Archives pour mars 2014

Only lovers left alive – Jim Jarmusch – 2014

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Blood simple.

   8.5   Jim Jarmusch est un cinéaste à la filmographie atypique, qui m’a longtemps plus ou moins indifféré (bien que j’entrevoyais ci et là de belles réussites) avant de me fasciner aujourd’hui. Il me fascine car je ne raffole pas de sa période souvent la plus aimée, couvrant 20 ans entre Down by law et Broken flowers. Je trouve ça parfois bien mais globalement ça m’ennuie. En fait, de Jarmusch aujourd’hui, je garde vraiment ses deux premiers films et ses deux derniers. Et je vais même jusqu’à penser que ses deux chefs d’œuvre sont aux extrémités de sa filmographie, à savoir Permanent vacation et Only lovers left alive. J’ai la sensation de ressentir ses obsessions dans ces deux (voire quatre) films-là. J’aime la tentative, j’aime leur humilité, leur simplicité. La verve mélancolique et hypnotique qui habitait ses deux premiers magnifiques essais semble avoir été retrouvée dès The limits of control et confirmée ici.

     C’est la première fois, j’ai l’impression, que le mythe du vampire est traité de cette manière, au cinéma. Habité par une tristesse infinie provoquée par la solitude et cette fascination pour le suicide. Le vampire va jusqu’à se procurer une balle de revolver en bois massif. Le film est très fort sur ce qu’il évoque de la peur, de la transformation des époques, de l’idolâtrie qui les traverse. Je trouve cela plutôt osé de le traiter sous cet angle, réactionnaire d’apparence. Pourtant, la question se doit d’être posée car si l’être humain est sans cesse traversé par la nostalgie d’une époque révolue de quelques dizaines d’années, qu’en est-il du vampire qui en traverse des centaines ?

     Adam est un passionné de musique. Dans un film de Jim Jarmusch, ce n’est pas nouveau. Il collectionne les plus grands vinyles et les plus célèbres guitares. Adam a composé l’adagio du quintette en ut de Schubert. Il a aussi probablement joué un rôle dans la musique contemporaine. Sa demeure n’est qu’un studio d’enregistrement. Il fait aussi sa propre musique mais se la garde pour soi pour ne pas attirer la notoriété, surtout aujourd’hui, dans cette période d’ouverture artistique absolue, où l’on peut guetter et s’emparer des œuvres sans que l’on s’y attende, être téléchargé sans vendre. Sublime séquence dans ce bar dansant où il y effectue une sortie avec les deux frangines et est abasourdi d’entendre un groupe reprendre l’un de ses morceaux. Le film avait d’ailleurs démarré dans l’obscurité totale, le ciel étoilé, puis sur un tourne-disque. Les étoiles s’y fondaient. Un procédé de vertige qui disait mille ans, l’éternité.

     Only lovers left alive se déroule dans deux lieux bien distincts et définis, deux villes quasi antipodiques sur le globe, Détroit et Tanger. Deux villes fantômes. Traversées par la crise qui semble s’y être abattue plus ici qu’ailleurs. D’une obscurité désolée d’un côté à une lumière sans vie de l’autre. Nouveaux berceaux/tombeaux d’Adam et Eve, vampires du nom, dont les âmes se répondent spirituellement depuis des siècles. Deux amants modernes qui n’ont plus besoin de vivre ensemble pour s’aimer. Il ne faut pas longtemps à Eve pour comprendre qu’elle doit sauver Adam de l’impasse et sauter dans le premier vol de nuit pour Détroit, ville inqualifiable, aussi bien moyenâgeuse que post apocalyptique.  

     La retrouvaille à Détroit les engloutit plus qu’elle ne crée de rebond. Cette déliquescence dangereuse est bientôt accentuée par l’arrivée d’Ava, la petite sœur d’Eve, en manque de sang O négatif. Il faudra attendre Tanger pour que leur résurrection émerge de merveilles, de surprises, bien plus pures que cet amanite phalloïde qui prenait vie entre des câbles à Détroit. C’est d’abord une voix orientale talentueuse qui émeut et transporte Adam, le misanthrope invétéré. Puis un superbe luth que lui offre Eve, pour le consoler d’avoir abandonné ses plus belles guitares. Pour finir sur une dernière vision de bonheur, alors qu’ils étaient résolus à s’en remettre, quasi épuisés, au lever du jour. Devant eux se dresse alors un couple d’amoureux, si magnifique, qu’ils vont ironiquement le dévorer.

