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Archives pour février 2014

Tonnerre – Guillaume Brac – 2014

1507175_10151938684787106_1398061008_nUn monde sans mère.

     9.5   Il faut d’emblée dire que c’est un cinéma qui m’est infiniment précieux, avec lequel je me sens hyper proche. Je l’avais déjà dit il y a deux ans mais je préfère me répéter. J’ai d’abord cru que ce serait le plaisir d’un soir – Et ce fut une agréable soirée puisqu’en guise de dessert nous avons eu droit à un petit échange/débat fort passionnant, et faire la rencontre en vrai de Guillaume Brac et Bernard Menez c’est une saveur particulière – de retrouver ce petit monde qui m’avait tant séduit dans Un monde sans femmes, de retrouver en somme exactement ce que je veux voir sur un écran de cinéma, puis que ça s’estomperait. Je pense en fait qu’il s’agit d’un grand film. J’aime beaucoup sa multiplicité. On peut y voir un film sur un coup de foudre, une retrouvaille entre un père et son fils, les errances d’un solitaire jusqu’à la folie, un document sur Tonnerre. J’aime l’idée de la boucle : commencer sur la demande d’un père à son fils de l’accompagner faire un tour de vélo, terminer sur ce tour de vélo. Rien n’est forcé. On peut même se dire que ce tour de vélo n’aurait pas lieu sans Mélodie – Il y a peut-être un lien avec la Mélody de Serge Gainsbourg là-dessous ? Le film semble faire naître une double quête. Celle saisonnière, éphémère, hivernale du coup de foudre et du chagrin, dont Maxime finira par revenir bien qu’il faille passer par une agression, un enlèvement, une arrestation (au passage, je trouve que la naissance de cette noirceur, avec l’introduction de l’arme est peut-être la plus belle scène du film). Et sur le long terme : retrouver son père, accepter que cela prenne du temps, accepter ses choix, concevoir qu’il a aussi une douleur. Revoir une finale de Roland Garros. Partir pour un tour de vélo.

     Tonnerre ne serait rien sans Tonnerre. Cet émerveillement permanent qui traversait Ault et la côte d’Opale dans Un monde sans femmes, bien qu’une mélancolie de fin d’été finisse par l’emporter, refait surface ici dans le Morvan, sur un mode hivernal, enneigé. Tonnerre devient un lieu de balai des cœurs que le froid glacial ne fait qu’exacerber. Les gros blousons ont remplacés les maillots de bain. A la légère brise et le bruit du ressac succèdent la caresse et la douleur du silence immaculé, la neige en tant que plénitude et angoisse. Berceau sibyllin d’une reconquête et d’une renaissance. Un lac gelé perd sa glace. Une étrange fontaine embrumée et verdâtre, propice aux angoisses et fantasmes, sent la mort. Des souterrains inquiètent et stimulent l’appétit sexuel. 

     Tonnerre, ville tranquille, quasi fantomatique, silencieuse en plein hiver – qu’on peine à imaginer lors d’une autre saison – devient le théâtre d’un coup de tonnerre. On l’attendait. On l’espérait. Peut-être pas comme ça. Je ne sais plus. C’est ce qu’il y a de plus beau : je ne sais plus ce que j’espérais, tant le film me parait absolument sublime comme il m’est proposé. Je ne m’attendais pas à autant de tendresse et de violence mêlées, la grâce volée d’un coup de foudre, la peur de l’abandon et du vide ainsi que la crainte face aux divergences intergénérationnelles. On avait rarement vu un portrait père/fils avec autant de nuance. Le portrait d’une intense passade avec autant de subtilité. La juxtaposition des deux est miraculeuse car le cinéaste y fait pourtant exister de nombreux seconds rôles, la plupart campés par des non professionnels.

     Le film s’ouvre sur le réveil de Maxime, plongé sous sa couette. Arborant une fière tunique de cycliste, son père s’inquiète de le voir émerger si tard, surtout qu’il aimerait ne pas déjeuner passé midi, à son retour de balade. Il lui offre même de l’accompagner, s’il le souhaite. Il y a déjà un décalage. Deux mondes. Et si le film s’extraie régulièrement de ce dispositif imposant (au détour des diverses rencontres de Maxime) il y revient aussi à de nombreuses reprises jusqu tour de vélo attendu, si symbolique, entre un père et son fils. Une boucle. Une boucle si évidente autant qu’elle est gracieuse et subtile. Pris sous cet angle, Tonnerre est moins une histoire amoureuse qu’une reconquête père/fils. Mais il a d’autres angles. Comme pour rappeler que la vie n’est qu’affaire d’angles, de juxtapositions. C’est parfois la cristallisation d’un solitaire au cœur meurtri par une demoiselle sur qui il a jeté son dévolu, son désarroi. Car c’est avant tout l’histoire d’un retour aux sources – donc à l’enfance – d’un rockeur qui souhaite retrouver l’inspiration dans la maison familiale.

     Un moment donné, Maxime rentre chez son père, un soir et tombe sur lui tandis que ce dernier revoit la vidéo de la finale de Roland Garros 1984 sur Internet. Lendl y avait terrassé McEnroe. Un Briseur de rêves, une vraie machine, lâche le père à propos du joueur tchèque. Dans cette séquence emblème du cinéma de Guillaume Brac sommeille une douleur subtile, une proximité père/fils qui rejaillit, alors que le temps l’avait englouti. C’est toujours au détour d’une scène comme celle-ci apparemment anodine que l’émotion surgit, on se souvient encore de la balade de Sylvain (Vincent Macaigne, déjà) et de Patricia sur les maigres hauteurs de Ault dans Un monde sans femmes. Cet état-là m’a aussi parcouru lorsque j’ai retrouvé Bernard Menez à l’écran. Celui que j’assimile inlassablement au cinéma de Jacques Rozier, à une préparation hystérique de l’anguille, à une danse hypnotique de roi de la samba. Ces deux films, Du côté d’Orouët et Maine Océan font à jamais partie de mon panthéon personnel. Oser faire une simple discussion autour d’un match de tennis, prenant tout à coup une impression de sublime retrouvaille, je trouve cela vraiment très beau.

     Chez un viticulteur, alors qu’il accompagne une apprentie journaliste dont il s’est rapidement amouraché, Maxime fait la rencontre de l’un de ses admirateurs qui l’invite pour un diner. Il y fait la connaissance de ses enfants. Ainsi que de leur grand-mère. Durant la visite de sa maison délabrée qu’il entreprend de rénover, cet homme lui montre un flingue qu’il tient secret. Un 357 Magnum dont il vante la perfection si l’on souhaite en finir. La séquence est très drôle car le contre-champ sur le visage outré de Maxime l’est. Mais soudain cet homme lui confie, en sanglotant quelque peu, que s’il n’avait pas eu ses filles, voilà longtemps qu’il s’en aurait servi. Brac déjoue les attentes. Il ose la noirceur. Cette noirceur prend acte chez cet admirateur avant d’envahir tout l’écran, lorsque Mélodie disparaît puis lorsque Maxime s’engueule avec son père au sujet du décès de sa mère, en lui reprochant de l’avoir abandonné pour une jeunette. Et le film va très loin dans cette douleur. La séquence où Maxime, délaissé par Mélodie, détruit son armoire à vêtements avant de s’engouffrer dans son oreiller où il y pleure sans retenue est un déchirement rappelant la souffrance continue de Delphine dans Le rayon vert.

