Vénus noire – Abdellatif Kechiche – 2010

venus-noire_inside_full_content_pm_v8Tuer n’est pas jouer.

     8.5   Je suis nettement moins mitigé que lors de sa sortie en salle. En fait, c’est un immense film. Le cinéaste évite le piège du film historique, en omettant son aspect édifiant (bien qu’il le soit aussi quelque peu) afin de se concentrer sur l’essence même de son cinéma : percuter, souiller le plan, creuser à n’en plus pouvoir, dilater la durée de chaque séquence, blocs de violence et de bruit. Le film est une épreuve. Comme d’habitude me direz-vous, oui, mais plus encore ici. C’est éprouvant car c’est un film somme, tandis que ses précédents essais jusqu’ici, étaient simples en apparence bien que chaque fois, une amplitude démesurée finissait par les habiter. C’était un crescendo, une montée imperceptible. Vénus noire est un inconfort de presque trois heures, faisant se succéder de longues scènes, douloureuses, insoutenables, dans une peinture du XIXème siècle tout ce qu’il y a de plus glauque et irrespirable. Enfin, si l’on accepte le film pour ce qu’il est, soit l’apogée d’un questionnement sur la représentation du corps, thème cher à Abdellatif Kechiche, du regard des hommes et tout particulièrement du spectateur, c’est alors un film phare, d’une violence si terrible qu’on n’avait peut-être pas reçu aussi intensément depuis Salo, de Pasolini.

     Si l’on s’attend à presque revoir Elephant man on est surpris. Il y en a pourtant l’esquisse durant les premières minutes et cette longue scène d’amphithéâtre où des scientifiques présentent le cas Hottentot, son histoire et ses mensurations, statue cirée à l’appui, à une assemblée de bons élèves. D’emblée, le cinéma de Kechiche prend place, installe son malaise, prenant le temps de s’exécuter sur la durée dans un montage syncopé qui rappelle évidemment ces repas à rallonge de La graine et le mulet ou bien les répétitions de Marivaux dans L’esquive. Le personnage de la Vénus n’est pas encore là, pourtant, la violence verbale de cette introduction est déjà douloureuse. Petit à petit, la mélodie s’immisce. Il s’agit de scruter un corps, lui offrir l’espace et faire que cet espace le dévore. C’est là toute l’ambition de ce cinéma. Pousser ce corps à la dérive, le manipuler, le pétrir puis l’obstruer, l’envoyer à l’agonie jusqu’à l’épuisement – Sublime séquence de mort, vécue tel un soulagement. Si le cinéaste offre des repères temporels, trois dates au total, c’est pour se débarrasser d’un éventuel suspense quant au destin de la vénus Hottentot qui n’aurait pas sa place ici. Le film s’ouvre d’ailleurs sur une réplique de son corps, sculpture cirée, fidèle représentante des moindres singularités de sa composition. Ce corps est le vecteur d’une mise en scène à l’excès, au forceps, voué à le triturer, le modifier puis le faire disparaître, dilapidé par le temps. Il effectue un travail intéressant autour de son actrice, de son personnage, rendue quasi mutique, dans une opacité inquiétante. Non pas qu’il ne lui donne pas vie, qu’il ne lui offre pas un vrai rôle de femme, mais qu’il évite de propager une certaine empathie qui nuirait à justement ce qu’il fait de mieux : laisser traîner le doute quant aux motivations de Saartjie Baartman. Nous n’arriverons en effet jamais à percer cette carapace, tandis que son corps, lui, n’aura plus de secret à nos yeux.

     Vénus noire pourrait simplement être l’histoire d’une femme que l’on a coupée de ses racines, exposée comme phénomène de foire, qui a atterrit dans un bordel avant de se faire dévorer par l’alcool à vingt-six ans. Cela pourrait être larmoyant, putassier et univoque, n’importe quel cinéaste moyen se serait cassé la gueule. Mais Kechiche réussit quelque chose de très fort en bâtissant une certaine distance d’une part, puis en s’intéressant à des questions cinématographiques essentielles de liberté, du regard, du vrai, du faux. Où s’arrêtent les limites de l’acting ?  Ou plutôt, quelle limite nous octroyons-nous ? La représentation est-elle forcément le faux ou raconte-t-elle aussi le vrai ? Qu’en est-il du pouvoir parfois ingrat du metteur en scène ? Ou se place notre regard de spectateur là-dedans ? Autant de questionnements primordiaux qui traversent le cinéma de Kechiche tant il semble éternellement habité par cette ambiguïté et la retranscription de cette ambigüité, jusque récemment bien évidemment, où La vie d’Adèle et le traitement de ses actrices fit une montagne de polémique.