     La beauté ironique de cette fin provient d’une peur globalisée de l’être humain pendant tout le film, où il est sans cesse réduit, du haut d’un dandysme rock’n’roll savoureux, à l’appellation Zombie. Ils n’apparaissent jamais vraiment offensifs (ce sont même souvent de très beaux ou bons personnages comme Ian, Bilal ou Yasmine) mais leur caractère diurne et régressif ne permet de toute façon pas de cohabitation avec les vampires, sans compter que c’est de leur sang que ces derniers aiment mais s’interdisent de se nourrir. Adam et Eve, figures vampiriques post-moderne, se bornent exclusivement au sang des hôpitaux (la fameuse merveille, pure) qu’ils dégustent dans de magnifiques verres à pied ou sur bâtonnet glacé.

     Si le cinéma fascine à traduire obsessions et névroses d’un auteur, il me semble que Jarmusch en est l’un de ses plus dignes représentants, tant ses personnages sont des dandys cyniques coincés dans une temporalité disloquée, immortelle, immobile. La vision rationaliste d’Eve et d’Adam, respectueuse des coutumes et des rites humains qu’ils se condamnent à s’approprier les oppose à Ava, consommatrice sans vergogne, qui écume les bars accompagnée de sa flasque sanguine. Ava est l’argument politique, la représentation d’une époque capitaliste, arriviste et consumériste. Le cinéaste, 60 ans, est en quête de sa grâce. De la perfection simple. D’un monde idéal où le dandy serait au-dessus du monde.

     Jim Jarmusch a donc fait un film de vampire qui n’en est pas un ou  disons plutôt qu’il n’a jamais fait que des films de vampires. Ses vampires à lui, qu’ils soient gangster ou samouraï, célibataire endurci ou amants éternels sont systématiquement englouti par le monde, dans la marginalité de leur solitude. Only lovers left alive peut être vu comme une version encore plus dépressive du déjà dépressif Mystery train. Un comique dépressif. Une mélancolie de chaque plan rythmée et hantée par l’ironie. Les films de Jarmusch ont toujours forcé cet état dépressif pour atteindre la jubilation. Et cela bien qu’ils soient en apparence des sommets de désenchantement. C’est la musique, régulièrement, qui exercera ce lien paradoxal. Only lovers left alive est un sublime Jarmusch qu’on n’attendait plus.

Drancy avenir – Arnaud des Pallières – 1997

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Témoin muet.

   9.5   1996. Comment parler de la solution finale quand on est français, non juif et qu’on a 35 ans ? C’est la question qu’Arnaud des Pallières s’est posé. Il choisit d’orner son film d’aucune image d’archive, il ne filme aucun témoignant et imbrique trois formes de récit, en rapport avec les événements. Trois manières de raconter l’horreur, d’un impensable qui appartient au passé dans les livres d’Histoire mais au présent, définitivement, dans nos consciences. Pour l’avenir. Et l’avenir dépend de ce que le présent rapporte du passé. Le passé n’est jamais figé et il y a le danger qu’il soit guetté par la destruction. Il est surtout question de transmission. La question primordiale serait celle-ci : que va-t-on laissé aux générations futures qui ne pourront plus entendre cette parole essentielle du déporté ?

     Choisir Drancy n’est pas le fruit du hasard. Le choix de ce titre non plus. Cruel et véridique. Il rapporte en effet la cruauté du Drancy de 1942 ainsi que l’inconscience de celui d’aujourd’hui. « Drancy avenir » est aujourd’hui le nom d’une desserte de Tramway. Difficile d’associer ces deux noms pour l’appellation d’un lieu quand ce dernier est tant chargé d’immondice ineffaçable. Drancy n’a d’avenir que le nom de cet arrêt de transport, tant il est éternellement scellé dans le passé, marqué par le crime, la sauvagerie, l’inhumanité. Le cinéaste prend donc le parti de raconter les camps à partir du plus grand point de transit de l’extermination des juifs, une cité HLM transformée pour l’occasion, où s’entassaient hommes, femmes et enfants en attendant la mort ou leur déportation.