     La fin semble dire que Mélodie n’a choisi aucun des deux garçons, mais que Maxime d’une certaine manière, lui aura permis de quitter définitivement Yvan. Si cet amour embryonnaire sera donc sans suite, il aura aussi eu le mérite de quelque peu rapprocher un père et son fils, probablement justement parce qu’il aura fait exploser les gênes qui entravaient leur relation depuis belle lurette. Le film s’achève d’ailleurs sur une fusion à bicyclette. Rayon de tendresse sans doute pas aussi puissant et inattendu que dans le film précédent, mais suffisamment bouleversant à rebours.

     Il y a trois éléments anodins qui font de Tonnerre un fondamental à mes yeux. Ce sont des échappées, des références, des petites choses. Ces riens qui font que c’est un film taillé pour moi. Tout d’abord c’est une scène de danse, soit la plus belle chose au cinéma si l’on s’y prend bien – Se souvenir d’Adieu Philippines, de Vivre sa vie, des Nuits de la pleine lune. Rozier, Godard, Rohmer, on ne se refait pas. La situation fait que Maxime observe de dehors Mélodie dans un de ses cours. Il tombe des caisses de neige, il se les pèle mais le déhanché de la jeune femme le transporte au point d’en oublier qu’il se transforme irrémédiablement en bonhomme de neige. Le cours touche à sa fin, il secoue alors sa tignasse et entre la rejoindre. Au lieu de l’attendre patiemment, une envie de danser le saisit et il s’en va faire sa parade sur la piste. Il danse comme Leonard dansait dans Two Lovers. Ça ne ressemble à rien mais c’est magnifique. C’est magnifique parce qu’il n’y a jamais de ridicule, de gêne. Mélodie semble aussi impressionné que s’il l’avait convié à une salsa, sinon plus.  C’est son engagement qui est beau et le fait qu’elle le regarde faire le clown avec une infinie tendresse. Ensuite, autre détail, j’aime l’ironie légère qui traverse le cinéma de Guillaume Brac comme s’il n’était parfois pas loin d’adopter de vraies saillies comiques empruntées à la comédie américaine. Outre le savoureux faux quiproquo osé (qui aurait pu n’être qu’un décalage vulgaire et gratuit) lors de leur randonnée : « Tu me tires ? » Lui demande-t-elle, allongée dans la neige. « Là, maintenant ? » lui répond-t-il, il faut souligner cette séquence de lit où elle semble être dans la méfiance, pas trop à son aise et lui de la taquiner en arborant un t-shirt avec la photo d’une scène de Superbad dessus. L’ironie de le voir lui faire du gringue avec McLovin sur le torse je trouve ça génialissime. Car en plus d’avoir bon goût (c’est sans doute la plus belle comédie US depuis les films de John Hugues) le cinéaste l’insère idéalement dans son récit. La troisième bonne nouvelle, la cerise sur le gâteau si j’ose dire, c’est qu’on y mange (et boit) bien. Une bûche entière pour deux et une dégustation de Chablis, entre autres. Mais surtout, surtout, un repas d’artichauts! Le bonheur. D’autant que le légume en question accentue clairement le décalage entre Maxime et son père. Qu’importe, l’artichaut fait enfin une entrée remarquée au cinéma. La scène se situe vers le début du film, j’ai donc eu faim durant toute la séance.

     La grande surprise de Tonnerre est de se situé à la fois dans la continuité d’Un monde sans femmes, faire ressentir la solitude et l’emprise, la grâce et l’éphémère et d’être à la fois son contraire formellement, comme si la différence de saison ne pouvait s’accommoder qu’à une forme qui lui appartient. Tonnerre est beaucoup plus écrit, moins en roue libre, moins libre en apparence, mais tout autant dans le fond en fin de compte. Un monde sans femmes donnait l’impression d’un film de chutes, monté avec un minimum de rushs comme si nous faisions le film ensemble, au moment de la projection. Tonnerre est sur ce point nettement plus conventionnel, mais sa force réside aussi dans ses compromis, ses ruptures et ses hors champ. Voilà, c’est exactement ça le plus important : c’est un film plus riche dans le champ que le précédent (plus écrit) mais tout aussi riche hors champ (tout aussi digressif). Aujourd’hui, je ne saurais dire lequel je préfère. Disons que l’un a fait du chemin, l’autre pas encore. Mais ce sont deux merveilles à mes yeux, j’en suis absolument certain.

12 years a slave – Steve McQueen – 2014

923429_10151932960692106_171834631_n2 hours a slave.

     5.0   Le film m’intéressait autant qu’il me faisait terriblement peur. Comment McQueen, génial réalisateur de Hunger, allait-il passer du portrait hyper esthétisé et en boucle de ce sex addict dans Shame à l’enfermement d’un homme libre afro-américain enlevé et vendu comme esclave dans une plantation de Louisiane, dans l’Amérique du XIXème siècle ?

     Je pense qu’il y avait là l’occasion d’effectuer une rupture avec son cinéma, de beaucoup moins lorgner sur le m’as-tu vu et de plonger dans la boucle et la répétition de la manière la plus radicale qui soit. En somme, de raconter l’esclavage comme on ne l’avait jamais vu, dans sa structure la plus proche du réel, dans sa dureté et sa durée quotidienne. Un ou plusieurs lieux filmés comme une journée de douze ans. Jamais pourtant McQueen ne s’éloigne formellement et distinctement de ses homologues Hollywoodiens. Hormis quelques bonnes idées, son film est engoncé dans un dispositif commun : construction classique, musique envahissante de Hans Zimmer, séquences chocs et recherche de la performance. Il n’y a plus d’expérience. Ne reste qu’un manifeste oscarisable, honorable certes, mais peu passionnant cinématographiquement parlant.

     Dans les bonnes idées il n’y a en a qu’une qui vienne vraiment de lui. Disons que la grande idée du film, déjà, c’est le choix de ce personnage, Solomon Northup, qui n’avait surtout pas volonté de survivre (« Je ne veux pas survivre, je veux vivre ! ») mais qui se plia aux exigences de se maîtres esclavagistes parce qu’il n’y avait pas d’autre moyen de s’en sortir. Bien que cette idée siée parfaitement au cinéma de Steve McQueen (qui n’aura cessé de faire interagir survie, lâcheté et martyr) c’est dans l’ouvrage de l’homme en question qu’il est allé la puiser.