     La première séquence vraiment éprouvante du film – il y en aura beaucoup d’autres – se situe dans une des représentations données un soir sur les planches de Londres. Un homme s’en va présenter son phénomène de foire à de nombreux passants hystériques qui ont payé pour voir ce qu’ils ne pensaient jamais voir. C’est là l’idée globale : Attirer la populace, leur proposer de l’inédit, les choquer, les divertir. C’est en somme la même idée aujourd’hui qui traverse le cinéma popcorn. La scène en question, qui exploite la durée quasi réelle du show est à la limite du soutenable et à l’image de nombreuses scènes similaires qui viendront plus tard dans le film. Paradoxalement, le travail sur la durée est singulier chez Kechiche, puisque celui-ci est englouti par des plans syncopés de visages (il faut y voir des rires, des cris, se farcir des trognes) comme si Kechiche tenait bien plus qu’à s’intéresser à la réaction même, à montrer une quantité de réaction. C’était déjà le cas dans ses précédents films. Le cinéaste revendique l’influence de Maurice Pialat, il peut, il y a du Pialat dans la dureté des échanges, l’étirement des séquences, l’installation d’un climat lourd. Pialat savait tenir cette charge en faisant dans le même temps durer les plans, ou au moins en évitant ces plans de coupe exténuants. Kechiche tente une autre approche, celle de l’épreuve, l’immersion par l’inconfort de la coupe, le dégoût du mouvement perpétuel, une participation totale du spectateur, physique et rétinienne.

     Revenons à cette limite entre le vrai et le faux. Sarah en a  pleinement conscience. Elle sait qu’elle est au-delà du simple jeu. Mais par reconnaissance, fierté voire même un certain confort, elle refuse de l’admettre au tribunal, ce qui provoque un non-lieu. La richesse de cette séquence provient de cette multitude d’ambigüité qui la traverse. Le film ne déroge pas à sa ligne de conduite, n’ouvrant jamais sur une quelconque facilité, mais cette scène en particulier semble en être le point d’orgue. Puisque d’un simple procès, le cinéaste tire une ambivalence hallucinante. Au spectacle revendiqué par les uns se heurte l’humanisme d’illustres désespérés par la condition de la jeune femme. Il n’y a pas de vision manichéenne ici puisqu’il n’est d’abord pas impossible de concevoir un certain plaisir dans la condition de Sarah (l’instrument de musique par exemple) et si ses gardiens sont d’infâmes pourritures avides d’argent et de notoriété, les avocats au ton paternaliste et infantilisant ne sont jamais perçus comme des sauveurs. Un moment donné, lorsque Sarah se défend (et tente de défendre sa dignité par la même occasion, éviter l’écueil de l’aliénation) en répétant « I’m acting » une femme dans l’assemblée refuse d’y croire, réfute ses paroles en lui assénant sèchement « Vous n’êtes pas actrice. Moi, je suis actrice. Moi, je joue ! ». Difficile de faire plus raccord avec la problématique récurrente du cinéma d’Abdellatif Kechiche.