     Il faut préciser que la Cité de la Muette est dès août 1941 un camp d’internement français, administré par des français, dirigé par des français où juifs immigrés et juifs français y sont internés jusqu’en août 1944 avant d’y mourir ou d’être déportés pour Auschwitz. Le film d’Arnaud des Pallières s’érige en somme contre toute forme de négationnisme, contre la destruction du passé qui germe peu à peu dans notre société actuelle et celle de demain – qui a lu ou entendu mais n’aura pas vu – en omettant volontairement quelconque preuve car pense-t-il, la Shoah a dépassé le stade de la croyance, c’est une vérité historique. Il faut montrer que dans cette cité, peut-être plus encore que dans n’importe quel autre lieu concentrationnaire, où les jardins ont remplacés les barbelés, passé et présent se confondent, indéfiniment. C’est autant un lieu de vie que de mort. Ce n’est pas un « lieu musée » comme la plupart des autres camps, c’est une cité habitée où les gens vivent entre des murs salis par la solution finale.

     L’écrit de l’un des derniers survivants déportés est lu. Il rend compte de ce qu’il a vécu, désespéré d’admettre son impuissance à vouloir être le plus juste et exhaustif possible, dans les souvenirs douloureux que sa sénilité parvient peu à peu à effacer. Un extrait d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad est lu pendant la remontée d’un fleuve. Plus tard c’est un extrait de La douleur, de Marguerite Duras. Là, une historienne observe le Drancy d’aujourd’hui, lisant des textes de déportés, contant l’horreur subie par des enfants, tandis que ceux du présent jouent tranquillement au foot dans la neige sous ses yeux. C’est un présent contaminé malgré lui, que tente de décrire Arnaud des Pallières. A l’image de cette voie de triage, où les wagons se détachent à nouveau un par un, une image terrifiante qui aurait traversé le temps, échappée du temps de guerre, immobile à jamais.

     Il fallait des voix pour dire cela. Il fallait une salle de classe où on y lit des témoignages de survivants, ceux de Hannah Arendt et Walter Benjamin. Il fallait démarrer dans une salle de classe pour ensuite s’en extirper. Sortir du caveau pédagogique et accepter le passé au sein de son présent, non en tant que cours d’Histoire. Il s’agit ensuite de remonter un cours d’eau dans une barque, observer le balai de wagons sur une butte de triage, un parc pour enfants, une cité dans le silence de la tombée de la nuit. Plus qu’une voix, il faut un chant. Celui d’une cantatrice qui interroge le rôle de l’art dans le patrimoine mémoriel. Un chant qui lutte contre l’absence imminente de la parole du vécu. Plus qu’une preuve direct l’art serait alors le plus grand support de vérité.

     Drancy avenir dit quelque chose de fondamental sur la beauté au cinéma. En apparence, la beauté convoque souvent une pose. Une quête malhonnête du beau. Comme ici, remonter un cours d’eau au lever du jour, par exemple. Ou bien constater l’étonnante plénitude qu’offre l’embrasure d’une fenêtre. Ou encore ce plan nocturne de ciel orangé berçant l’immense cité. Mais il faut le voir, en fait, comme une beauté qui refuse le faux sordide. Arnaud des Pallières n’a pas cherché à faire de jolis plans pour faire de jolis plans. Il a cherché une vérité. Une image réelle et concevable, détachée des événements dramatiques. En effet, n’est-ce pas plus malhonnête d’accentuer la laideur parce que l’histoire est laide, de construire du faux pour être raccord avec le ton, d’opter pour un noir et blanc esthétique à la Spielberg ? Arnaud des Pallières a filmé la beauté parce que c’est elle qu’il a vu et il en était le premier surpris. Il a fait beau à Drancy durant le tournage, il a donc filmé ce beau temps. Sans doute parce que c’était aussi à ses yeux plus vrai et cruel que de construire du moche faux.