     Le parti pris le plus intéressant du cinéaste est donc d’avoir tenté d’abolir toute temporalité. Ce qui rejoint ce dont j’évoquais et espérais. Le film s’appelle donc 12 years a slave mais on ne ressent pas ces douze années, on ne nous présente aucune chronologie, aucune date, aucun dispositif diégétique facile comme il est coutume de le croiser dans n’importe quel film mainstream à minima historique, avec des calendriers, des entailles sur un mur, diverses modifications physiques. Douze ans deviennent donc presque une journée, où le temps se serait arrêté pour rappeler que l’enfer n’a pas de temporalité. On est évidemment loin du compte, enfin disons qu’il y en a l’esquisse mais que tout est bien trop mécanique pour véritablement proposer quelque chose de nouveau.

     La plus belle esquisse d’une forme entièrement dévouée à la durée et à la souffrance se situe dans cet interminable plan d’ensemble où Solomon, pendu à la branche d’un arbre, après avoir échappé aux vilénies du charpentier de son premier maître, bouge légèrement les pieds un à un afin de toucher terre pour ne pas s’étrangler. Ce plan est parcouru d’un mouvement permanent en sa profondeur et d’une sublime entrée dans le champ d’une esclave (celle dont il ne supportait plus les larmes ?) lui apportant un verre d’eau. Plan fixe qui rappelle celui du nettoyage de pisse dans Hunger. Ou le travelling latéral dans Shame. Plans qui se fondaient dans un ensemble tandis que celui-ci semble s’être perdu au milieu d’un académisme global, provoquant une impression de performance un peu forcée ce qui est d’autant plus frustrant.

     J’aurais aimé un Hunger transposé à l’Esclavage, soit un film sans limite, ne ressemblant à aucun autre, fait de répétitions et de boucles ad aeternam, de chairs et de sang sans aucun contre-champ. Mais ici, Mc Queen n’a pas l’idée ingénieuse qui faisait le sel de Hunger, c’est-à-dire de s’intéresser aussi bien aux bourreaux qu’aux victimes en faisant glisser son récit. Il veut tout montrer en même temps. Le calvaire des esclaves et les démons de leurs maîtres. J’aime assez malgré tout comment est traité le personnage de Solomon. Je trouve culotté d’en faire un tel idéaliste qui vire raclure, enfin disons que c’est de la résistance par la lâcheté (tout le contraire de Hunger) ce qui du même coup offre un final des plus gênant ici, à la fois émouvant et dégueulasse.

     Autre chose intéressante, c’est la relation entre le maître Epps (Michael Fassbender) et sa petite esclave Patsey qu’il chérit à en être fou amoureux, la couvrant d’éloges lors des décomptes de quantités ramassées de cotons, la violant au clair de lune, avant de la torturer plus tard pour une histoire de savon dont il se fait une montagne de jalousie. C’est ce personnage-là, la chose la plus fascinante dans ce film, un type absolument immonde, fanatique et amoureux de ceux qu’il fouette – Cette façon d’approcher Solomon un moment donnée est là aussi très douteuse, même si l’on imagine qu’il est imbibé d’alcool. De manière générale c’est peut-être les relations croisées qui sont les plus belles car les plus mystérieuses, les relations entre Edwin Epps et Patsey, mais aussi entre Solomon et Mary Epps.

     McQueen a donc contenu sa mise en scène, l’immersion qui la caractérise et qui faisait à priori les réussites de son cinéma. Là c’est un sujet trop fort, il se noie dessous, alors certes il s’en dépêtre plutôt bien, n’importe qui aurait fait un truc absolument détestable, mais il annihile la force de ses habituels partis pris passionnants (montage en glissement, longues séquences, boucles en répétition) dans un déluge démonstratif et sur-esthétisant. Je continue de croire que c’est un cinéaste de l’intérieur et du coup tous ces plans gratuits de paysage ici font tocs.

     En revoyant Shame dans la foulée, je me suis rendu compte que j’adorais sa construction, avec cette temporalité disloquée aux extrémités, caractérisant les affres de son personnage prisonnier et cette bulle au milieu, avec cette double relation, amoureuse et fraternelle, qui pourrait s’il s’en donnait le cœur le sortir de sa torpeur. Hunger était plus fort dans la construction : trois personnages, trois parties, puis trois parties pour un seul personnage avec une scène de dialogue fleuve. Mais Shame était tout aussi culotté malgré tout bien qu’on entrevoyait déjà quelque peu les prémisses de ce 12 years a slave.

     Je pensais que Shame me décevrait à la revoyure mais il y a vraiment des trucs super forts dedans. Tout d’abord je trouve ça excellemment écrit (la scène du repas avec la collègue c’est probablement ce qu’il a réussi de plus beau) et nettement plus raccord (que 12 years a slave) en terme de mise en scène avec la douleur de son personnage. Il y a des facilités oui mais je ne pense pas que McQueen soit le garant de la subtilité non plus.

Charlot rentre tard (One A.M.) – Charles Chaplin – 1916

1536704_10151922081477106_2050378881_nPourvu qu’on ait l’ivresse.

     7.5   Génial ! Je ne savais pas que Charlot avait fait un film sur un type bourré mais c’est super car ça lui convient merveilleusement, dans la gestuelle, la répétition, l’emphase. Car c’est bien l’histoire d’un mec ivre qui veut simplement aller se coucher. Le film le suit de la sortie du taxi devant chez lui jusque dans sa chambre, c’est tout. Chaque tentative, chaque mouvement se trouvent délicieusement gênés par la vision forcément trouble de Charlot. Entrer par la fenêtre parce qu’on ne trouve pas les clés de la porte d’entrée mais les trouver dans une poche en entrant donc ressortir par la fenêtre pour entrer normalement par la porte. Le film est une succession de saynètes à cette image. Avec de nombreux objets perturbants comme ce pendule, cette table tournante, ce lit récalcitrant. On ne compte pas non plus le nombre d’animaux empaillés qui meublent sa maison occasionnant forcément des gros bad trip plutôt jubilatoires. La séquence apparaissant dans le photogramme choisi est probablement l’une des plus drôles de tout le cinéma de Chaplin. Il nous sort le piolet, la corde de rappel, le bâton de ski pour escalader ses escaliers car chaque fois il se viande. La drôlerie ne vient pas temps de l’utilisation de cette somme d’absurdités mais d’une impression d’illumination, comme si soudainement il se rendait compte qu’il avait oublié son matériel de randonnée pour grimper ses marches.

Insaisissables – Now you see me – Louis Letterier – 2013

1551563_10151922081542106_490524323_n     3.5   Outre le fait que ce soit un film de petit malin totalement dans l’air du temps, quelque part entre Le prestige et Ocean’s eleven, j’ai trouvé ça exténuant formellement : tout est monté de manière à ce que ce soit le plus rapide possible, plans, dialogues, situations tout est balancé sans aucune respiration. C’est un gros film de geek en fait, entre la fantasy, le polar le potache et le whodunit. Un film « Touche pas à mon poste » qui veut se la jouer cool sans arrêt, fait défiler les guests tout du moins les personnages jusqu’à plus soif et croit réinventer un genre. Mais le film est tout le contraire de ce qu’il vante, à savoir observer et accepter le mystère. On ne peut au final rien voir et puis finalement on finit par tout comprendre car tout est parfaitement expliqué, plutôt martelé. Malgré tout, je n’ai pas trouvé ça affligeant ni désagréable pour autant, question d’humeur sans doute, le début est pas mal, mais bon ce n’est pas vraiment pour moi quoi.

