construisant un autre objectif centré sur l’errance quotidienne en soignant chaque jour de plus en plus ses entrées dans la boulangerie, faisant des avances à Jacqueline tout en sachant qu’elle finira par être évincée nette le jour où Sylvie réapparaitra. C’est un film magnifique, tout en variations, déjà très complexe.

Nadja à Paris – Eric Rohmer – 1964

1467329_10151832523312106_1302746271_nVisite guidée.

     6.5   Nadja est une américaine d’origine yougoslave. Elle est à Paris pour ses études, dans le quartier de La cité universitaire. Elle raconte ses impressions, les manies parisiennes qui l’ont interpellée, comme les trois repas quotidien à des heures fixes, la lecture dans les cafés. On y visite La Rive gauche à ses côtés. Ses magasins, ses bars, ses rues. On y observe les gens, on y mange des pâtisseries, on écoute la voix des ouvriers. Elle apprécie le parc des Buttes-Chaumont (Rohmer aussi, sans doute, puisqu’il tournera plus tard la majeure partie de La femme de l’aviateur) dans lequel elle perçoit calme et harmonie et cela même si les rivières sont artificielles et les roches en ciment. Sur le point de la quitter, Nadja dit qu’elle ne veut pas perdre Paris de vue. Elle dit qu’elle est tombée amoureuse de la ville parce qu’elle s’y est installée à un moment propice à son développement personnel, où sa personnalité allait se construire. Paris devient donc le vecteur de cet éveil des sens et des influences. Peut-on magnifier davantage le milieu urbain ? Quelque part, ce film-là prépare méticuleusement le moyen métrage Métamorphoses du paysage dans lequel Rohmer laisse l’humain pour vanter l’architecture. Nadja à Paris est une cassure dans le cinéma de Rohmer, davantage Nouvelle vague que Rohmérien dans l’âme, cumulant l’errance du personnage, la voix-off et le documentaire un cran plus haut encore puisque l’actrice elle-même se prénommant Nadja on peut considérer qu’il s’agit d’un portrait authentique. Rupture esthétique surtout tant la photographie se singularise nettement, avec ce noir et blanc si solaire, tout en profondeur de champ, attribuant à Paris sa beauté de ville ouverte et majestueuse. Le grand bouleversement c’est bien entendu l’arrivée de Nestor Almendros, le plus grand chef op de la Terre, que Rohmer retrouvera aussitôt pour La collectionneuse, qui s’inscrit dans la continuité de ce beau court-métrage.

Le signe du lion – Eric Rohmer – 1962

signedulionAide-toi, le ciel t’aidera.

      8.0   Un matin, Pierre reçoit un télégramme lui annonçant le décès de sa tante et de ce fait apprend l’acquisition à son compte d’un héritage conséquent. Nouvelle qu’il s’empresse de partager en organisant une grande fête « Il faut faire une bringue à tout casser ! » en empruntant provisoirement des sous à l’un de ses amis. Pierre arrose à flots sa nouvelle vie, parle d’astrologie et tire au fusil sur un lampadaire, c’est sa soirée, son argent, rien ne peut l’entraver. Il apprend le lendemain qu’il est déshérité et s’enfonce peu à peu dans l’abstraction. Le scénario est prétexte aux premières expérimentations Rohmériennes : jeter le personnage principal dans un Paris immense, écrasant de chaleur, en le dépouillant de tout. L’errance est une coutume chez lui, mais il s’agit souvent de ballades partagées, d’espaces changeants, de poursuite de quelque chose. Le signe du lion est le paroxysme (ou l’essai extrême) de cette inclinaison pour l’errance puisqu’il fait de Pierre une entité en dissolution progressive, commence dans une humeur joviale pour se poursuivre dans une noirceur absolue. 

     C’est aussi et surtout pour le cinéaste le début d’un amour immodéré pour le hasard et les croyances, qui vont traverser peu ou prou chacun de ses films. Pierre raconte qu’il est du signe du lion, il en remet sa destinée aux astres et le sien en vaut la peine « Le lion est le signe le plus noble, le signe des conquérants » vante-t-il.  Il sait qu’étant donné son ascendant une merveille est sensé lui arriver à ses quarante ans. Cet anniversaire imminent – le film démarre en juillet pour se terminer le 22 août, dernier jour du signe du lion – Pierre constate sans s’en inquiéter que les astres sont quelque peu en avance, le film s’ouvrant sur cette promesse d’héritage. Ce premier plan permet d’ailleurs d’évaluer d’emblée les penchants du cinéaste pour les signes et les présages. Dans la chambre de Pierre, une photo du globe terrestre, une autre de Paris. Prémonition d’une variation accélérée entre ces deux infinis, entre ciel et terre, que l’ultime plan, qui s’arrache des pavés pour finir dans les étoiles, ne fait qu’illustrer à merveille.