     La Shoah n’est donc aucunement regardée en tant que trace délébile d’un passé d’un demi-siècle, ni loin ni proche, mais comme l’infini poison de notre présent. Comment un lieu peut-il à ce point traverser le temps, tout en ayant deux histoires aussi distinctes ? Comment la cité de la Muette a-t-elle retrouvé sa fonction initiale de logements bon marché ? Les témoignages sont ce qu’ils ont été et ce qu’ils seront toujours dans les livres d’Histoire. Des textes. Seulement des textes à long terme, puisque le monde voit mourir la parole des derniers survivants de la solution finale. En somme, Drancy avenir prépare à ce drame, en ne livrant aucun témoignage direct, aucune image du passé. Je pensais qu’il n’existait que deux dignes écoles pour raconter cinématographiquement les horreurs de la Shoah, je sais dorénavant qu’il en existe une troisième, aussi indispensable que celles de Resnais et Lanzmann.

Le beau mariage – Eric Rohmer – 1982

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Se laisser guider par ses impulsions.

   7.5   Encore un Rohmer que l’on pourrait à brûle-pourpoint qualifier de mineur alors qu’il a une importance évidente dans la filmographie du cinéaste tant il semble être un traité sur le détournement des conventions. Se marier ici revient pour Sabine à effectuer un acte de résistance. Le dialogue est roi. C’est peut-être ça le Rohmer des années 80 : étirer le dialogue dans un espace-temps restreint, continu. Je ne dis pas qu’il ne le faisait pas avant (suffit de citer Ma nuit chez Maud) je dis qu’il tente de ne faire plus que ça. D’où bientôt les découpages journaliers (Le rayon vert) et séquentiels (Quatre aventures de Reinette et Mirabelle).

     Le film s’ouvre et se ferme dans un train. On pourrait dire qu’entre ces deux voyages, il n’y a que Le Mans, ville témoin et ville vecteur d’un carrefour existentiel dans la vie de Sabine. Il n’y aura bien entendu pas que ces deux voyages ni seulement Le Mans mais ces deux extrémités en miroir, comme une parenthèse qui s’ouvre puis se ferme, donnent à sentir une indécision qui prend vie et fin. Sabine voyage aux côtés d’inconnus, perpétuellement puisqu’elle effectue des va-et-vient entre Paris, sa ville étudiante et Le Mans, son pied-à-terre.

     Le premier virage du film est une rupture. Sabine y abandonne un homme marié, un peintre plus âgé qu’elle, dont elle déteste soudainement toutes les toiles et le manque d’ambition. C’est décidé, elle va se marier. L’heureux élu n’a encore ni visage ni nom mais la quête est lancée. Cet homme pourrait alors être cet inconnu du train – de la première séquence – qui l’a regardé sans qu’elle ne le remarque. En somme, il lui faut un inconnu téméraire pour oser l’aborder et qui acceptera de l’épouser. A l’écouter, tout paraît si simple, unilatéral. Dès l’instant qu’elle voudra, elle pourra. L’initiation produite par la durée du film et sa relation avec Edmond, brisera son doux rêve. Le film se ferme dans un énième trajet Le Mans / Paris mais c’est elle, cette fois, qui ira, par hasard, au-devant de l’inconnu, où elle s’assied en face de lui et c’est elle qui jettera la première un regard. Avant qu’ils ne se sourient, mutuellement.

     C’est donc l’histoire d’un abandon de choix et de soi. C’est d’abord une quête très solennelle, un besoin de tout modifier déplacé à une totale maîtrise des actes, avant de comprendre que ce besoin se cache réellement dans le seul guide de l’impulsivité. C’est d’ailleurs le grand paradoxe de ce personnage, que de calculer son envie alors que sa vraie nature n’est jamais autre que pleinement impulsive. Laisse-toi guider par l’amour, lui dira finalement Clarisse. La quête orgueilleuse se brise à l’extrême paroxysme de son ironie, en faisant la rencontre du futur mari idéal, en apparence prêt-à-marier, un avocat aisé qui ne voudra en fin de compte pas s’engager.

     Rohmer fait du Mans une ville quasi fantomatique, ville de rêve, sans saison, suspendue, où les ruelles pavées heurtent la vaste plaine, où l’antiquité se mêle au moderne, de par l’architecture de la ville, évidemment, mais aussi au travers de la vision de ces deux amies, l’une captant maladroitement le désir d’un mariage social tandis que l’autre prône le mariage libre, l’une commercialisant l’art tandis que l’autre s’en remet à une créativité aveugle.