Crawlspace – Justin Dix – 2013

1535021_10151912722837106_371759926_n   3.0   Typiquement le genre de truc pour lequel j’ai une extrême indulgence sitôt qu’il m’embarque un minimum. C’est le cas mais c’est malgré tout pas loin d’être très mauvais. Disons que la mise en scène n’est pas au niveau du tout et c’est dommage car il y a un parti pris assez surprenant au départ, à savoir que le survival démarre dès les premières secondes, aucun round d’observation, on a presque la sensation de prendre le train en court de route. La première demi-heure est assez intéressante de ce point de vue mais tout finit par basculer dans un truc sur-psychologisant, avec une histoire hautement improbable et un évènement antérieur censé faire twist qui se révèle ridicule. Dommage, y avait matière à faire un nouvel Alien.

L’amour l’après-midi – Eric Rohmer – 1972

1544311_10151902306697106_946862396_nLa double vie de Frédéric.

     9.5   Rohmer, je t’aime. Mais vraiment. Ce film-là faisait partie des rares qui m’avaient laissé relativement froid la première fois. C’est sans doute avec La collectionneuse ma plus belle redécouverte du cinéaste. C’est simple, il fait dorénavant partie de mes films préférés, c’est sublime d’un bout à l’autre, la voix-off est à tomber, littéralement. Et pire – qui prouve que je ne m’en souvenais pas du tout – j’ai eu l’impression que ce film parlait de moi et me parlait directement, qu’il était moi déjà avant mais qu’il fallait que j’attende aujourd’hui pour m’en rendre compte. J’ai pensé à L’homme qui aimait les femmes, de Truffaut, mais aussi à Je t’aime je t’aime de Resnais, rigolo d’ailleurs car Verley m’a fait penser à Claude Rich. En tout cas je me suis rarement autant retrouvé dans un personnage qu’en celui-ci. J’aime absolument tout, sans réserve. C’est dingue comme ce cinéaste m’est si intime, je ne ressens ça avec aucun autre. Allez si gardons espoir, aujourd’hui j’entrevois éventuellement une équivalence avec le cinéma de Mikael Hers, j’ai vraiment l’impression que si ce type poursuit sur sa sublime lancée (Montparnasse, Primrose hill, Memory lane) il peut devenir un bel héritier, non pas forcément rohmérien, cessons les amalgames réducteurs, mais l’héritier d’un cinéma qui me touche au plus profond, dans lequel chaque nouveau visionnage pourrait me révéler un peu de moi-même.

     Frédéric est dans un état de contradiction permanent, sur de ses désirs, certain de ses habitudes. C’est une femme, justement celle qu’il n’aurait pas remarqué dans d’autres circonstances (envahissante et paumée) qui brouille les pistes, l’extrait de son orgueil et de ses certitudes. La beauté du film est de ne jamais remettre en cause l’amour et la solidité du couple, l’alternative Chloé n’intervenant qu’en tant qu’entité à part entière, comme dans une vie parallèle, détaché du noyau. Surtout, Frédéric est de ceux qui ne peuvent pas ne pas prendre en compte les valeurs de la société, se déclarant éthiquement polygame dans une société qui l’accepterait, mais entièrement monogame dans celle dans laquelle il se trouve. Ses interrogations poussent cependant le jeu au-delà de ses frontières morales. Il se demande un moment s’il ne vaut pas mieux succomber à son instinct une bonne fois pour toute plutôt que de vivre avec le refoulement de ce désir pour toujours. La réponse serait facile s’il en connaissait les aboutissants mais il est incapable de savoir s’il s’agit de la fin d’un désir ou du commencement d’un autre.

     Frédéric se satisfait donc longtemps de ses rêveries et observations diverses qui suffisent à son bonheur. En étreignant Hélène nous dit-il, j’étreins toutes les autres femmes. C’est du moins ce qu’il croit longtemps, un temps. C’est un homme à femmes qui s’ignore. Un homme coincé dans un paradoxe entre l’amour et le désir qu’il semble ne pas vouloir faire cohabiter. Sa marginalité de bourgeois errant est d’aimer manger et batifoler entre 14h et 15h quand les autres travaillent, enfin pas tous, merci Paris, ville où il aime se perdre et regarder éternellement, au lieu de briser la routine avec Hélène. Mais petit à petit, les rendez-vous se succèdent. Frédéric est sur le point de tromper sa femme. Son désir d’adultère s’étant exacerbé par l’absence de Chloé et de sa réception au sortir de la douche. Mais sous l’autel de son sacrement, lorsqu’il se déshabille en s’apprêtant à la rejoindre, tandis qu’elle apparaît nue sous sa couette, il ôte son pull et voit dans le miroir un jeu qu’il fait avec sa femme et sa fille, alors il se dérobe brutalement.

     C’est toute la subtilité des contes moraux que de construire chaque fois un trio échappant aux codes, faisant naître la saveur dans l’inattendu. Les feuilles de calendrier créée une chronologie ici autant qu’un avertissement. L’amour l’après-midi, une fois encore de part son titre, brise l’attendu, casse l’attente à voir les deux (virtuels) amants enfin faire l’amour et probablement l’après-midi puisqu’il s’agit de leur créneau de rencontre plus ou moins quotidien. Frédéric fera finalement bien l’amour l’après-midi mais avec sa propre femme, dans un moment mystérieux où chacun est gêné par l’inhabituel. Ils feront l’amour comme deux amants après avoir pleuré l’un et l’autre dans l’étreinte comme si le silence avait supplanté les mots et suffit pour se comprendre et envisager la gravité conjugale de la situation.

     Un moment donné, Frédéric est dans un café et se met à rêver qu’il peut faire succomber toutes les femmes à son charme, au moyen d’un médaillon magique, lui qui avoue avoir perdu toute capacité et envie de faire la cour. Toutes succombent exceptée celle campée par Béatrice Romand, le paradoxe. Toutes ces filles sont échappées des précédents films du cinéaste. On y retrouve Maud, Françoise, Haydée, Claire, Laura et Aurora … Témoin de l’impasse morale que constituent ses six contes, Rohmer se permet même de leur dire au revoir, à l’époque il déclarait d’ailleurs qu’il en profiterait pour se reposer. Etonnant repos. Moins fructueuses et fulgurantes il est vrai furent les seventies pour la grâce rohmérienne néanmoins cela ne l’empêcha pas de se lancer dans deux aventures radicalement différentes, deux projets historiques, la première seulement trois ans après L’amour l’après-midi, ce sera La marquise d’O…, la seconde dans la foulée, ce sera Perceval de Gallois. Avant que n’arrive la plus belle, lumineuse et prolifique des périodes Rohmériennes : les années 80.

