Les pauvres gens.
8.5 Le film s’inscrit dans la plus pure tradition Sirkienne. On sait en effet que tout finira, comme chez l’allemand, aussi bien que mal. Bien car les personnages finissent beaux, bons. Mal car tout est loin d’être rose. On pourrait dire que c’est un film de vieux, on a souvent entendu dire que Guédiguian faisait du cinéma de vieux. Mais il a pourtant une manière bien à lui de mêler la légèreté à l’engagement, la douceur à une irruption de violence, ce qui le place bien au-dessus de toute catégorisation réductrice, trouvant sa source dans les plus beaux mélos américains, dans la veine d’un Mirage de la vie. D’une agression brutale il fait ce qu’aucun cinéaste ne fait, il délaisse provisoirement les victimes (qu’il avait mis au centre de son récit depuis une bonne demi-heure) pour suivre et s’intéresser à l’un des agresseurs, un jeune chômeur, licencié aux côtés du personnage principal, qui survit en gérant seul la garde de ses deux petits frères dans un appartement miteux.
C’est le plus beau film de Guédiguian depuis dix ans, depuis La ville est tranquille. Jamais le cinéaste n’avait brassé si large, aussi subtilement, avec autant de grâce ses thématiques prédictives. Jamais il n’avait été aussi généreux avec son spectateur, en plus de cette kyrielle de personnages, de cette bonté infinie qui les habitent, sa propre vision sociale de la famille, du monde, convoquant Hugo et Jaurès. Mais le cinéma de Guédiguian, s’il fonctionne aussi au niveau politique (humaniste engagé) fait intervenir une autre singularité : celle du petit groupe habituel, cette petite famille qui interagit encore et toujours depuis Marius et Jeannette. A mesure, c’est aussi grâce à cette petite famille que les films de Guédiguian sont si émouvants.
C’est un film qui manie et magnifie les possibilités de retournement. Guédiguian a toujours volontiers joué avec l’étroitesse des frontières, débusquant chaque nuance, ne s’apitoyant jamais sur ses personnages, même dans les moments les plus accablants. Il y a une scène très belle où Michel (Jean-Pierre Daroussin) et Marie-Claire (Ariane Ascaride) sont sur leur balcon, surplombant les ruelles marseillaises. Qu’est-ce qu’on aurait pensé si on avait vu des vieux tranquille sur leur terrasse sirotant leur pastis ? On les aurait traités de bourgeois. Ce sont les mots de Michel, s’adressant à sa femme. Le film ne cesse de suivre ce couple qui se retrouve un peu malgré lui en plein apprentissage. Chacun aura son propre vecteur. C’est une bande dessinée pour lui, un cocktail pour elle. Les déclencheurs d’une quête individuelle (le propre des remises en question) puisque chacun fera son initiation dans son coin, avant de se retrouver, se mettre d’accord et s’aimer comme au premier jour dans un double final bouleversant, miraculeusement optimiste.
C’est un grand film sur l’inquiétude de la transmission. En bon prolétaire, Michel s’est battu toute sa vie pour obtenir le peu de confort qui lui est offert aujourd’hui. Une retraite à la cool dans une maison qui ouvre sur l’Estaque et la possibilité de partir en voyage en amoureux (Au Kenya, forcément) pour la première fois de sa vie. Avant d’effectuer un virage agressif, le film cueille des instants de semi-conflits générationnels, où les vieux constatent que leurs jeunes ont la vie aisée, qu’ils sont suffisants et jamais reconnaissants de ce confort offert par les anciens. Une suffisance pourtant née d’un combat, celui des pères, syndiqués, qui ont gagné les droits sociaux qui nous sont acquis aujourd’hui. Il y a déjà la marque d’une incompréhension, l’acceptation que les époques n’ont pas les mêmes combats. L’aboutissant ultime en forme de test sera bien entendu cette agression. L’effondrement ne vient pas tant d’une peur généralisée que d’un dégoût de sa propre classe. Michel, l’éternel prolo dans l’âme, est volé par un jeune prolo. Il se retrouve donc en premier lieu face à la colère, l’indignation avant de peu à peu accepter la perdition.
En somme, ça pourrait être un film réac d’une grande colère, c’est au contraire habité par une grande douceur, surtout une justesse, exploitant la complexité des rapports de classe. Le petit bourgeois – qui n’en sont pas vraiment – de gauche est mis à mal, dans ses principes, trop attaché à sa bonne conscience autant qu’à son petit confort – parce qu’il a lutté, je cite, pour l’obtenir. Il n’est pas jugé (le film ne remet jamais en question l’horreur qu’ils subissent) mais baladé dans ses certitudes jusqu’à ce qu’il trouve de lui-même la légitimité du désespoir. Depuis plus de vingt ans, Guédiguian continue de se poser les mêmes questions. C’est beau, le constat de cette fragilité.
0 commentaire à “Les neiges du Kilimandjaro – Robert Guédiguian – 2011”