     Malgré leur apparence légère, les films de Rohmer sont souvent graves et cruels. Surtout ces comédies et proverbes, bien qu’elles s’achèvent sur une note optimiste : une lettre postée, un miracle dans le ciel, un regard échangé. Mais le titre ici est encore menteur. Enfin disons qu’il caractérise une obsession qui se révèle très loin de la réalité. Il n’y aura en effet pas plus de beau mariage qu’il n’y avait de femme de l’aviateur. A part ça, Béatrice Romand est à baffer. Une égérie Rohmérienne parfaite, en somme.

La femme de l’aviateur – Eric Rohmer – 1981

La femme de l'aviateur - Eric Rohmer - 1981 dans * 100 er00L’échappée belle.

   10.0   C’est la jalousie qui guide François. Le glissement qui s’opère au tiers provient de cet état d’esprit. Résumons grossièrement le début. Le jeune homme sort de son travail – il est postier de nuit – et s’en va rendre visite à sa belle de bon matin – vers six heures. Une banale histoire de voiture lui servira de prétexte. Mais personne ne va lui ouvrir. Et rien pour laisser un mot à lui glisser sous la porte. Il reviendra. Avec une carte postale et un crayon. Entre-temps, il s’est endormi, alors qu’il s’apprêtait à lui écrire, dans un café. Des minutes, peut-être des heures ont passées. Il retourne au-devant de sa belle. A quelques pas de son immeuble, il l’aperçoit en sortir, accompagnée d’un homme. Il tente de les suivre mais les perd. Puis finalement c’est cet homme, seul, qu’il retrouve, assis à la terrasse d’un café. Enfin, seul, pas vraiment, il est accompagné d’une autre. François les observe puis s’endort et le perd encore. Quoique non, il l’aperçoit en train de payer. Il les suit à nouveau, dans la rue jusque dans le bus. Descend quand ils descendent. L’arrêt du parc des Buttes-Chaumont.

     La femme de l’aviateur devient le théâtre d’une filature curieuse qui permet une rencontre et une distraction accompagnée. De ces distractions insensées, desquelles on ne soupçonne guère de finalité, qui nous mènent imperceptiblement à quelque chose d’inespéré, un état de grâce. Ces petits riens qui bout à bout forment un truc inoubliable. La femme de l’aviateur parle aussi du temps libre. C’est dans ce laps de temps (une journée, du lever du soleil à son couché) que l’histoire se déroule. Le film commence lorsque François quitte son travail et se termine lorsqu’il y retourne. Entre ces deux obligations le jeune homme aura vécu quelque chose de fort, d’intense. Ce genre de journée où l’on se dit que finalement, même si elle parait loin du dessein auquel elle semblait destinée, on ne l’oubliera sans doute jamais. Une bulle quasi irréelle, quasi fantasmée. J’ai l’impression de rêver, dit un moment donné François, se heurtant à l’inhabituel des choses. C’est un cinéma du jeu, presque proche de Rivette, voire d’Hitchcock. Je vous regarde en train de regarder, lui dit même Lucie, lors d’une séquence sublime au bord d’une rivière, où la demoiselle donnera du pain aux canards.

     C’est un film complètement à part dans la filmographie du cinéaste. S’il doit rejoindre un autre de ses films ce serait probablement Le rayon vert. Dans son cheminement, la gestion de sa durée, ses rencontres, son silence. Et puis dans le même temps il se déroule sur quelques heures et dans une géographie plus restreinte. Paris, uniquement. Deux lieux majeurs : une chambre et un parc. Puis des lieux de passage : un centre de tri, un restaurant, un bus, un café. C’est à peu près tout. Et à la différence des autres Rohmer de cette période il n’y a pas de quiproquos flagrants, puisqu’il n’y a pas de rencontres réelles – attendues. La rencontre avec cette fille dans le parc – où se concentrent mes minutes préférées de tout Rohmer – est fortuite, n’est que hasard. Il suivait l’amant de sa fiancée. Elle pensait qu’il la suivait. C’est tout.