Le genou de Claire – Eric Rohmer – 1970

1476246_10151865238517106_921002585_nLe berceau de la séduction.

     9.0   Il faut encore une fois souligner la peinture estivale et enchanteresse que fait Rohmer du lieu qu’il met en scène, en l’occurrence d’Annecy, de ces abords de lac englobés par ces flancs de montagnes. Une photographie tout en finesse saisissant une lumière hors du commun, l’impression que chaque scène est filmée à un instant particulier d’une journée où la lumière se fait si singulière, aérienne, caressante, délicate, comme si tout tournait autour d’elle, comme si tout tournait autour de Nestor Almendros, qui accomplit probablement son plus beau travail au chevet de Rohmer avec ce film-ci, tout en plongées sublimes sur le paysage savoyard, ondulation des eaux, caresses du vent.

     C’est chronologiquement le premier film de Rohmer construit sur le principe d’une séquence par jour, ou presque. Une date est donnée à chaque fois et le récit se déroule sur une durée de un mois. Jérôme (Jean-Claude Brialy) y est en villégiature sur les bords du lac d’Annecy, afin de vendre la propriété familiale de Talloires. Il y croise par hasard une amie, Aurora, une romancière roumaine, et la revoit à de nombreuses reprises occasionnant des discussions diverses sur leurs chemins de vie. Peu à peu, Jérôme devient le personnage du roman qu’elle écrit, elle s’en sert comme d’un cobaye, en recueillant les impressions de ses expérimentations, sachant son ami très charmeur, beau parleur, particulièrement amateur de jeunes femmes, alors qu’il dit avoir trouvé la paix amoureuse, avec l’élue de son cœur avec laquelle il s’apprête à se marier. Elle l’observe, le questionne, l’écoute, prend en compte ses retranchements.

     C’est un nouveau jeu, un nouveau pari, une nouvelle matière aux digressions les plus alambiquées. Aurora cherche des modèles pour son ouvrage et trouve deux éléments adéquats : la lycéenne lucide déjà amoureuse et le fiancée mature toujours libertin. C’est en passant du temps avec la fille de son hôtesse, Laura, seize ans, que celui-ci s’engage dans un jeu dangereux. Mais il y a une double barrière. Tout d’abord, Laura est bloquée par la situation maritale de Jérôme et ce dernier n’éprouve guère la sensation de challenge en côtoyant la demoiselle qu’il sent bien trop facilement éprise de lui. Le jeu se reporte alors soudainement sur la demi-sœur, d’un an l’aînée de Laura. Plus secrète, candide, mystérieuse, elle se rapproche énormément de Haydée, la collectionneuse, qui avait le pouvoir mais le masquait aisément par sa fausse crédulité.

     Claire aura mis du temps à entrer dans le récit, d’abord enfermée en photo dans un cadre au-dessus d’une cheminée puis accompagnée, lors de sa première apparition à l’écran, par un garçon de son âge. Si le jeu de la séduction est avant tout engagé avec la plus jeune des sœurs, érudite mais cible facile, c’est avec Claire qu’il expérimentera vite cette quête de l’impossible, ne trouvant que trop de facilité à séduire celle dont il s’était fixé le défi au départ. Jérôme dit un moment qu’il n’est pas à l’aise avec Claire car il est persuadé qu’il ne pourra la séduire par ses mots comme il peut très facilement le faire avec Laura.  Le copain de la jeune femme n’a in fine aucune influence sur ses choix. Preuve en est que le nouveau flirt suspect de Laura (pour tenter de le rendre jaloux, probablement) ne change rien à son aiguillage. Jérôme recherche alors le pôle magnétique de son désir émanant du corps de Claire et jettera son dévolu sur son genou qui attire son attention dans un premier temps aux abords d’un cours de tennis puis définitivement dans la séquence de cueillette de cerise.

     De cet apparent jeu enfantin au parfum de défi estival, Rohmer tire le portrait d’un homme quarantenaire sûr de sa fidélité mais dont la faiblesse sera celle de la séduction, comme s’il revivait sa jeunesse au seuil d’une vie qui allait bientôt lui empêcher tout écart volage. Jérôme évoque énormément le Vidal de Ma nuit chez Maud, quelqu’un d’invulnérable en apparence, de joueur qui peut vite s’effacer, de libertin réfléchi. L’aventure méthodique, rigoureuse, qui traversera chacun de ses six contes, où les personnages analysent leur propre fidélité en se fixant des règles précises pour parfaire leur défi qui prend souvent des détours inattendus, témoignant de leur faiblesse de joueur invétéré, prend une dimension à priori plus théorique. La fin montre aussi bien la réussite de l’entreprise (Jérôme finit par caresser le genou de la jeune femme alors que le défi était selon lui un sommet de difficulté dans la mesure où il devait faire passer le geste pour de la compassion et non pour une éventuelle séduction) que son échec (le dernier plan voit la réconciliation de Claire et de son petit ami alors que Jérôme avait révélé les infidélités de son homme) ce qui prouve la limite des ses certitudes, la fragilité de ses croyances et donc de sa fidélité.

     C’est le plus littéraire des films de Rohmer, à la fois très romanesque dans sa construction et ses enchaînements chapitrés, mais surtout parce qu’il effectue une mise en abyme du monde de la littérature, montrant en image ce que Aurora, écrivain, sera en mesure de mettre en plume en recueillant le compte rendu de son personnage/cobaye du réel. A l’instar des précédents contes moraux, Le genou de Claire a aussi son titre à moitié mensonger puisque le film, en fin de compte, est moins centré sur le dévolu qu’il a jeté sur la plus grande des sœurs, que sur les divagations qu’il entretient avec Laura. Ce marivaudage nous est conté avec la minutie des suspenses d’Hitchcock, tout en dédoublement, les deux jeunes sœurs d’abord et la manière de raconter ensuite, sur deux niveaux, selon l’expérimentation vécue puis racontée du personnage central, héros d’un double récit.

Vénus noire – Abdellatif Kechiche – 2010

venus-noire_inside_full_content_pm_v8Tuer n’est pas jouer.

     8.5   Je suis nettement moins mitigé que lors de sa sortie en salle. En fait, c’est un immense film. Le cinéaste évite le piège du film historique, en omettant son aspect édifiant (bien qu’il le soit aussi quelque peu) afin de se concentrer sur l’essence même de son cinéma : percuter, souiller le plan, creuser à n’en plus pouvoir, dilater la durée de chaque séquence, blocs de violence et de bruit. Le film est une épreuve. Comme d’habitude me direz-vous, oui, mais plus encore ici. C’est éprouvant car c’est un film somme, tandis que ses précédents essais jusqu’ici, étaient simples en apparence bien que chaque fois, une amplitude démesurée finissait par les habiter. C’était un crescendo, une montée imperceptible. Vénus noire est un inconfort de presque trois heures, faisant se succéder de longues scènes, douloureuses, insoutenables, dans une peinture du XIXème siècle tout ce qu’il y a de plus glauque et irrespirable. Enfin, si l’on accepte le film pour ce qu’il est, soit l’apogée d’un questionnement sur la représentation du corps, thème cher à Abdellatif Kechiche, du regard des hommes et tout particulièrement du spectateur, c’est alors un film phare, d’une violence si terrible qu’on n’avait peut-être pas reçu aussi intensément depuis Salo, de Pasolini.

