La solitude des nombres premiers.
8.0 Cette deuxième partie est la continuité de la première, le dernier plan de l’une appelle le premier de l’autre. La sensation d’insensibilité celle du rejet de soi. Le film n’aura alors de cesse d’être une porte d’entrée sur une nouvelle conception du monde. Une invitation à rendre beau l’absurdité, l’inconfort et le vice. Cette partie aurait pu être totalement dans la continuité, à savoir une nouvelle succession de chapitres bien dessinés, construction dorénavant attendue, ou seulement un lent entonnoir vers un final bouclant probablement la scène d’introduction, révélant ce qui précède l’avant rencontre avec Seligman.
Mais Von Trier en fait un film très différent du premier, à la fois tout en cohérence et en rupture, respirant autrement, davantage dans la mélancolie que dans la fulgurance. L’écriture parait alors encore plus imparfaite, moins maitrisée. Après avoir lancé sept chapitres au moyen de son hôte et des objets qui garnissent sa pièce, Joe ne parvient plus à repartir, à enchainer sur une nouvelle parcelle de récit, un nouveau glissement, il lui faudra ouvrir l’œil sur l’invisible, ce qui se cache derrière une trace, l’image d’un pistolet dans une tâche de café, provenant d’une tasse qu’elle avait précédemment, de colère, balancée contre le mur. Cette double parenthèse du titre, refermée sur elle-même, cette vulve schématisée, d’un autre angle, semble s’apparente à l’œil. Le sens se multiplie suivant où le regard se pose.
Le premier volet se fermait sur un coup de théâtre terrible. Le second s’ouvre sur sa déclinaison puis sur un autre coup de théâtre, puisque l’on apprend la virginité de Seligman. Ce confident, cette oreille réceptacle, qui écoute sans juger, qui digresse contre vents et marées, n’est pas le maniaque que l’on attendait, ni ce singe savant ou théoricien ambigu, c’est un désespéré du sexe, quelqu’un qui ne peut concevoir la sexualité de Joe uniquement par le prisme de la parabole et de la métaphore puisqu’il n’en connait pas la transcendance.
La mise en exergue cinématographique entre le cinéaste, le spectateur, Joe et Seligman est telle qu’elle impose un terrain de jeu où se démêlent des antipodes ce qui du même coup n’offre jamais de regard univoque sur chaque situation. A ce titre, la construction est essentielle pour prendre en compte les cheminements. D’abord clairement chapitrée, la narration finit par se lasser d’elle-même (calée en un sens sur les sentiments de sa narratrice) et tout s’éclate au point que Joe en oublie in fine l’explication du sous-titre de son sixième chapitre, le canard silencieux, ce que ne manquera pas de lui rappeler son interlocuteur loquace. Ou plus tard lors de l’évocation de ce nœud de Prusik. C’était votre digression la plus faible, se moque Joe. Comme si Von Trier se moquait lui-même du schéma narratif qu’il avait mis en place. Qu’il l’utilisait comme Lynch l’utilise un peu dans Mulholland drive, à savoir en faisant progresser le récit, le rêve et les concessions, par l’objet, l’amalgame et non en tant qu’entité scénaristique conventionnellement définie.
Rien n’est préétabli, tout est dérèglement. Le père de Joe en quête de son arbre (soul tree) l’avait finalement décelé dans une forêt en plein hiver, quand une fois nus on entrevoit leur âme, lui avait-il dit. Il avait trouvé un grand chêne, lui l’amoureux des frênes. Chacun le trouve un jour, disait-t-il. Et Joe finira par débusquer le sien tout en haut d’une colline. Alors qu’elle venait y trouver la paix intérieure, elle n’y avait trouvé qu’angoisse. Une voix de nulle part l’avait alors guidé en haut de ce chemin de pierre, aimantant son regard vers cet arbre solitaire affrontant des vents terribles. Un arbre à son image, marqué par le sceau de la souffrance.
Le cinéma du danois a souvent évoqué, de près ou de loin, celui du russe Andreï Tarkovski, d’une esthétique très slave dans sa trilogie européenne ou encore d’un ultime plan métaphysique dans Breaking the waves à l’hommage direct dans Antichrist. Mais jamais il n’aura été si loin autant que prépondérant dans chacun des chapitres de Nymph()maniac. Loin dans sa construction, sa plastique, sa dimension. Mais clairement affiché au détour d’une reproduction de la nativité, d’un arbre mort ou d’un romantisme élégiaque. Le septième chapitre porte même le nom du quatrième long métrage du cinéaste russe.
Antichrist, Mélancholia et Nymph()maniac forment une souche complexe où chaque entité répond à l’autre, dans une structure en fleur où toute pétale à néanmoins son individualité. Triptyque du désespoir, sur la solitude et la culpabilité du monde. Von trier a dépassé cette accession à la foi (Breaking the waves, Dancer in the dark) et sa destruction (Dogville, Manderlay) ne lui reste alors plus que sa facette mélancolique, la souffrance inexorable d’un solitaire et s’il faut admettre que ces quatre heures n’échappent pas à certaines lourdeurs, l’ampleur générale force tant le respect qu’il est difficile de s’arrêter sur ces quelques couacs sans doute trop dans l’obnubilation du politiquement incorrect pour retrouver l’inspiration parfaite qui nourrissait ce chef d’œuvre qu’est Melancholia.
Ce politiquement correct est au centre de son récit, au point de s’en servir en revirement d’abord lorsque Joe semble le refuser victorieusement, dans le groupe d’entraide où elle accepte sa nymphomanie comme un don ou du moins un élément constructif important de son identité. Avant de finalement en prendre le chemin en faisant vœu d’abstinence, espérant trouver la paix intérieure qu’elle croit déceler en Seligman, qui ne dit jamais ne pas en souffrir. Tout se brise dans la dernière scène. Quand l’innocent, queue à la main, tente d’en abuser. On ne sait pas si Joe aura éveillé sa sexualité ou bien s’il la masquait à l’instar du pédophile dans l’un des récits contés par Joe. Toujours est-il que Joe affirme alors son pouvoir en refusant de palier à son désir. C’est pourtant sa patiente écoute et ses digressions qui lui auront permis cette expiation de soi douloureuse et d’imposer sa condition de femme. Le film pose d’ailleurs cette question essentielle : Aurions-nous vu le même film et ressenti les mêmes émotions si Joe avait été un homme ? Nymph()maniac devient alors un parfait manifeste féministe, ce que Von Trier a toujours recherché en fin de compte mais qui maladroitement, régulièrement, se transformait en punition, en obstination pour le martyr.
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