     Finalement, le film dit lui-même ne pas être intéressé par le vaudeville crée par ce trio d’occasion. Il ne laisse aucunement planer le doute quant à l’identité de l’homme suivi. Cet homme nous le voyons chez Anne puis sortir de chez elle en début de film. Le spectateur est certain qu’il s’agit de l’homme tandis que François n’en est pas certain. Et Lucie, sa rencontre, commence à le faire douter. Rohmer aurait pu choisir de nous faire davantage douter à ses côtés. En somme, il a refusé le suspense. Il a refusé le suspense central, celui qui saute aux yeux, parce que selon lui, le vrai suspense se trouvait ailleurs. Dans ce dialogue entre Lucie et François. Le suspense d’une simple rencontre, puisque toute la beauté de cette séquence dans le parc repose, à mon sens, sur leur discussion, sur le comment ils apprennent à se connaître, sur le comment ils se prennent tous deux au jeu de détective. J’aurais adoré vivre une expérience pareille. Sans compter que je suis tombé amoureux de Anne-Laure Meury, l’actrice qui joue Lucie, auparavant aperçue dans Perceval le Galois, que l’on retrouvera quelques années plus tard, et dans un moindre rôle, dans L’ami de mon amie.  Je lui trouve une grâce, un charme renversant, hypnotique, fantaisiste. Quant à l’opposé il y a le personnage joué par Marie Rivière, inaccessible prolongement de celui du Rayon vert, où la difficulté de l’expression se serait substituée à l’impossibilité du choix, à une suffisance jamais assumée. Pour cela Marie Rivière est probablement l’actrice Rohmérienne que je trouve la plus impressionnante. Elle déploie une palette émotionnelle hors du commun et elle a cette faculté à paraître impalpable. Comme les personnages qui gravitent autour d’elle, le spectateur éprouve un sentiment d’impuissance, comme perdu dans les retranchements impulsifs de cette femme.

     Si c’est l’un de mes films préférés et disons-le tout net, mon Rohmer préféré, c’est parce que je lui suis infiniment reconnaissant d’avoir créé cette bulle au sein de son récit, une appendice d’apparence avant qu’elle ne devienne le noyau au cœur du noyau, afin que plus tard, imaginons-le ainsi, cette escapade ait fait naître une histoire, une amitié ou une love story qu’importe, pourvu qu’elle ait crée un monde, ouvert une brèche, une éventualité insoupçonnée, qui est né là mais aurait tout aussi bien pu voir le jour ailleurs. Et quand bien même ça ne deviendrait pas le plus important aux yeux de François – Au vu de cette fin, permettons-nous d’en douter – ça l’aura été pour nous, tant cette escapade Buttes-Chaumontoise restera, mine de rien, comme la plus belle séquence de tout le cinéma de Rohmer, autant dans l’étirement de la temporalité que dans son caractère bucolique, disons plutôt anodin en apparence, et ce jeu construit autour d’un dialogue entre deux jeunes inconnus, qui font connaissance en jouant aux petits Sherlock Holmes.

     La femme de l’aviateur n’est pas aussi beau et aussi bien écrit qu’un film comme Ma nuit chez Maud, ce n’est pas non plus le plus fort émotionnellement, nettement moins que Le Rayon vert par exemple, ce n’est pas non plus celui où tout se repose sur le magnétisme du lieu (On est bien loin de ce que fait Rohmer d’Annecy dans Le genou de Claire) et ce n’est pas le plus drôle non plus, bien qu’il le soit déjà beaucoup en partie grâce à Anne-Laure Meury, mais je crois que je préfère l’humour accompli de L’arbre, le maire et la médiathèque. Et pourtant, c’est sans nul doute le plus beau film de Rohmer. Peut-être que toutes ces qualités, moindres individuellement mais sublimement imbriquées ensemble lui donnent un charme naturel qui lui offre une quasi perfection. C’est un film qui me touche infiniment tant il renferme tout ce qui me fascine au cinéma, se déroulant sur quelques heures, construits en trois blocs distincts liés par des glissements inattendus. C’est aussi celui que je pourrais voir tous les jours. Ou le revoir juste après l’avoir regardé.

Quelques Rohmer en vrac.

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Charlotte et son steak (1951)

Sorte de préparation à Ma nuit chez Maud avec cette idée de trio, de climat hivernal et de longue séquence en intérieure. Anecdotique mais j’aime bien pour les voix de Godard et Audran.