     Si l’on s’attend à presque revoir Elephant man on est surpris. Il y en a pourtant l’esquisse durant les premières minutes et cette longue scène d’amphithéâtre où des scientifiques présentent le cas Hottentot, son histoire et ses mensurations, statue cirée à l’appui, à une assemblée de bons élèves. D’emblée, le cinéma de Kechiche prend place, installe son malaise, prenant le temps de s’exécuter sur la durée dans un montage syncopé qui rappelle évidemment ces repas à rallonge de La graine et le mulet ou bien les répétitions de Marivaux dans L’esquive. Le personnage de la Vénus n’est pas encore là, pourtant, la violence verbale de cette introduction est déjà douloureuse. Petit à petit, la mélodie s’immisce. Il s’agit de scruter un corps, lui offrir l’espace et faire que cet espace le dévore. C’est là toute l’ambition de ce cinéma. Pousser ce corps à la dérive, le manipuler, le pétrir puis l’obstruer, l’envoyer à l’agonie jusqu’à l’épuisement – Sublime séquence de mort, vécue tel un soulagement. Si le cinéaste offre des repères temporels, trois dates au total, c’est pour se débarrasser d’un éventuel suspense quant au destin de la vénus Hottentot qui n’aurait pas sa place ici. Le film s’ouvre d’ailleurs sur une réplique de son corps, sculpture cirée, fidèle représentante des moindres singularités de sa composition. Ce corps est le vecteur d’une mise en scène à l’excès, au forceps, voué à le triturer, le modifier puis le faire disparaître, dilapidé par le temps. Il effectue un travail intéressant autour de son actrice, de son personnage, rendue quasi mutique, dans une opacité inquiétante. Non pas qu’il ne lui donne pas vie, qu’il ne lui offre pas un vrai rôle de femme, mais qu’il évite de propager une certaine empathie qui nuirait à justement ce qu’il fait de mieux : laisser traîner le doute quant aux motivations de Saartjie Baartman. Nous n’arriverons en effet jamais à percer cette carapace, tandis que son corps, lui, n’aura plus de secret à nos yeux.

     Vénus noire pourrait simplement être l’histoire d’une femme que l’on a coupée de ses racines, exposée comme phénomène de foire, qui a atterrit dans un bordel avant de se faire dévorer par l’alcool à vingt-six ans. Cela pourrait être larmoyant, putassier et univoque, n’importe quel cinéaste moyen se serait cassé la gueule. Mais Kechiche réussit quelque chose de très fort en bâtissant une certaine distance d’une part, puis en s’intéressant à des questions cinématographiques essentielles de liberté, du regard, du vrai, du faux. Où s’arrêtent les limites de l’acting ?  Ou plutôt, quelle limite nous octroyons-nous ? La représentation est-elle forcément le faux ou raconte-t-elle aussi le vrai ? Qu’en est-il du pouvoir parfois ingrat du metteur en scène ? Ou se place notre regard de spectateur là-dedans ? Autant de questionnements primordiaux qui traversent le cinéma de Kechiche tant il semble éternellement habité par cette ambiguïté et la retranscription de cette ambigüité, jusque récemment bien évidemment, où La vie d’Adèle et le traitement de ses actrices fit une montagne de polémique.

     La première séquence vraiment éprouvante du film – il y en aura beaucoup d’autres – se situe dans une des représentations données un soir sur les planches de Londres. Un homme s’en va présenter son phénomène de foire à de nombreux passants hystériques qui ont payé pour voir ce qu’ils ne pensaient jamais voir. C’est là l’idée globale : Attirer la populace, leur proposer de l’inédit, les choquer, les divertir. C’est en somme la même idée aujourd’hui qui traverse le cinéma popcorn. La scène en question, qui exploite la durée quasi réelle du show est à la limite du soutenable et à l’image de nombreuses scènes similaires qui viendront plus tard dans le film. Paradoxalement, le travail sur la durée est singulier chez Kechiche, puisque celui-ci est englouti par des plans syncopés de visages (il faut y voir des rires, des cris, se farcir des trognes) comme si Kechiche tenait bien plus qu’à s’intéresser à la réaction même, à montrer une quantité de réaction. C’était déjà le cas dans ses précédents films. Le cinéaste revendique l’influence de Maurice Pialat, il peut, il y a du Pialat dans la dureté des échanges, l’étirement des séquences, l’installation d’un climat lourd. Pialat savait tenir cette charge en faisant dans le même temps durer les plans, ou au moins en évitant ces plans de coupe exténuants. Kechiche tente une autre approche, celle de l’épreuve, l’immersion par l’inconfort de la coupe, le dégoût du mouvement perpétuel, une participation totale du spectateur, physique et rétinienne.

     Revenons à cette limite entre le vrai et le faux. Sarah en a  pleinement conscience. Elle sait qu’elle est au-delà du simple jeu. Mais par reconnaissance, fierté voire même un certain confort, elle refuse de l’admettre au tribunal, ce qui provoque un non-lieu. La richesse de cette séquence provient de cette multitude d’ambigüité qui la traverse. Le film ne déroge pas à sa ligne de conduite, n’ouvrant jamais sur une quelconque facilité, mais cette scène en particulier semble en être le point d’orgue. Puisque d’un simple procès, le cinéaste tire une ambivalence hallucinante. Au spectacle revendiqué par les uns se heurte l’humanisme d’illustres désespérés par la condition de la jeune femme. Il n’y a pas de vision manichéenne ici puisqu’il n’est d’abord pas impossible de concevoir un certain plaisir dans la condition de Sarah (l’instrument de musique par exemple) et si ses gardiens sont d’infâmes pourritures avides d’argent et de notoriété, les avocats au ton paternaliste et infantilisant ne sont jamais perçus comme des sauveurs. Un moment donné, lorsque Sarah se défend (et tente de défendre sa dignité par la même occasion, éviter l’écueil de l’aliénation) en répétant « I’m acting » une femme dans l’assemblée refuse d’y croire, réfute ses paroles en lui assénant sèchement « Vous n’êtes pas actrice. Moi, je suis actrice. Moi, je joue ! ». Difficile de faire plus raccord avec la problématique récurrente du cinéma d’Abdellatif Kechiche.

