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Archives pour 26 mars, 2014

Drancy avenir – Arnaud des Pallières – 1997

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Témoin muet.

   9.5   1996. Comment parler de la solution finale quand on est français, non juif et qu’on a 35 ans ? C’est la question qu’Arnaud des Pallières s’est posé. Il choisit d’orner son film d’aucune image d’archive, il ne filme aucun témoignant et imbrique trois formes de récit, en rapport avec les événements. Trois manières de raconter l’horreur, d’un impensable qui appartient au passé dans les livres d’Histoire mais au présent, définitivement, dans nos consciences. Pour l’avenir. Et l’avenir dépend de ce que le présent rapporte du passé. Le passé n’est jamais figé et il y a le danger qu’il soit guetté par la destruction. Il est surtout question de transmission. La question primordiale serait celle-ci : que va-t-on laissé aux générations futures qui ne pourront plus entendre cette parole essentielle du déporté ?

     Choisir Drancy n’est pas le fruit du hasard. Le choix de ce titre non plus. Cruel et véridique. Il rapporte en effet la cruauté du Drancy de 1942 ainsi que l’inconscience de celui d’aujourd’hui. « Drancy avenir » est aujourd’hui le nom d’une desserte de Tramway. Difficile d’associer ces deux noms pour l’appellation d’un lieu quand ce dernier est tant chargé d’immondice ineffaçable. Drancy n’a d’avenir que le nom de cet arrêt de transport, tant il est éternellement scellé dans le passé, marqué par le crime, la sauvagerie, l’inhumanité. Le cinéaste prend donc le parti de raconter les camps à partir du plus grand point de transit de l’extermination des juifs, une cité HLM transformée pour l’occasion, où s’entassaient hommes, femmes et enfants en attendant la mort ou leur déportation.

     Il faut préciser que la Cité de la Muette est dès août 1941 un camp d’internement français, administré par des français, dirigé par des français où juifs immigrés et juifs français y sont internés jusqu’en août 1944 avant d’y mourir ou d’être déportés pour Auschwitz. Le film d’Arnaud des Pallières s’érige en somme contre toute forme de négationnisme, contre la destruction du passé qui germe peu à peu dans notre société actuelle et celle de demain – qui a lu ou entendu mais n’aura pas vu – en omettant volontairement quelconque preuve car pense-t-il, la Shoah a dépassé le stade de la croyance, c’est une vérité historique. Il faut montrer que dans cette cité, peut-être plus encore que dans n’importe quel autre lieu concentrationnaire, où les jardins ont remplacés les barbelés, passé et présent se confondent, indéfiniment. C’est autant un lieu de vie que de mort. Ce n’est pas un « lieu musée » comme la plupart des autres camps, c’est une cité habitée où les gens vivent entre des murs salis par la solution finale.

     L’écrit de l’un des derniers survivants déportés est lu. Il rend compte de ce qu’il a vécu, désespéré d’admettre son impuissance à vouloir être le plus juste et exhaustif possible, dans les souvenirs douloureux que sa sénilité parvient peu à peu à effacer. Un extrait d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad est lu pendant la remontée d’un fleuve. Plus tard c’est un extrait de La douleur, de Marguerite Duras. Là, une historienne observe le Drancy d’aujourd’hui, lisant des textes de déportés, contant l’horreur subie par des enfants, tandis que ceux du présent jouent tranquillement au foot dans la neige sous ses yeux. C’est un présent contaminé malgré lui, que tente de décrire Arnaud des Pallières. A l’image de cette voie de triage, où les wagons se détachent à nouveau un par un, une image terrifiante qui aurait traversé le temps, échappée du temps de guerre, immobile à jamais.

     Il fallait des voix pour dire cela. Il fallait une salle de classe où on y lit des témoignages de survivants, ceux de Hannah Arendt et Walter Benjamin. Il fallait démarrer dans une salle de classe pour ensuite s’en extirper. Sortir du caveau pédagogique et accepter le passé au sein de son présent, non en tant que cours d’Histoire. Il s’agit ensuite de remonter un cours d’eau dans une barque, observer le balai de wagons sur une butte de triage, un parc pour enfants, une cité dans le silence de la tombée de la nuit. Plus qu’une voix, il faut un chant. Celui d’une cantatrice qui interroge le rôle de l’art dans le patrimoine mémoriel. Un chant qui lutte contre l’absence imminente de la parole du vécu. Plus qu’une preuve direct l’art serait alors le plus grand support de vérité.

     Drancy avenir dit quelque chose de fondamental sur la beauté au cinéma. En apparence, la beauté convoque souvent une pose. Une quête malhonnête du beau. Comme ici, remonter un cours d’eau au lever du jour, par exemple. Ou bien constater l’étonnante plénitude qu’offre l’embrasure d’une fenêtre. Ou encore ce plan nocturne de ciel orangé berçant l’immense cité. Mais il faut le voir, en fait, comme une beauté qui refuse le faux sordide. Arnaud des Pallières n’a pas cherché à faire de jolis plans pour faire de jolis plans. Il a cherché une vérité. Une image réelle et concevable, détachée des événements dramatiques. En effet, n’est-ce pas plus malhonnête d’accentuer la laideur parce que l’histoire est laide, de construire du faux pour être raccord avec le ton, d’opter pour un noir et blanc esthétique à la Spielberg ? Arnaud des Pallières a filmé la beauté parce que c’est elle qu’il a vu et il en était le premier surpris. Il a fait beau à Drancy durant le tournage, il a donc filmé ce beau temps. Sans doute parce que c’était aussi à ses yeux plus vrai et cruel que de construire du moche faux.

     La Shoah n’est donc aucunement regardée en tant que trace délébile d’un passé d’un demi-siècle, ni loin ni proche, mais comme l’infini poison de notre présent. Comment un lieu peut-il à ce point traverser le temps, tout en ayant deux histoires aussi distinctes ? Comment la cité de la Muette a-t-elle retrouvé sa fonction initiale de logements bon marché ? Les témoignages sont ce qu’ils ont été et ce qu’ils seront toujours dans les livres d’Histoire. Des textes. Seulement des textes à long terme, puisque le monde voit mourir la parole des derniers survivants de la solution finale. En somme, Drancy avenir prépare à ce drame, en ne livrant aucun témoignage direct, aucune image du passé. Je pensais qu’il n’existait que deux dignes écoles pour raconter cinématographiquement les horreurs de la Shoah, je sais dorénavant qu’il en existe une troisième, aussi indispensable que celles de Resnais et Lanzmann.


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