 

Bérénice (1954)

Film ou Rohmer se met en scène en adaptant une nouvelle horrifique de Poe. C’est assez troublant venant de sa part. Une histoire de mariage entre cousins, de maladie mystérieuse et de fascination pour les dents… OK. C’est drôle car le film est crado en plus mais ça parfait l’ambiance on dirait presque un Coppola over cheap, entre Dementia 13 et Twixt.

 

Place de l’Etoile (1965)

Segment de Paris vu par. Rohmer y mélange le documentaire et la fiction, en racontant d’abord l’approche du lieu avant de se lancer sur un « héros » piéton qui va subir le sort abracadabrant d’un lieu non fait pour les piétons dira Rohmer. C’est pas mal mais Rohmer filmera cent fois mieux Paris dans Métamorphoses du paysage

 

La marquise d’O… (1976)

Un petit Rohmer n’est pas un petit film. Néanmoins ceci est un petit Rohmer. Pas grand chose à dire si ce n’est que l’écriture est magnifique, que la mise en scène est Rohmérienne au possible mais le film peine à sortir de son schéma narratif. Je dis ça mais j’ai pris un grand plaisir à le revoir pourtant je n’en avais pas plus envie que ça car je l’avais revu par hasard l’an dernier à la télé. Mais comme je revois tout dans l’ordre chronologique je me suis résolu à continuer. C’est son long métrage qui me touche le moins, à ce stade-ci de sa filmographie.

 

Perceval le gallois (1979)

J’ai préféré à la première fois, notamment les couleurs, le texte de Chrétien de Troyes. Mais globalement ça m’ennuie un peu, ce n’est vraiment pas la veine Rohmérienne que j’affectionne. Allez maintenant, attaquons les années 80 soit sa période la plus belle, la plus lumineuse et la plus prolifique…

Je sens le beat qui monte en moi – Yann Le Quellec – 2012

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Faut que ça danse !

   4.5   J’adorais le titre. Mais le film n’est pas à la hauteur de ce qu’il promettait de folie et de poésie. Disons que l’argument est joli (l’histoire d’une femme, Rosalba, guide touristique à Poitiers qui souffre d’une frénésie corporelle systématique sitôt qu’une mélodie se fait entendre) mais que la mise en scène n’est pas suffisamment inspirée et voudrait faire du Tati en stagnant mille coudées au-dessous. Restent quelques saillies comiques plutôt bienvenues, malgré tout, comme une séquence frénétique (disons plutôt gesticulatoire) dans une église ou un charmant repas muet doté d’un très beau sens du cadre. Le film est moins beau dès qu’il emprunte les chemins de la romance, dommage.

Le quepa sur la vilni ! – Yann Le Quellec – 2014

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Les paradis perdus.

   6.5   Moyen métrage passionnant à bien des égards, souvent drôle sans forcer, avec de belles envolées inattendues (la baignade, la danse). Mais il faut reconnaître que c’est un peu bancal, que ça voudrait surfer sur du Rozier mais que c’est parfois pas loin de Pécas (en ce sens, on pense aussi pas mal à La fille du 14 juillet, de Antonin Peretjatko). Quoi qu’il en soit et avec ses défauts, c’est un film entièrement pour moi, soit le récit d’une caravane de cyclistes (enfin, un postier retraité engagé par le maire, qui prend sous son aile une clique de jeunes cinglés) tentant de promouvoir l’ouverture du ciné local qui lance le film Panique sur la ville ! Titre bientôt dispatché en syllabes mélangées, sillonnant quarante minutes durant les routes vallonnées des Corbières. C’est parfois un peu lourd (quelques running gag dont on aurait pu se passer) mais je pense que ça vaut le coup d’œil pour la légèreté qui traverse le film, qui ne tombe jamais dans le mauvais goût. Sorte de bulle d’air échappée de nulle part qui me plait. Et Bernard Menez est bien. Et Christophe m’a fait rire, en maire improvisé Quichotte qui observe les hauteurs accompagné d’un nonchalant Sancho. Je pourrais facilement le revoir demain.