     Les gardiens ont conscience de cette limite qu’ils enfreignent, mais elle est leur gagne-pain. Faire de Sarah une bête de cirque est plus vendeur que d’en faire une artiste (danseuse, musicienne). Il faut que les gens touchent afin de constater que tout est vrai. La séquence la plus représentative et la plus ignoble se situe dans le dernier spectacle que le film mettra en lumière avant d’abandonner Sarah dans une maison close où la fatigue et la maladie la tueront. Le gardien a changé. La violence du premier qui se traduisait par le show en répétition jusqu’à épuisement se transforme avec le nouveau (aussi dresseur d’ours) en quête de spectacles incontrôlés prenant compte de la demande. Avec comme clou du spectacle donc, dans une maison close, une scène insoutenable, où Sarah n’est plus réduite qu’à grogner et être chevauchée, dirigée par les coups de fouet (le dresseur ne cessant de répéter « Soumise, soumise… » Comme petite musique d’accompagnement à la représentation) entre soumission ultime d’un fruit gobé sur un gode-michet et l’exposition de son sexe hypertrophié au centre des regards et des mains qui finissent par y toucher. La dimension sexuelle est prépondérante. Avec les scientifiques qui ont payé cher ses gardiens afin de prendre toutes les mesures convoitées, Sarah refuse d’enlever son pagne, camouflant sa vulve, unique dernier rempart contre sa nudité. Les scientifiques lui sont d’abord gré de cette gêne et se concentrent sur les autres parties de son corps, de la tête aux pieds. Mais ils y reviennent à plusieurs reprises, comme si le sexe était le graal de leurs motivations puisqu’il abrite ce qui pour l’occidental de 1816 était impensable. « C’est pour la science » ne cesse de répéter l’un d’entre eux. Apogée du voyeurisme et de la fascination humaine pour l’organe sexuel. Ce sexe que Sarah est condamnée à tripoter en ouvrant bien les cuisses, pour un client de prostitution qui observe en en baisant une autre. Ce sexe masculin d’un scientifique, qu’elle saisit entre ses doigts au travers du pantalon, pour montrer la gêne qu’il représente à ses yeux. Ce sexe de l’Hottentot que l’on découpe soigneusement pour qu’il termine sa vie dans un bocal au musée.

     Cependant, si le film ne fait pas de sauveurs, il ne fabrique pas que des ordures pour autant. Toujours de l’ambiguïté. Ces rôles qui l’entourent, sur le papier entièrement répugnants, révèlent par instants un amour désintéressé, aussitôt détruits par leur obsession de l’argent et de la reconnaissance. Aussi, lors de l’humiliation bestiale dans la maison close et ce public surexcité par les méandres du sexe (on se touche, on dévoile un sein, on se galoche, on y transpire le sexe) chacun cesse soudainement de prendre du plaisir en voyant Sarah en pleurs, tandis que son dresseur d’ours continue d’en rajouter. L’idée n’est pas de savoir s’ils ont une présence d’esprit ou s’il s’agit seulement d’un trouble dans leur plaisir, mais de montrer un regard qui n’est pas figé. Les pires ce ne seront finalement pas ces gardiens, ni ces pathétiques bourgeois, ce ne sont pas vraiment ceux qui font le plus peur. Ce seront ceux que l’on voit au début du film, puis un peu plus tard, les scientifiques, débarrassé de toute humanité, dans leur approche du corps, cette capacité à tout calculer, à obstruer tous les sentiments humains, principalement dans leur façon de parler, sans âme, très monocorde. C’est flippant. Pourtant, il y a chez les scientifiques une scène très belle où trois d’entre eux dessinent le corps de Sarah sur des planches. Quand l’un éconduit la demoiselle à retirer son pagne un autre lui demande de la laisser tranquille avant de plus tard échanger quelques mots avec elle. Prise de conscience ou respect naturel, la beauté c’est l’absence du contre-champ, rien ne dit si cette bienveillance était ou non désintéressée, mais on a envie d’y croire tant c’est notre unique bouffée d’air.

     Le film s’achève sur des images documentaires. La parole du président sud-africain qui parle du retour de Saartjie Baartman dans son pays d’origine, son corps, ses organes, sa statue, de façon à ce qu’elle soit enterrée décemment, moment que l’on voit aussi, très émouvant. Mais cela il aura fallu attendre la fin du XXe siècle soit près de 200 ans plus tard. Et de le savoir ça fait froid dans le dos. Le film vaut aussi comme travail de mémoire.

     Ma sensibilité cinématographique aurait donc trouvé dans l’art d’Abdellatif Kechiche un paradoxe magnifique. Etant plutôt un adepte de la contemplation, de la respiration, essentiellement lorsqu’un cinéaste tente de jouer sur la temporalité selon de gros blocs séquentiels, d’étirer la durée et d’investir l’espace, je me surprends ici à être happé comme dans une danse, violente, onirique et tribale. Une sphère dans laquelle tout repère est abolit, toute connivence avec le réel évacuée, devenant un espace irrespirable, proche de la rupture, dans lequel je plonge corps et âme et finis par m’en extraire, lessivé.

L’année suivante – Isabelle Czajka – 2007

l-annee-suivanteAu-delà des collines.

     7.0   C’est le meilleur film d’Isabelle Czajka, haut la main. J’aime tout particulièrement cette façon de mettre en scène cette banlieue, construite comme un centre commercial géant. Anais Demoustier et Ariane Ascaride y sont bouleversantes, campant mère et fille appréhendant différemment la mort de leur père/mari.

     Emmanuelle est dans une période délicate de sa vie, elle a 17 ans, âge des possibles et âge de la peur d’être et de grandir. Elle doit depuis peu affronter la maladie de son père puis bientôt son décès. Le film n’est qu’un tissu d’errances quotidiennes, qu’elle passe majoritairement dans des trains, des bus, des tramways, lieux transitoires où l’identité géographique s’abolit. Le cinéma de Czajka est marqué par ce rêve de l’ailleurs, mais toujours gêné par le plaisir de collecter les objets du passé. Emmanuelle garde l’œil loin, derrière les tours, les panneaux publicitaires, mais elle ne peut empêcher son regard de scruter ce qui a toujours été là et que l’on a enfoui, comme un cadre photo ou un livre. Chercher un eldorado mineur, qu’elle ne peut définir mais dont elle se satisfait tandis que l’assaille cette vision, comme échappée du passé, avec cette jeune fille sur les épaules de son père en pleine fête de l’huma ou les souvenirs d’un père prostré dans son canapé à qui elle pouvait raconter ses mésaventures quotidiennes.

     Le film semble vouloir faire cohabiter deux renaissances disjointes sans y parvenir, toutes deux forcées mais l’une plus volontaire que l’autre. Un voyage à Djerba ne suffira pas à les rapprocher. Le film se ferme d’ailleurs sur l’évocation d’une séparation, deux chemins de vie différents, une veuve qui se relève et une adolescente qui tente de tracer sa route. Le film pourrait alors se contenter de n’être qu’un douloureux passage à l’âge adulte mais la réalisatrice est plus intelligente et sombre que cela. Si le paysage ne cesse d’emprisonner Emmanuelle pendant tout le film (panneaux de pub, gares et collines) c’est en s’y mouvant qu’elle parvient à résister à sa propre déliquescence. Le dernier amer plan semble dire qu’être figé là sur un banc, dans un centre commercial, durant une pause repas, participe à l’extinction invisible de l’individu, dévoré par le cadre au point de s’y dissoudre littéralement. Il faudra attendre son prochain film (D’amour et d’eau fraîche) pour que la cinéaste nous offre enfin l’éventualité d’un sursaut idyllique.