     Il y a plusieurs basculements qui font dériver Pierre de musicien insouciant à cet homme délaissé dormant sur les pavés des quais de Seine, entre les trois événements majeurs concernant son héritage. Basculements mineurs même s’ils sont déjà des indices : la vente de ses nombreux livres, se bagarrer pour ne pas payer le loyer de sa chambre, puis le recours au vol. Basculements importants ensuite : d’abord une tâche de jus de sardine. Cette tâche, plus que de marquer un évènement de bascule logique et irréversible, le déclasse socialement, symboliquement, puisque c’est son unique pantalon et que l’huile qui s’y est incrusté ne partira pas. Il est comme marqué au fer, définitivement. La tâche est la première véritable barrière sociale. Il y a ensuite la perte du ticket de métro, confié par un ami qui l’avait aiguillé vers Nanterre pour y trouver un travail. Chaque fois cela crée un palier supplémentaire dans l’errance, une nouvelle marche, de plus en plus désespérée, proche de l’abandon. Cette évaporation progressive naît dans un silence absolu, au gré des mouvements de la ville et du bruit des pas de Pierre. En ces moments silencieux Paris devient beau et fantomatique et le film est même un beau document d’époque, qui accroché aux basques (bientôt trouées) de Pierre, nous renseigne sur le prix des choses, les trente-quatre centimes d’une baguette par exemple, les cinquante centimes d’un café, le salaire de trois jeunes femmes discutant sur un banc, aussi utilisé pour montrer que le personnage a basculé entre deux infinis en un rien de temps : entre la possibilité de tout pouvoir s’offrir et la cruauté d’en être réduit à fouiller les poubelles.

     J’avais découvert ce film il y a quelques années et il ne m’avait pas plus marqué/intéressé que ça, mais probablement que je l’avais glissé entre deux de ses films plus récents alors que Le signe du lion gagne clairement à être vu en premier, parce que c’est le premier long du cinéaste et que les défauts, jamais honteux, seront plus tard transformées en qualités. Prenons par exemple l’idée un peu raté du montage parallèle final. C’est un premier film et l’on sent que Rohmer a encore besoin de justifier les aléas importants de son scénario. On sait que Pierre hérite finalement bien avant que lui ne le sache, une avance qui n’était pas utile. Le film s’attache alors à montrer quelques séquences de son ami qui le recherche en vain. Vingt-cinq ans plus tard, nous vivrons avec Delphine cette rencontre en gare de Biarritz, au présent à ses côtés, le cinéaste ne ressentira plus le besoin de nous informer avant tout le monde. La fin ici est néanmoins très belle. Pierre y est comme menacé d’un engloutissement définitif. Parfois d’ailleurs, le cadre le menace, se fait Goliath derrière lui, s’allonge à l’infini devant ses yeux. A la fin, le désespoir culmine : au pied d’un clocher, il s’agenouille et pleurniche sa colère en accusant la pierre, la Terre, le berceau de la naissance des civilisations, en somme. Dans ce bougon incompréhensible il semble comprendre que sa matière corporelle est partie pour se déliter dans le paysage. Pierre fondu dans la pierre ? Plus tard, dans Le rayon vert, La femme de l’aviateur, Ma nuit chez Maud il y aura aussi cette menace d’engloutissement, de lieu se refermant sur les personnages, les tenants prisonniers, les tenaillant à leur guise, mais l’ensemble autour de cet élément central sera minutieusement construit, tout en grâce et en subtilité.

    Le film est très noir car il montre l’être humain dans sa limite d’entraide, de solidarité. Jean-François et Pierre sont amis, au point où le premier avancera l’argent de la fête sachant qu’il serait vite remboursé par un Pierre millionnaire. Une fois ruiné, l’ami part en vacances et Pierre ne trouve personne pour l’extirper de ce coup du sort. La fin reprend aussi cette malveillance puisque lorsque le clochard qui l’avait sauvé, pris sous son aile, jusqu’à le trainer dans son caddie, le pousser à jouer de la musique, est abandonné là, devant cette église, il disparait soudainement, puisque Pierre est à nouveau riche. Sans compter que cette noirceur est accentuée par l’ironie de la situation qui fait se satisfaire Pierre de la mort de sa tante dans un premier temps, puis finalement de son cousin.