The grand Budapest hotel – Wes Anderson – 2014

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   3.0   Je crois que j’aime de moins en moins le cinéma de Wes Anderson. En plus d’être beaucoup trop froid et cartoon ici, j’ai l’impression d’un style qui s’use à être de plus en plus certain de sa réussite. Il y a un univers (que l’on reconnait en deux plans) on ne peut pas le nier, mais c’est un univers fermé, replié sur lui-même, avec quelques fulgurances (la très belle fin) mais noyés dans un ensemble assez vain. A l’image de ce défilé de stars cantonnées aux seconds rôles. Ou de ce fétichisme lourd accompagnant ce très attendu petit théâtre de marionnettes. En fait je m’y ennuie beaucoup. J’ai cru un moment que son cinéma me ferait jubiler pour toujours en découvrant puis revoyant The darjeeling limited. Et surtout le très beau Hôtel chevalier qui le précédait. Moonrise kingdom marqua un tournant, la fois de trop (d’abord aimé en salle puis plus du tout à la revoyure). Mais je n’aimais pas beaucoup le cinéma de Wes Anderson à la base, enfin je parle de La famille Tenenbaum (que pourtant j’ai très envie de retenter ces temps-ci, allez savoir) et La vie aquatique, qui sont loin de m’avoir laissé des souvenirs impérissables. Et dans le même temps, aussi étrange que cela puisse paraître, je cours, le pas dansant, voir un film de Wes Anderson en salle (j’avais beaucoup aimé Fantastic Mr Fox, par exemple). Alors je ne passe pas un moment désagréable bien entendu mais ça ne me stimule pas autant que ce que j’entends d’éloges au sortir de la salle. Le plus difficile étant d’admettre que ce film-là n’est ni une synthèse ni une suite ou que sais-je encore de réitération confortable mais bien une progression dans la lignée des précédents films de Wes Anderson. Le truc c’est que je n’arrive pas à me sentir concerné du coup je me dis qu’avec un tel essai (somme, plus beau encore…) ça me semble dorénavant compliqué de vraiment être attiré par son cinéma.

Abus de faiblesse – Catherine Breillat – 2014

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   3.5   Sur le papier j’étais très attiré par le nouveau Breillat. Maintenant que j’en suis sorti je suis incapable de savoir ce qui m’attirait tant. Bref, j’y suis allé pour cette attirance bizarre mais aussi et surtout parce que Breillat a réalisé un grand film il y a quelques années à mes yeux, Une vieille maîtresse. Erreur, car ce dernier est très mauvais. Il n’y a aucune idée de mise en scène ou s’il y en a (quelques unes) elles sont aussitôt tuées dans l’œuf par cette froideur calculée, cette écriture bien terne. Au début il y a des saillies fantastiques discrètes bienvenues. Puis elles disparaissent et il ne reste plus rien. La dernière demi-heure est un supplice. Et Huppert, Breillatisée à mort, est insupportable, elle en fait des tonnes.

Une journée d’Andreï Arsenevitch – Chris Marker – 1999

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L’arche russe.

   7.5   « Le premier plan de son premier film montrait un enfant debout à côté d’un jeune arbre. Le dernier plan de son dernier film un enfant couché au pied d’un arbre mort. On pourrait y voir une boucle bouclée et un signe d’adieu mais quand il a tourné ce plan, Andreï ne savait même pas qu’il était malade. Une énigme de plus que chacun déchiffrera selon ses codes. D’autres nous feront la morale. Les très grands nous laissent nous débrouiller avec nos libertés. Chacun devra décider pour lui-même si l’océan de Solaris existe, si la Zone du Stalker existe, si Alexandre, le personnage du Sacrifice, a accompli ou non un miracle. Il devra trouver sa propre clé pour entrer dans la maison de Tarkovski. Le seul cinéaste dont l’œuvre entière tient entre deux enfants et entre deux arbres ». Ce sont les dernières paroles du film de Chris Marker. Elles symbolisent à mes yeux toute l’intelligence de cet immense cinéaste inventeur de formes et collecteur d’inventions de formes. C’est à ce titre l’un des plus grands cinéastes critiques, je pense. Et il rend ici (comme il le fit aussi pour Kurosawa) le plus bel hommage à l’un des cinéastes les plus emblématiques du septième art.

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silencio


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