Confessions d’une enfant du siècle.
8.0 Le titre révèle déjà une sacrée complexité, provoque une multitude de questionnements. Est-ce un film sur la nymphomanie ? Qu’en est-il de cette double parenthèse fermée en croche, entre les deux mots, nymphe et maniaque ? Cet état de perdition traverse tout le film et semble qualifier la personnalité multiple de son auteur. Ce maelstrom d’émotions et ce patchwork d’idées n’ont cessé d’orner le cinéma de Lars Von Trier au point d’en faire un cinéaste pétri par les doutes, un être en souffrance, tentant d’approcher les tourments féminins parce qu’ils ne font que lui échapper. La situation ici fait presque office de psychanalyse personnelle.
Comme souvent chez le cinéaste danois, le film est un tourbillon d’influences. Ici, il convoque à la fois les tourments Bergmaniens, le nihilisme de Fassbinder et le grotesque Kubrickien. C’est Persona et L’année des treizes lunes saupoudrés de Eyes Wide Shut. Après une introduction somptueuse s’ouvrant dans le noir absolu avec comme seul bruit une pluie fine et lointaine, la caméra glisse et s’enfonce dans des brèches, des trous, des ouvertures, en caressant l’asphalte, la pierre, la rouille. Ce sont les tréfonds de rien, d’une simple impasse ou cour d’immeuble, mais l’ambiance respire déjà l’enfer. Le cadre s’arrête sur la main ensanglantée d’une femme puis Führe mich de Rammstein gicle violement.
C’est une affaire de transitions. Un chapitre en appelle un autre, en se fermant systématiquement sur une évocation au suivant, comme des cliffhanger de fin d’épisode de série ou comme pour conter le récit dans un pur présent, au gré de la mémoire. Il s’agit même totalement de ça. Entendre les confessions d’une femme auto-déclarée nymphomane qu’elle raconte à son sauveur curieux, bavard. Maniaque ? Souvenirs racontées à la pioche, avec tous les dérèglements du présent que cela sous-tend : extrapolations, questionnements divers de l’interlocuteur, interludes transitoires, flash violents, balade discrète. En ce sens il faut recevoir le film comme un témoignage, une somme d’imperfections, calé sur les dires pas forcément exhaustifs de la jeune femme. C’est un récit déstructuré, monté au gré des souvenirs de son héroïne, détraquée, en totale libération d’elle-même, peut-être. Chaque chapitre s’inscrit d’ailleurs dans une esthétique propre à son contenu : lettres rouges sur image en noir et blanc, calligraphie dans un vieux livre ouvert…etc.
Toute la partie délirium concerne d’apparence moins la culpabilité de Joe bien qu’elle s’y fasse de nombreux infirmiers pour évacuer la souffrance de son père ou bien qu’elle lubrifie au chevet de son cadavre. Le délirium du père pointe à l’évocation de l’angoisse d’Edgar Allan Poe par Seligman. Pas de tremens ici, pas besoin, l’idée de transition suffit largement à Joe pour se remémorer le départ de son père. C’est à l’image de la suite de Fibonacci, évoquée lorsque ces 3+5 douloureux de la perte de virginité sont confiés. Ou plus tard c’est la polyphonie de Bach qui aiguille Joe, avec ses trois instruments transférés aux trois hommes de sa vie, qui émettent aussi une polyphonie en trois mouvements. Douceur et candeur de F. qui lui apporte des fleurs, la lave dans une baignoire et lui fait apprécier ses talents en matière de cunnilingus. Animal et dévotion lorsque G. la manipule et la fait jouir en félin. Amour et passion, avec Jérôme, qui vient parfaire la polyphonie sublime. Auparavant, ce sont la pêche à la ligne puis le gâteau (et sa fourchette) qui auront aiguillé Joe vers les variations de sa nymphomanie, entre naissance (les grenouilles) et expérimentations (scène du train) avant sa deuxième rencontre hasardeuse avec Jérôme.
Le film navigue constamment entre le sublime, l’absurde et le grotesque. Entre l’histoire des bourgeons noirs d’un frêne centenaire, l’explication géométrique d’un créneau réussi et la théâtralisation d’une rupture par une femme trompée et désespérée. Film monde et film merde à la fois. Et le film semble être conscient de son informité, de sa dislocation. Lors de la retrouvaille entre Joe et Jérôme, Seligman taxe (à raison) le récit d’improbablement coïncident, seul point noir offusquant sa morale. La seule réponse de Joe à son questionnement est la même qui était posée dans L’odyssée de Pi, de Ang Lee, à savoir : Est-il plus intéressant et profitable de croire ou de ne pas croire ? Parions en effet sur la véracité de l’histoire de Joe, penserait Pascal, puisque ça nous apportera plus que de parier sur un mensonge.
En attendant, cette première partie se ferme sur l’évocation de ce bonheur polyphonique, tandis que soudainement, le visage de la jeune femme, en pleine jouissance physique avec son amour, ne se crispe violement et qu’elle nous avoue, dans un élan émotionnel inattendu, d’une tristesse inouïe, qu’elle ne sent plus rien.