     Bien que ce ne soit l’un des films les plus sombres dans la carrière de Rohmer, il n’en demeure pas moins un beau tableau de personnages, qui bien que marqués par leur égoïsme permettent ce genre de fin miraculeuse où Jean-François reconnaît Pierre jouant du violon et lui annonce qu’il hérite vraiment. Si c’est bien lui qui a anticipé son bonheur et non les astres qui étaient en avance, le happy-end final permet de constater déjà le ludisme des expériences rohmériennes qui se jouent beaucoup au gré de croyances diverses, pascaliennes, astrologiques voire de la cartomancie improvisée dans Le rayon vert.

Inside Llewyn Davis – Joel & Ethan Coen – 2013

21002832_20130806152430151_jpg-r_640_600-b_1_D6D6D6-f_jpg-q_x-xxyxxBesides Bob Dylan.

     9.5   C’est dans des teintes glaciales que se trame le petit dernier des frères Coen – peut-être leur plus beau film – dans un New York gris, un Greenwich village cotonneux. Le climat est rigoureux, les nuages semblent s’abattre sur le personnage, tignasse noire en bataille, marchant dans les rues enneigées, épaules rentrés, barbe de réchauffe faisant prolongement de l’écharpe, un sac en bandoulière et une guitare. Les cinéastes expliquent que l’ambiance du film est née du sentiment se dégageant de la pochette d’un album de Bob Dylan, The freewheelin’ sur lequel le chanteur marche vers nous, à pas enlevés, quelque peu frigorifié semble-t-il, dans une rue cernée par des voitures et recouverte d’une fine pellicule neigeuse. Sur la photo, Dylan est accompagné d’une jeune femme. Ce n’est pas vraiment le cas de Llewyn qui lui, foule le bitume le plus souvent seul ou accompagné d’un chat.

     Le film s’ouvre sur un visage, l’apprivoise d’emblée, curieuse silhouette, à la fois massive et frêle, l’œil habité et triste, un micro est érigé devant son nez, une guitare s’imprime entre ses doigts. Le personnage entonne un Hang me, oh hang me très touchant, accompagné de ses quelques discrètes notes d’arpège. Le Gaslight Cafe écoute, comme il en a écouté et en écoutera des milliers proposer leur folk incandescent. La chanson est laissée en son entier. Les mouvements de caméra sont doux, fluides, le plan d’ensemble puis resserré sur lui et déployer dans le fond de cette salle une ombre massive, quand elle prend le parti de ne faire plus qu’un avec le musicien, entré en communion avec sa musique, spleen de ses (més)aventures qu’il déverse à un public qu’il essaie d’étreindre en douceur. Dès lors, on sait que pour comprendre ou ne serait-ce qu’écouter Llewyn il faudra d’abord commencer par entendre sa musique. Lancer le film ainsi implique nécessairement un abandon du spectateur, cinq minutes sans compromis, une attention particulière qui s’il le souhaite, lui sera rendue au centuple ensuite. Le film restera alors sur sa lancée mais il aura déjà cueilli (ou non) son spectateur qui se laissera happé par le dispositif entièrement dévoué au personnage et à sa musique dont les paroles qui traversent tout le film, jamais élaguées, ne sont que le reflet de sa douloureuse vie.

     Inside Llewyn Davis, faux biopic pourrait-on dire. Les Coen ne respectent pas les conventions du genre, l’écriture du personnage central s’inspirant des mémoires du musicien Dave Van Ronk, s’en inspirant seulement, dans sa manière de vouloir vivre de sa musique, en song-stylist, mais une partie de la fabrication de ce personnage et des situations est une construction hasardeuse, accouplement de personnalités, croisant par exemple celle de Dylan lui-même puisque lorsque Llewyn rend visite à son père à l’hôpital la séquence rejoint le moment où Dylan avait rendu visite à Woody Guthrie, maître de la folk, mourant, un peu avant de se produire au Gaslight Cafe et d’embrasser le succès que l’on sait. Quand l’un saisit une sorte de relais métaphysique devenant une icône au chevet d’une icône, l’autre veille la mort d’un père en lui jouant une chanson qu’il aime, ne récoltant qu’un infime hochement de tête et un caca dans la couche. Le film semble souvent sous-tendre ce questionnement insoluble sur la destinée d’une success story, montrer que tout est lié au hasard, à l’air du temps, à un moment propice plutôt qu’à un autre. Récolter l’indifférence ou la célébrité, tout se joue dans un mouchoir de poche.