Fish Tank – Andrea Arnold – 2009

1535021_10151912722847106_303153206_nLife’s a bitch.

     9.0   Dans la première scène du film, Mia est déjà essoufflée. Elle vient de s’arrêter de danser mais elle aurait tout aussi bien pu avoir couru, pour échapper à quelqu’un comme ce sera souvent le cas ou s’être égosillée sur sa mère, sur sa sœur. Avec Mia c’est toujours à double tranchant. Dans la scène suivante, elle s’en va alpaguer une camarade en criant son nom en bas de son immeuble (après avoir laissé moult messages sur son répondeur) avant d’insulter le père d’icelle qui la reçoit d’une volée de bois vert. Plus tard c’est un coup de boule à une autre dans un groupe de danseuses, frétillant leurs nénés devant quelques mâles tout excités, ce qui est de bon ton d’agacer prodigieusement la demoiselle solitaire. Encore plus tard, elle échappe à une agression (elle y laisse son baladeur) dans un camp de gitans où elle souhaitait y délivrer un magnifique cheval blanc, seul, enchainé à une pierre. On est dans une banlieue Londonienne déshéritée, L’Essex, rempli d’immeubles monochromes, d’espaces goudronnés inhabités.

     Andrea Arnold s’est assagie. Dans Dog, court métrage proposant une trame identique à celle reproduite ici (banlieue difficile, conflit familial, errance extérieure), elle s’intéressait à une rencontre similaire, avec un garçon tout aussi paumé. Tous deux y baisaient froidement sur un canapé dans un terrain vague avant que le garçon ne massacre de colère, un chien qui lui avait gobé sa boulette de shit. Il fallait que ça gicle, que ça choque. Fish Tank propose une relation plus secrète, mystérieuse, la cinéaste préférant ne pas trop en dévoiler car n’appartenant pas pleinement au noyau de son récit, mais l’esquissant suffisamment pour s’en servir en tant que rebond salvateur final. La subtilité de cette relation c’est aussi qu’elle naît d’abord de l’impossible, d’une agression subie transformée en bienveillance mutuelle.

     Le film tire principalement sa singularité de la multitude d’ambiguïté qui le nourrit, à commencer par le personnage de Connor (Michael Fassbender) amant de Joanne, la mère, d’un infini tact avec la jeune Mia, joueur avec Kyle, la plus jeune. Il représente presque le papa de substitution parfait. Mais Mia ne le voit pas vraiment comme un papa, elle en tombe amoureuse au point de piétiner les plates-bandes de sa mère (la pêche à la carpe). L’attirance pourrait demeurer unilatérale mais l’amant finit par succomber à son charme, qu’elle argumente d’une danse sur son morceau préféré, California dreamin’ entendu un peu plus tôt dans la voiture. Ils font l’amour furtivement pendant que la mère cuve, sans doute parce que Connor est lui aussi suffisamment éméché pour se laisser aller à ses pulsions (aucun désir pervers là-dedans) sans se soucier d’une quelconque morale. Et Mia en tombe forcément encore plus amoureuse. Mais l’ambiguïté aura éclos avant cela à plusieurs reprises, surtout au détour de deux portés sublimes. Le premier lorsqu’il l’emmène se coucher alors qu’elle feint de s’être endormie. Le second après la pêche en binôme. Deux brèves séquences dans un effet de ralenti accentuant la bulle idyllique dans laquelle se trouve la jeune femme, puisque le film n’aura de cesse d’apprivoiser son regard et uniquement son regard. On pourrait aussi évoquer la danse sur le parking ou le pansement et d’autres situations qui les conduisent à l’irréparable.

     La boule de rage Mia se fait toujours taquine mais plus tendre au contact de Connor, avant de découvrir sa vie de famille et de kidnapper dans son élan de colère Keira, sa propre fille, après avoir pissé au beau milieu de son salon. La séquence avec la petite fille déguisée en princesse, sur les bords de la Tamise est un sommet d’angoisse convoquant inexorablement les grands instants de L’enfant, des frères Dardenne. Mais ça va encore plus loin. Mia veut faire disparaître Keira, l’ange forcément irremplaçable de Connor, avant de se rendre compte, sans doute, qu’elle n’est que son propre miroir, d’enfant dans la tourmente. Fish tank signifie littéralement Aquarium. L’Essex pourrait donc être l’aquarium de Mia, de Keira, duquel on s’extirpe via une rivière, un fleuve, bientôt un autre littoral.

     Le titre d’une chanson de Nas, utilisé dans la sublime séquence d’adieu (« C’est un disque à toi, je crois ? » demande la mère à sa fille, en se trémoussant voluptueusement, en sanglotant) est plutôt représentative de l’ambiance du film, de la violence qui la traverse quotidiennement, éternellement, de cette fausse nonchalance qui l’habite (les larmes de la mère dans cette même scène sont peut-être ce que l’on verra de plus touchant et lumineux dans le film) et de méchanceté gratuite poussée en guise de contrepartie à une tendresse qu’il ne faut surtout pas montrer. L’image de la famille harmonieuse et aimante dont chacune d’elles rêve secrètement, entrecroisé dans ce déchirement de la séparation. Pour se dire je t’aime, les deux sœurs disent qu’elles se haïssent. Il faut y détecter le ton dans l’insulte, celui qui veut dire exactement le contraire de ce qu’il semble dire, à l’image de ce geste, cette étreinte magnifique, incontrôlée, qui n’avait jusqu’ici pas dû se produire souvent.

     L’intelligence de la fin est d’avoir contré la supposée binarité initiatique qui surplombe le cas Mia pendant tout le film, réduit en apparence à un départ en pension ou à la réussite d’un concours de danse. Pas de concours, finalement, étant donné qu’elle s’en échappe en constatant la supercherie, un peu ahurie devant des minettes toutes ressemblantes, très nouvelle star. Ce choix brutal brise définitivement le lien qui l’unissait symboliquement avec Connor puisque c’était de lui dont venait l’idée. Et pas même de pension. Le film se ferme sur son départ donc on croit que c’est sa nouvelle destination. Mais le film s’illumine une dernière fois sur ce parking, laissant Mia filer accompagnée du jeune gitan qui l’emmène au Pays de Galles. Une fin lumineuse pour Mia mais d’une tristesse infinie pour Kyle, qui accompagne son départ et qui n’aura bientôt plus sa grande sœur à embêter, sur qui crier, en qui se confier, avec qui s’étreindre.

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