     Les gardiens ont conscience de cette limite qu’ils enfreignent, mais elle est leur gagne-pain. Faire de Sarah une bête de cirque est plus vendeur que d’en faire une artiste (danseuse, musicienne). Il faut que les gens touchent afin de constater que tout est vrai. La séquence la plus représentative et la plus ignoble se situe dans le dernier spectacle que le film mettra en lumière avant d’abandonner Sarah dans une maison close où la fatigue et la maladie la tueront. Le gardien a changé. La violence du premier qui se traduisait par le show en répétition jusqu’à épuisement se transforme avec le nouveau (aussi dresseur d’ours) en quête de spectacles incontrôlés prenant compte de la demande. Avec comme clou du spectacle donc, dans une maison close, une scène insoutenable, où Sarah n’est plus réduite qu’à grogner et être chevauchée, dirigée par les coups de fouet (le dresseur ne cessant de répéter « Soumise, soumise… » Comme petite musique d’accompagnement à la représentation) entre soumission ultime d’un fruit gobé sur un gode-michet et l’exposition de son sexe hypertrophié au centre des regards et des mains qui finissent par y toucher. La dimension sexuelle est prépondérante. Avec les scientifiques qui ont payé cher ses gardiens afin de prendre toutes les mesures convoitées, Sarah refuse d’enlever son pagne, camouflant sa vulve, unique dernier rempart contre sa nudité. Les scientifiques lui sont d’abord gré de cette gêne et se concentrent sur les autres parties de son corps, de la tête aux pieds. Mais ils y reviennent à plusieurs reprises, comme si le sexe était le graal de leurs motivations puisqu’il abrite ce qui pour l’occidental de 1816 était impensable. « C’est pour la science » ne cesse de répéter l’un d’entre eux. Apogée du voyeurisme et de la fascination humaine pour l’organe sexuel. Ce sexe que Sarah est condamnée à tripoter en ouvrant bien les cuisses, pour un client de prostitution qui observe en en baisant une autre. Ce sexe masculin d’un scientifique, qu’elle saisit entre ses doigts au travers du pantalon, pour montrer la gêne qu’il représente à ses yeux. Ce sexe de l’Hottentot que l’on découpe soigneusement pour qu’il termine sa vie dans un bocal au musée.

     Cependant, si le film ne fait pas de sauveurs, il ne fabrique pas que des ordures pour autant. Toujours de l’ambiguïté. Ces rôles qui l’entourent, sur le papier entièrement répugnants, révèlent par instants un amour désintéressé, aussitôt détruits par leur obsession de l’argent et de la reconnaissance. Aussi, lors de l’humiliation bestiale dans la maison close et ce public surexcité par les méandres du sexe (on se touche, on dévoile un sein, on se galoche, on y transpire le sexe) chacun cesse soudainement de prendre du plaisir en voyant Sarah en pleurs, tandis que son dresseur d’ours continue d’en rajouter. L’idée n’est pas de savoir s’ils ont une présence d’esprit ou s’il s’agit seulement d’un trouble dans leur plaisir, mais de montrer un regard qui n’est pas figé. Les pires ce ne seront finalement pas ces gardiens, ni ces pathétiques bourgeois, ce ne sont pas vraiment ceux qui font le plus peur. Ce seront ceux que l’on voit au début du film, puis un peu plus tard, les scientifiques, débarrassé de toute humanité, dans leur approche du corps, cette capacité à tout calculer, à obstruer tous les sentiments humains, principalement dans leur façon de parler, sans âme, très monocorde. C’est flippant. Pourtant, il y a chez les scientifiques une scène très belle où trois d’entre eux dessinent le corps de Sarah sur des planches. Quand l’un éconduit la demoiselle à retirer son pagne un autre lui demande de la laisser tranquille avant de plus tard échanger quelques mots avec elle. Prise de conscience ou respect naturel, la beauté c’est l’absence du contre-champ, rien ne dit si cette bienveillance était ou non désintéressée, mais on a envie d’y croire tant c’est notre unique bouffée d’air.

     Le film s’achève sur des images documentaires. La parole du président sud-africain qui parle du retour de Saartjie Baartman dans son pays d’origine, son corps, ses organes, sa statue, de façon à ce qu’elle soit enterrée décemment, moment que l’on voit aussi, très émouvant. Mais cela il aura fallu attendre la fin du XXe siècle soit près de 200 ans plus tard. Et de le savoir ça fait froid dans le dos. Le film vaut aussi comme travail de mémoire.

     Ma sensibilité cinématographique aurait donc trouvé dans l’art d’Abdellatif Kechiche un paradoxe magnifique. Etant plutôt un adepte de la contemplation, de la respiration, essentiellement lorsqu’un cinéaste tente de jouer sur la temporalité selon de gros blocs séquentiels, d’étirer la durée et d’investir l’espace, je me surprends ici à être happé comme dans une danse, violente, onirique et tribale. Une sphère dans laquelle tout repère est abolit, toute connivence avec le réel évacuée, devenant un espace irrespirable, proche de la rupture, dans lequel je plonge corps et âme et finis par m’en extraire, lessivé.

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