     Llewyn est un éternel gentil qui, lorsqu’il se permet, éméché, un petit écart de méchanceté à l’égard d’une pauvre dame qui entonne une ballade gnangnan, le paie au prix fort, roué de coups le lendemain, comme rappelé à l’ordre par sa triste vie de looser éternel. Il faut savoir qu’en l’espace de quelques jours, une semaine tout au plus, Llewyn apprend que son ex petite amie est enceinte et désire se faire avorter à ses frais à lui, qu’elle juge responsable de l’avoir engrossé accidentellement. Avant d’apprendre un peu plus tard, par l’intermédiaire du médecin qu’il a (re)débusqué qu’il est père d’un enfant de deux ans, que son amie d’époque avait finalement gardé cachant à Llewyn son choix de ne pas mettre un terme à sa grossesse. Seule satisfaction à son égard, ce nouvel avortement sera gratuit puisque déjà payé, pour rien. Ce second degré n’aura eu de cesse d’alimenter le cinéma des frères Coen, depuis Blood simple, leur premier film. C’est pourtant la première fois que je ressens une telle douceur dans le portrait qu’ils font de leur personnage, exit le côté moqueur, le ridicule, il y a ici une vraie empathie pour lui. La constante de la loose intégrale trouverait donc son climax optimiste ici, via ces enchainements sur une infime temporalité, traversé par un personnage magnifique, si sublime qu’il donnerait presque envie d’en être un, de voyager de canapé en canapé, guitare sous le bras, avec des chats roux en tant que compagnons d’infortune, dans une grande ville enneigée.

     Inside Llewyn Davis (on dirait le titre d’un album et c’est le titre que Llewyn donne à l’album qu’il aimerait sortir) garde cette ambiguïté qui consiste à ne pas dicter au spectateur si ce que fait Llewyn est beau ou non, chacun de ses morceaux étant joué en son entier et le public, quand il n’est pas dans la pénombre masqué par les volutes de fumée de cigarette, applaudissant les performances sans que l’on sache s’il est poli ou conquis, est représenté par cet agent à Chicago qui écoute Llewyn avant de lui conseiller de reformer son binôme (il me semble qu’il lui dit même de le rejoindre, maladroitement) ne sachant évidemment pas que cet élément disparu s’est jeté du haut d’un pont il y a peu. C’est aussi la grande tragédie du film, de voir un Llewyn qui pourrait, mais ne le montre jamais, rejoindre son ami (son frère ?) dans le royaume des morts. Le fait que les cinéastes soient frères ajoute une force mélancolique très forte dans la mesure où cet homme laissé par son binôme pourrait aussi symboliser la peur de l’un comme de l’autre à envisager et affronter l’éventualité d’une solitude à venir.

     Le film est parcouru d’un grand mystère, il y a très peu de choses qui soient clairement définies, au sein d’une catégorisation comme il est coutume d’en voir dans ce genre de film, dans les biopic. On sait rarement les liens qui unissent les personnages entre eux alors on se fait une idée, à l’image de ce gars disparu dont on ne sait rien. Nous ne saurons rien de ce qui animait ce duo avant qu’il ne se brise bien que quelques indices soient disséminés ci et là, à l’image de ce vinyle enfoui chez les Gorfein. Ni vraiment entre Jean et Jim que nous ne verrons ensemble que sur scène. On découvre tout au rythme du quotidien de Llewyn. Des idées, Llewyn doit aussi s’en faire, lorsqu’il voyage vers Chicago, aux côtés d’un gros pianiste boiteux tout près de l’attaque cardiaque qu’accompagne ce jeune chauffeur aussi chanteur. Ce fameux voyage dans lequel s’engouffre le personnage prend une tournure quasi fantasmatique, inaccessible, sorte de flottement au sein du film où rien ne peut se produire de l’extérieur, laissant le film suspendu, le spectateur attendant comme Llewyn son audition au mythique club « The gate of horn ». Le voyage se révèle complètement inattendu, avec cette voiture de police, ce chat abandonné à l’aller, renversé au retour et cette progéniture surprise qui clignote pour Llewyn sur le panneau « Akron 80 miles ».

     O ’Brother racontait l’histoire de prisonniers évadés en quête d’un trésor inventé avant qu’ils ne deviennent célèbres grâce à une chanson qu’ils s’étaient empressés d’enregistrer pour dix dollars afin de ne pas avoir à manger d’écureuil pour les uns, de ne pas devoir mettre de la gomina bon marché pour l’autre. C’était beau et loufoque. Inside Llewyn Davis raconte la même chose dans son approche mais à peu près le contraire dans sa finalité : Llewyn ne cherche pas de trésor, lui, son paradis serait plutôt celui de vivre de sa musique, mais il finit prisonnier d’une boucle temporelle qui le fait revivre indéfiniment les mêmes obstacles, les mêmes déceptions, toujours dans les mauvais choix, le mauvais timing, réduit à l’errance éternelle du condamné. Bien sûr, on peut réduire le film à un immense flashback, mais il me semble que c’est l’arbre qui cache la forêt, puisque rien ne le définit clairement ainsi, il est tout du moins possible de concevoir la boucle autant que le flashback.

     Ulysse aussi revient mais ce n’est plus le nom d’un aventurier humain et pittoresque mais celui d’un chat roux qui profite d’un maître de substitution pour faire le mur, voyager dans le froid New-yorkais avant de rentrer comme un grand au bercail – C’est le profil de l’aventurier moderne : Une balade dominicale puis home sweet home. Llewyn n’a rien de cet Ulysse ni de celui de O’brother, d’abord il ne regarde pas dans la même direction (sublime scène de métro) mais surtout il ne fait que se perdre dans tout ce qu’il entreprend, s’il était un chat on le verra davantage s’incarner en cet autre chat roux, errant dans les rues, sage sur une banquette arrière, malchanceux sur une route déserte. C’est une odyssée bien plus dépressive qui se joue ici, pas de rencontre d’un devin prévoyant réussites et miracles.

     Pourtant, le film est doté de chaleureux moments de comédies burlesques chères aux cinéastes. L’enregistrement de la chanson Please mister Kennedy est une pure séquence jubilatoire rappelant indubitablement le Constant sorrow de O’brother, même si cette fois ce n’est pas tant la performances des acteurs (génialissimes Clooney, Turturro et Nelson) qui fait mouche qu’une science imparable du montage accentuant les poussées rythmiques et les onomatopées. Preuve que les deux films, s’ils se rejoignent parfois, n’adoptent pas du tout la même ambiance globale. Si la scène en question brille donc par sa construction et sa soudaineté, on peut souligner la délicieuse prestation d’Adam Driver (immense dans la série Girls) qui si on le voit peu dans le film est particulièrement désopilant dans cette séquence. Et cela simplement en ouvrant la bouche. Inutile d’évoquer le cas Justin Timberlake encore et encore, qui prouve film après film, qu’il est un acteur incroyable, capable aussi bien de jouer la tchatche ou la grâce. Il serait du coup dommage de ne pas évoquer Oscar Isaac, le beau Llewyn, tant il porte le film de tout son long par sa gestuelle si singulière, ce visage plein de mystères. En fin de compte, les grimaces d’O’brother ont disparu c’est toute la beauté et la difficulté de Inside Llewyn Davis qui fait émerger un rire ou une larme sans forcer.

     A l’instar de Llewyn, Dylan aussi traverse le film. Si l’on considère la boucle, le chanteur est aux deux extrémités. Il l’ouvre hors-champ en passant sur les planches juste après Llewyn et le ferme glorieusement en passant juste après, un peu avant que celui-ci aille se faire casser la figure. Ironie magnifique que ce personnage à la voix d’ange soit supplanté par ce natif du Minnesota et sa voix effilée. L’héroïsme de Llewyn est de s’entêter à faire un folk angélique, classique et bien troussé, une synthèse de ce qu’il admire (il reprend beaucoup les chansons des autres) mais son échec est inévitable puisque l’heure est à la révolution, à Dylan.

La Vénus à la fourrure – Roman Polanski – 2013

21006009_20130515123856834_jpg-r_640_600-b_1_D6D6D6-f_jpg-q_x-xxyxxMaudite Aphrodite.

      7.5   Le cinéma est une affaire de croyance. Le bonheur immédiat procuré par le dernier film de Roman Polanski rappelle combien une immersion totale est un fondement cinématographique non négligeable. Croire en la puissance fabulatrice, apprivoiser le bouleversement des coordonnées, accepter un lieu défini en tant que projection intérieure. C’était le cas de Gravity il y a peu, qui fascinait par le relief mental et physique que ce voyage spatial offrait, c’est aussi le cas de La Vénus à la fourrure, film à deux personnages là-aussi, étrange rencontre aphrodisiaque sur les planches d’une salle de théâtre.

      Les premiers plans des films de Polanski sont toujours minutieusement travaillés, ce sont d’emblée des portes d’entrée évocatrices. Ici, le temps est orageux, l’avenue parisienne déserte. Un délicat travelling avant nous emmène quelque part, en douceur. A l’horizon la continuité de ce chemin, sur ses abords une rangée d’arbres. Le générique défile. La caméra glisse paisiblement puis bifurque à droite, vers l’entrée d’un théâtre, jusqu’à ses portes qui s’ouvriront d’elles-mêmes pour l’accueillir. Mais déjà il faut se méfier : le flash d’un éclair vient projeter une ombre d’apparence humaine sur la porte. Mais sa brève apparition inspire une inquiétude, une part de merveilleux. Il y a quelque chose du Suspiria de Argento là-dedans, le giallo n’est pas loin. Pas de fantômes ni de meurtres à venir, c’est néanmoins plus que l’entrée d’une femme dans un bâtiment parisien qui se joue ici. Il est évident que la caméra est un personnage. Mais un personnage aérien, se faufilant mystérieusement, un personnage déjà plus grand que ses apparences. La seconde porte, celle qui ouvre directement sur la salle, surplombant son immensité, indique par l’intermédiaire d’une affichette que la représentation de La chevauchée fantastique est annulée.

     Ereinté par cette journée d’audition où il vit se succéder des prétendantes au rôle de l’actrice principale qui selon ses dires, furent toutes plus nulles les unes que les autres, Thomas, le metteur en scène, s’apprête à plier bagage. Son adaptation du roman de Sacher-Masoch attend toujours sa Wanda. Cette femme un peu folle, à la posture inimitable (sa première apparition à l’image) qui débarque trempée, excessivement en retard, à moitié débraillée, avec un langage limité à celui d’une poissonnière ne devrait à priori pas changer la donne. Avec bagout et l’aide de la sonnerie de téléphone (La chevauchée – non pas fantastique mais – des Walkyries de Wagner) de Thomas, la jeune femme se retrouve sur la scène, prête à être auditionnée. La réticence du metteur en scène va progressivement être annihilée par cette femme tornade qui le contraint volontiers à lui donner la réplique. Le piège se referme subrepticement sur lui. Il faut dire que cette jeune femme s’appelle Vanda, comme le personnage. Première esquisse d’un jeu de dédoublement aux frontières du fantastique qui commence par le séduire sans qu’il ne puisse contrôler quoi que ce soit.

     Tout devient alors enivrant. Le théâtre lui-même impose un prestige passé, il n’est pas délabré mais il ferait difficilement recette étant donnée sa triste devanture. L’annulation de la représentation du western sonne le glas : dans cette salle moribonde, vide de convives, vide de sujets à auditionner (« Si vous venez pour les auditions de La Vénus à la fourrure, trop tard, ils sont déjà tous parti » clame le metteur en scène dès l’arrivée de la jeune femme) il faut un bouleversement, lui offrir une seconde vie. C’est Vanda qui va jeter un sort sur ce lieu, cette femme qui sort continuellement de son sac des tenues d’époque improbables, trouvées aux puces, une robe, des bottes et même un veston de Prague du siècle dernier qui n’est pas sans émouvoir Thomas. Les évènements les plus incongrus amoncellent, non pas au travers d’un décor endiablé comme c’était le cas dans son chef d’œuvre Répulsion, mais par le prisme de cette femme, qui ne paie pourtant pas de mine au premier abord mais se révèle dans le jeu une actrice exceptionnelle, connaissant son texte à la perfection, et dont la simple première réplique plonge d’emblée Thomas dans un songe aventureux et un piège béant qui le saisira jusque dans une dimension hallucinatoire avant de se refermer sur lui en prenant au pied de la lettre les mots de Sacher-Masoch « Et le Tout-puissant le frappa et le livra aux mains d’une femme ! ».

     Les rapports de domination qui traversent le texte prennent vie aussi dans la réalité de cette salle de théâtre. Le metteur en scène perd peu à peu son statut privilégié. D’abord bousculé pour incarner Séverin Kusiemski – puisqu’il n’y a personne pour donner la réplique à Vanda – il se retrouve bientôt circonspect devant les initiatives de l’actrice, qui n’hésite d’ailleurs pas à modifier les éclairages de la scène ou à changer l’introduction de la pièce. C’est Vanda qui dirige Thomas désormais, elle tire les ficelles, décide d’arrêter ou de continuer. Le film superpose alors tout ce qu’il peut superposer, retourne tout ce qu’il peut retourner, annule toutes les hiérarchies possible, à commencer par le rapport homme/femme puis auteur/acteur, mélange tous les rôles afin de créer dans cet espace confiné de représentation une ambiance toute particulière, joviale et torride avant de devenir vénéneuse et terrifiante – la fin est un sommet mais Polanski a toujours soigné les fins de ses films démoniaques, plongeant ses personnages dans un cauchemar esthétique et terrorisant – Je ne me suis jamais remis de celle de Rosemary’s baby.

     Polanski s’offre des plaisirs enchanteurs en insérant quelques sons d’éléments mis en scène dans la pièce, éléments imaginés : Le bruit d’une cuillère touillant un café, par exemple. Il s’offre aussi une multitude de raccords intéressants : Le café de la scène appelle un café dans la salle ; L’écharpe de Vanda devient la fourrure. La fiction contamine progressivement le réel jusqu’à finir par tout annuler, nous perdre dans un entre-deux jubilatoire, où même les prénoms sont échangés (Vanda incarnant Wanda dit un moment donné Thomas au lieu de Séverin) ainsi que les rôles (Thomas s’improvise en Vanda le temps d’un instant, avant d’être maquillé, habillé en femme et de redevenir un Thomas travesti).

     La projection annulée de La Chevauchée fantastique offre un double décor : un bureau et un canapé comme perdus au beau milieu d’un désert de cactus dont un à l’allure disproportionnée offre un symbole phallique de toute beauté. L’image est grosse mais injectée en tant que cliché dans la pièce puisque c’est Vanda elle-même qui le repère et évoque l’image, que Thomas s’empresse d’évacuer en prétextant un décor qui ne lui appartient pas. Le film ne cessera de se jouer des symboles et des significations de comptoir « Pourquoi faut-il toujours tout ramener quelque chose à autre chose ? » s’agacera le metteur en scène. En un sens, Polanski fait l’aveu de vouloir revenir à un cinéma brut, sans double sens, à rejouer la folie. C’est presque un remake du Locataire sur ce point.

     Vanda est une femme extravertie sans langue de bois et devient responsable et sérieuse dans le rôle. A contrario, Thomas est quelqu’un de très précis et méthodique mais devient en interprétant Séverin quelqu’un d’incontrôlable. Entre ces longues plages de répliques jouées s’immiscent des interstices en forme de commentaires qui ne tardent bientôt plus à se fondre aussi dans le procédé si bien qu’on ne sait plus vers la fin si nous assistons à une répétition ambiguë entre deux acteurs ou à une passion délirante entre deux personnes. Il faut souligner la puissance de jeu à plusieurs étages d’Emmanuelle Seigner, littéralement habitée par ce triple rôle (Wanda, Vanda masquée, vraie Vanda) qui s’en donne à cœur joie sous l’œil de son mari qui semble lui offrir le rôle de sa vie. Mais ne pas oublier cette magnifique transfiguration de Mathieu Amalric qui devient peu à peu le Roman Polanski du film Le locataire. La ressemblance est étonnante.

     La pièce de David Ives dont s’inspire le film de Roman Polanski se moquait du roman de Sacher-Masoch puisqu’elle partait du principe que la pseudo prise de pouvoir de la femme se retournait contre elle en observant un homme qui assouvissait son fantasme de soumission. En un sens le personnage masculin avait gagné. Ici c’est tout le contraire puisque la femme est consciente de jouer un double jeu et se venge de n’être qu’à la base l’instrument de la soumission de son partenaire. A ce propos, la scène de danse finale est magnifiquement mis en scène (et en lumière) en libérant le démon féminin se dandinant nue autour de sa fourrure qui fait de cet homme cupide son jouet sacrifié accroché à son cactus phallique. Jubilatoire.


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